Hollande, Sarko et l’obsolescence programmée

Chic, c’est la rentrée littéraire ! Miam miam, Conversations privées avec le président, des entretiens avec François Hollande ! Tout pour la France , de Nicolas Sarkozy, qui sort aujourd’hui ! Voilà deux ouvrages de choix qui, quand je m’en serai délectée, trouveront place dans ma bibliothèque, le premier, ordre alphabétique oblige, entre Siddharta de Hermann Hesse et Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, le deuxième entre L’Art de la joie de Goliarda Sapienza et La Vallée heureuse d’Annemarie Schwarzenbach…

Je sais, je sais, je suis d’une ignoble mauvaise foi, et puis, il n’y a pas que la littérature dans la vie, à d’autres endroits de ma bibliothèque figurent, par exemple, La Cuisine provençale, Jardins de terrasses et de balcons, 101 conseils pour vous soigner par l’homéopathie, Le Langage des Vaudois, Le Ranz des vaches etc. Mais j’aimerais expliciter ma pensée, c’est-à-dire expliquer pourquoi, hier matin, quand j’ai entendu à la radio que Nicolas Sarkozy a choisi le médium d’«un livre» pour annoncer sa candidature à un deuxième mandat de président de la République française, la nouvelle (celle du médium, pas de la candidature) m’a crissé dans les oreilles.

Cela n’a, donc, rien à voir avec les opinions politiques et la personnalité de Sarko (ou de Hollande), cela a à voir avec l’idée que je me fais de ce qu’on appelle «un livre». A mon avis, ce qui distingue vraiment un livre de tout autre produit imprimé ou virtuellement imprimable (sans parler des innombrables autres moyens de communication disponibles en 2016), c’est un minimum d’ambition de durer. Il peut s’agir d’un roman, d’un recueil de poèmes, d’un essai – ou d’un manuel pour faire les nœuds marins, d’un répertoire des maladies psychiques ou d’un album illustré sur les plantes aromatiques ; ce qui compte, c’est que celui ou celle qui l’a écrit a eu l’espoir (illusoire ou non, peu importe) de l’inscrire dans le temps. Dieu par la face Nord de Hervé Clerc, acheté il y a déjà plusieurs mois sur la recommandation d’Emmanuel Carrère dans Le Monde des Livres : encore même pas ouvert. La Gymnastique chinoise, acheté sur le conseil d’une amie dans une lointaine période de bonnes résolutions: à peine feuilleté. Mais je sais que dans un an, dans trois ans, dans cinq ans, quand le moment me paraîtra opportun pour me consacrer à ma forme spirituelle ou musculaire, le contenu de ces deux volumes n’aura rien perdu de sa valeur.

Par contre, faut-il vraiment continuer à appeler «livres» des produits intentionnellement écrits et publiés pour être consommés tout de suite ou jamais, qu’on peut jeter sans états d’âme au vieux papier après les avoir lus pour cause d’obsolescence programmée ?

Migrations: bisounours toi-même

Les gens qui nous gouvernent, en Suisse ou ailleurs en Europe, même les plus éclairés sur les causes et les perspectives de la crise migratoire, sont obligés de s’en tenir à un discours recevable par leurs concitoyennes et concitoyens – c’est-à-dire axé, dans le meilleur des cas, sur la nécessité de revoir à la hausse nos capacités de secours et d’accueil et de garantir le respect, trop souvent bafoué, des droits humains. Aucune politicienne, aucun politicien ayant toute sa tête (et un mandat à conserver) ne va dire tout de go aux Suisses ou aux ressortissants des autres pays nantis la vérité vraie, à savoir que les migrations ne vont pas s’arrêter mais s’intensifier, que continuer à nous arc-bouter sur nos frontières et notre prospérité ne constitue en aucun cas une solution durable et que nous ne nous sortirons de cette situation dramatique qu’en repensant radicalement les possibilités de circulation, d’établissement et d’emploi de toutes les populations de la terre sur toute la terre.

Un tel message n’aurait évidemment aucune chance d’être entendu, il fait violence à notre manière de percevoir l’organisation du monde et plus généralement à ce qui semble être la nature humaine (la mienne aussi, bien entendu), qui nous incline à fredonner la scie «la barque est pleine» plutôt qu’à nous sentir «tous sur le même bateau». De plus, dans cette affaire, aucun pays ne peut agir tout seul, autant dire que la ministre ou le parlementaire qui enfourcherait ce cheval se retrouverait vite les quatre fers en l’air.

Alors, oui, on se chicane de bon cœur avec les forces de la droite extrême, qui voudraient rejeter tout le monde à la mer, sur des sujets tels que la catégorisation des migrants, le nombre «supportable» de ces intrus pour tel ou tel pays, les conditions de leur séjour chez nous, la ligne rouge à ne pas franchir dans nos états de droit ; mais foncièrement le traitement politique du problème dans les pays occidentaux conforte l’opinion dominante selon laquelle les migrations sont un phénomène perturbateur qu’il faut le plus possible contenir et, à terme, idéalement, supprimer.

Ce qui m’inquiète, dans cette histoire, c’est que les analyses non politiciennes de la situation, n’étant pas ou guère relayées par les décideurs, n’ont pratiquement aucune chance d’entrer dans le débat public. Je veux parler des analyses produites par la classe bien connue de parasites de la société que sont les sociologues, les politologues, les historien.ne.s, les démographes, les psychologues, les philosophes, bref les intellectuel.le.s, cette engeance malfaisante qui revendique, comme dirait Florent Pagny, sa «liberté de penser». Pourtant, les véritables «bisounours» – crétine injure lancée à tout bout de champ par les tenants de la ligne dure à leurs adversaires – ce sont celles et ceux qui invitent leurs compatriotes à continuer à barboter dans le pot de miel de leur illusoire indépendance, et pas celles et ceux qui réfléchissent lucidement à la manière de sortir l’humanité de la mouise collective où elle est en train de s’enfoncer.