Y penser

Alors comme ça, ça vous est égal que Khaled, un homme gay égyptien, ait dû fuir son pays dans des conditions traumatisantes pour sauver sa peau ? Et Shazima, l’enfant afghane qui a perdu ses deux mains en manipulant une grenade abandonnée par terre ? Et les activistes turcs des droits humains condamnés pour soi-disant terrorisme à l’issue d’un procès monté de toutes pièces ? Et les fillettes violées au Mexique, qu’une loi inique prive du droit d’avorter ? Vous vous en fichez, vous les abandonnez à leur sort ?

Non, vous êtes comme moi, vous frissonnez en voyant atterrir de nombreuses fois par jour parmi vos courriels des messages déchirants qui en appellent à votre générosité financière, ou au moins à la forme minimale d’engagement que constitue une signature, en faveur de toutes les victimes d’injustices et d’atrocités de la planète. Vous soupirez d’accablement en soulevant la pile des quatre ou cinq courriers humanitaires que la factrice glisse quotidiennement dans votre boîte à lettres, entre lesquels se noient les occasionnelles cartes postales de Bretagne, et même, c’est dire, les factures.

Alors vous lisez et de temps en temps vous donnez suite – mais la majorité de ces sollicitations, fatalement, prennent le chemin de la corbeille virtuelle, ou de celle dédiée au papier à jeter. Vous retirez de l’enveloppe les éventuelles babioles (sparadraps, autocollants, mini-crayons…) et vous les jetez séparément dans le sac poubelle payant, car ça vous ferait mal au ventre de les utiliser gratis. C’est un petit soulagement, au moins vous êtes honnête. Mais le sentiment d’impuissance et le malaise persistent.

Non, vous ne vous en fichez pas de Khaled et des autres, seulement, des fois, vous en avez ras-le-bol d’être envahi-e par la misère du monde, et ça en rajoute à la mauvaise conscience de ne pas en faire assez, ou même de ne pas assez y penser. Il faudrait dire, en fait : surtout de ne pas assez y penser. Parce que signer par internet une lettre à un chef d’Etat, ou remplir un bulletin de versement (avec un montant compatible avec votre budget), aussi paradoxal que cela puisse paraître, ça aide à se débarrasser du souci pour l’humanité. En ce sens, il faut endurer le sentiment d’impuissance et le malaise, qui au moins nous obligent à y penser.

La poire d’angoisse

Le port généralisé du masque m’horripile. Attendez, je n’ai rien de commun avec les complotistes et je n’incite personne à la désobéissance civile. Je me plie quant à moi scrupuleusement à la règle et j’approuve l’immense majorité de la population qui en fait autant. Ce qui m’horripile, ce n’est pas le diktat sanitaire, que je considère justifié, c’est la vision physique de mes congénères (et de moi-même) amputés des deux tiers de leur visage dans l’espace public.

Il y a la perte d’une dimension basique de la vie sociale, celle de la reconnaissance, dans les différents sens du terme, d’autrui par moi et de moi par autrui. Mais il y a encore pire, je m’en suis rendu compte tout récemment en renouant avec le plaisir d’assister (dans le cadre d’un festival à la montagne), après une longue abstinence forcée, à quelques spectacles d’arts vivants, en compagnie d’autres vivants.

Dans un car postal, on rêvasse en contemplant le paysage, au supermarché on se concentre sur la liste des courses, les autres sont juste un décor. Mais là, dans une salle ayant pour fonction de favoriser la communion (malgré la distance d’un mètre entre les sièges), les autres font partie de l’essentiel : et plus je regardais les gens qui m’entouraient, en attendant l’arrivée sur scène des artistes, plus mon malaise croissait jusqu’à devenir répulsion. Evidemment, pas à l’égard de mes sœurs et frères humains, mais à l’égard ce que la pandémie a fait d’elles, d’eux, de nous.

Le masque sanitaire est, symboliquement, un bâillon. Il couvre, en plus du nez, la partie de la face qui sert à protester, à exprimer des opinions, à échanger sur les choses du monde. Je dis bien symboliquement, il est vrai qu’on arrive quand même, de là-derrière, en parlant un peu fort, à tenir de brèves conversations factuelles. Rien à voir avec la mythique poire d’angoisse, cet épouvantable instrument de torture qui, fourré dans la bouche du supplicié, l’empêchait d’articuler le moindre son si ce n’est au prix d’atroces souffrances.

Pourtant, je l’avoue, un peu d’angoisse est là, à l’idée que l’humanité pourrait devoir s’habituer, par-delà les circonstances présentes, au port permanent de cet accessoire déshumanisant.