L’édition de poche de L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante traîne sur les linges de bain cet été en Suisse romande, et il paraît que My brilliant friend fait aussi un tabac chez les anglophones. Le deuxième volume de cette grande quadrilogie napolitaine a déjà été traduit (en français : Le nouveau nom) et on peut espérer que les deux autres suivront. Pour ma part, j’ai lu les trois premiers en italien et, si je n’ai pas encore lu le quatrième, c’est parce que je fais comme les enfants qui laissent une partie de leurs frites sur un coin de l’assiette pendant qu’ils finissent leur tranche de rôti : je veux m’en garder un peu pour plus tard.
Il n’est pas fréquent que je m’enthousiasme pour les best-sellers, et s’il m’arrive d’en lire, c’est généralement avec la sensation désagréable que, littérairement parlant, je suis en train de me faire avoir. Rien de tel ici, au contraire : le plaisir de la lecture est magnifié par la satisfaction de constater que, pour une fois, le succès public correspond à la grandeur de l’œuvre. D’où vient cette grandeur ? En un mot comme en cent, du fait qu’Elena Ferrante a pris le parti de restituer l’universalité de la condition humaine à travers une exploration radicale de la subjectivité féminine – alors que, il faut bien l’admettre, l’enracinement de l’universel dans le féminin reste encore assez rarement pratiqué en littérature.
L’histoire de l’amitié de Lenù et de Lila, nées toutes les deux dans un faubourg pauvre de Naples au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, nous tient en haleine comme une série, sans être (presque) jamais cousue de fil blanc. Et bien sûr, la description du contexte social où grandissent les deux amies est fascinante : misère, violence, ignorance, corruption, clientélisme, machisme, superstition, crimes d’honneur, toute une culture obscure sous le soleil méridional, que l’amour des livres des deux protagonistes déchire ça et là d’éclairs venus d’un autre monde.
Tout cela a été dit et loué ailleurs, j’aimerais quant à moi relever autre chose. Les deux amies sont l’une et l’autre supérieurement intelligentes et avides de connaissance, chacune dans son genre : Lenù, la narratrice, est une étudiante réfléchie, brillante et acharnée ; Lila est une rebelle surdouée, capable de déployer sans effort sa créativité dans des domaines aussi divers que l’écriture, le stylisme de chaussures ou l’informatique naissante. Toutes les deux sont freinées dans leur épanouissement intellectuel par leurs familles respectives et leur milieu, où les études sont considérées comme une activité exotique et inutile. Leurs destins seront différents, je ne vais pas les raconter ici. Ce à quoi je veux en venir, c’est que leur expérience à toutes les deux (aussi différente soit-elle entre l’une et l’autre) ne se résume pas à un affrontement entre les deux forces contraires de la passion intellectuelle et du déterminisme de classe ; il y a aussi, surtout, s’infiltrant partout, contaminant tout, rehaussant et rabaissant tout, la conscience aigüe et permanente d’être des filles.
Des filles dans un milieu brutal et arriéré où un père peut jeter impunément son enfant par la fenêtre, où un marié peut violer impunément sa jeune épouse la nuit de noces, où un patron peut palper impunément les fesses de son employée, où tout homme peut impunément maltraiter et battre la femme dont il s’estime le légitime propriétaire. Mais aussi des filles telles qu’on les a fabriquées et telles qu’on continue à les fabriquer à large échelle encore aujourd’hui dans tous les pays et tous les milieux : obsessionnellement préoccupées par leur corps, par ses fonctions reproductrices, par son pouvoir de séduction (on se concentre moins bien sur les théories philosophiques ou sur la trigonométrie si on est terrorisée à cause d’un retard de règles ou inquiète parce qu’on a trop de poitrine ou pas assez…) ; trop dépendantes du regard et de l’approbation des mâles pour s’octroyer le droit de gérer sans complexes leur vie et notamment de se sentir tout à fait chez elles dans le monde des idées.
Comme Annie Ernaux dans l’espace francophone, Elena Ferrante dit tout haut des choses universelles sur les rapports entre les sexes que peu de gens, femmes et hommes, osent encore penser, même tout bas. Notre société est infiniment plus progressiste que celle des quartiers déshérités de Naples dans l’après-guerre, et même que celle de la province française dans les années 1960-1970, mais l’imaginaire collectif évolue bien plus lentement que les lois, et même que les mœurs. Des livres comme ceux de Annie Ernaux ou Elena Ferrante nous font au moins plonger le nez dedans.