Les «badanti», piliers de la société italienne

Dans l’hôpital romain que des circonstances personnelles m’amènent à beaucoup fréquenter cet été, une partie non négligeable des visiteurs, ou plutôt des visiteuses, est constituée de badanti, ces femmes – pour l’immense majorité des immigrées de l’Est de l’Europe, d’Afrique ou d’ailleurs – qui s’occupent à domicile des vieux et des malades italiens.  Devant les portes fermées des services, en attente de l’heure des visites, postées à côté de l’ascenseur qui descend du bloc opératoire, on les reconnaît à leur aspect physique et  à leur attitude réservée, à leur silence dans la petite foule loquace des familles italiennes. Elles ne maîtrisent pas complètement la langue, mais surtout, dans ces temps morts de leur travail, elles sont absorbées par des pensées indéchiffrables.

En Italie, où le système et surtout la culture des EMS sont peu développés, trouver une bonne badante  est le principal souci des proches de personnes dépendantes. Je passe un moment avec Irene, exquise quadragénaire bulgare diplômée en langues modernes.  Elle travaille comme badante auprès de deux personnes âgées, l’une le matin, l’autre l’après-midi, et la nuit elle dort chez une dame encore autonome, mais nécessitant une présence à la maison. Ses deux petits garçons, 8 et 5 ans, sont restés avec leur père chômeur sur les bords du Danube. «Le choix, me dit-elle, c’est vivre avec eux ou gagner l’argent pour les faire vivre. » Je ne connais pas le revenu mensuel exact d’Irene, mais je connais celui d’Oxana, la badante roumaine à plein temps (24h.sur 24) d’un monsieur de mes connaissances en fin de vie : 900 euros.

Badare, en italien, signifie garder et prendre soin. C’est la définition exacte du travail de care  (terme anglais) que la moitié féminine de la population a depuis toujours exercé gratuitement dans tous les pays, et que les femmes des pays riches ou semi-riches délèguent désormais partiellement, pour une modeste rémunération, aux femme des pays pauvres. Les milliards d’heures de travail de care  fourni  tous les jours par les femmes de la planète sont le ciment de la communauté humaine, mais les économistes sont encore loin de les inclure à leur juste valeur dans leurs calculs. Pourtant, sans cette contribution souterraine et mal reconnue, tout le système s’écroulerait.

 

 

 

Trop nombreux?

Dans ce quartier résidentiel de Rome, aux avenues ombragées bordées d’immeubles mil neuf cent, il est impossible de parcourir cinquante mètres sans se faire aborder par un des jeunes hommes africains qui traînent dans  les rues en quête de quelques euros. Certains mendient tout simplement, un gobelet en carton à la main, d’autres essaient de vendre des mouchoirs en papier, des stylos, des blocs-notes ou des chaussettes. «Pour me payer un café, pour m’acheter un sandwich…» S’il fallait donner ne serait-ce qu’un euro à chacun de ceux rencontrés en deux heures en faisant son marché, en passant à la poste puis en s’arrêtant à une terrasse pour boire un jus de fruit, on en aurait pour une vingtaine d’euros par jour. Aussi les retraitées et retraités qui, le matin en particulier, forment le gros des passants, s’ils acceptent bien, de temps en temps, d’ouvrir leur porte-monnaie, finissent toujours par prononcer, avec un soupir, la phrase fatidique :«Vous êtes trop nombreux !».

Trop nombreux, sans doute, pour vivre, ou survivre, d’une charité au compte-gouttes accordée de mauvais gré, exaspérants par leur insistance (beaucoup insistent) et désolants par leur résignation quand ils s’éloignent sans mot dire, la tête dans les épaules. Mais trop nombreux, ces garçons de vingt ou trente ans qui ne demanderaient qu’à apprendre, à travailler, à s’insérer dans la société, à jouer leur rôle de forces vives de l’économie mondiale?

La vieille Europe se barricade contre cette énorme vague vivante, potentiellement riche de renouvellement et d’espoir. Le gaspillage d’énergie humaine est incalculable. Trop nombreux ? Oui, trop nombreux à rester sans rien faire devant la porte du supermarché en attendant d’entendre tinter une pièce. Et dramatiquement trop peu nombreux à se voir offrir la possibilité élémentaire d’apporter une contribution à la bonne marche de notre planète à toutes et à tous.