J’ai perdu cet été une tranche précieuse de mon temps en tentant de remplir le formulaire en ligne qui était requis pour passer la frontière entre la Suisse et l’Italie. Je n’y suis arrivée que par la ruse, en livrant à la bête des informations fausses, qui lui ont convenu mieux que les vraies.
Nos interlocuteurs informatiques sont souvent à la fois psychorigides et stupides, une combinaison que l’on n’aime pas rencontrer chez les humains. Mais leur pire défaut est d’être arc-boutés sur leur monolinguisme : soit tu me parles dans ma langue, soit je ne te cause pas. C’est déjà gênant pour l’accomplissement des tâches sociales quotidiennes, en tout cas pour les gens de ma génération, mais ça devient inquiétant pour tous les âges, et surtout pour les plus jeunes, quand cet impérialisme risque de s’étendre à la manière d’interpréter le monde.
J’y pensais en lisant un récent article du Temps (30 août) sur les résistances à la numérisation dans les écoles romandes. Il est évident que les enfants des années 2020 doivent maîtriser l’usage du langage informatique, et pas seulement sous les formes élémentaires que la plupart d’entre elles et eux pratiquent dès leur plus jeune âge (réseaux sociaux, musique, jeux etc.). Ne pas savoir «parler numérique», c’est être analphabète, se couper de l’accès à des ressources cognitives, par conséquent se priver des moyens d’agir sur son propre destin. Oui. Mais le danger est que ce mode de communication devienne un code de lecture obligatoire du réel.
A propos de lecture, je suis plongée en ce moment dans un roman* dont la protagoniste, une habitante de Beyrouth, emploie ses journées à traduire en arabe ses livres préférés de la littérature mondiale. Comme, à part l’arabe, elle ne connaît bien que l’anglais et le français, elle traduit, par exemple, Dostoïevski ou Sebald à partir de traductions dans ces deux langues. Sans ambitions de publication, pour le plaisir de jouer avec la plasticité infinie des significations.
Le réel, c’est encore plus vertigineux que la littérature, il n’y a que les imbéciles pour penser qu’il y a un texte original. Les résistances à la numérisation scolaire viennent peut-être de la crainte d’une perte possible de la diversité des lunettes à travers lesquelles on peut le regarder.
*Rabih Alameddine, Les vies de papier, éd. Les Escales