Sur la porte vitrée d’une brasserie de mon quartier, lugubrement fermée depuis des mois, figure un écriteau menaçant : «Décideurs de tous bords et partis, passez votre chemin, vous ne serez dorénavant plus les bienvenus (ici le nom de l’établissement)». Pendant tout l’hiver mon cœur s’est serré quand je passais devant. Mais récemment, j’ai découvert, à côté de cet écriteau, une affichette encore plus inquiétante, que j’avais déjà vue à différents endroits en ville : «Catastrophe Organisée Visant à Instaurer la Dictature». Vous l’avez probablement déjà vue aussi, n’est-ce-pas ?
L’établissement en question, que j’aimais beaucoup fréquenter en des temps meilleurs, est un lieu convivial, véritable institution sociale, où la cuisine est excellente, les prix plus qu’honnêtes et le service chaleureux. Sa fermeture est un désastre, et pas seulement économique : c’est une soustraction de vie pour tout le monde. Mais l’adjonction de cette affichette complotiste à l’écriteau fâché révèle un autre désastre, psychologique et culturel : le désespoir peut faire perdre la raison, à l’échelle collective et pas seulement individuelle.
Que des politicien.ne. s populistes sans vergogne, dans leur ignorance crasse, vraie ou feinte, de la signification des mots, puissent en arriver à qualifier la stratégie sanitaire du Conseil Fédéral de dictatoriale, on le savait déjà. Mais là, ce que nous voyons, ce sont des gens de plus en plus nombreux qui se jettent dans les bras des théories complotistes tout simplement parce qu’ils se sentent à l’agonie, et c’est vraiment autre chose. C’est un problème de santé publique au moins aussi grave que la pandémie, et qui est déjà en train de déboucher sur un délitement de la cohérence intellectuelle et culturelle de la société.
Comme la quasi-totalité des Suisses et des Suissesses, je me réjouis tous les jours de ne pas être en position de devoir prendre des décisions politiques dans cette crise. Mais je relaie volontiers le plaidoyer de personnalités au-dessus de tout soupçon de populisme, comme par exemple l’infectiologue Valérie d’Acremont (voir Le Temps du 20 mars) en faveur d’une conception intégrée de la santé (physique, mais aussi psychique), et d’une vision de la vie qui ne se limite pas à la survie des corps.