Fête des Vignerons: j’aurai raté ça….

A en juger par les affiches et les encarts publicitaires nous prédisant que nous allons remâcher nos regrets pendant vingt ans, nous sommes nombreuses et nombreux à ne pas avoir encore de billet pour la Fête des Vignerons, qui vient de commencer. En fait, en ce qui me concerne, le «encore» est superflu, l’organisation compliquée et tardive de mon été aurait requis un volontarisme que je n’ai pas eu, hélas, pour trouver une date à la fois possible pour moi et disponible. Et des regrets, j’en ai déjà. Je me console en me disant que, dans vingt ans, dans le salon du EMS où je jouerai au Memory pour entretenir la plasticité de mon cerveau, je ne serai pas la seule à devoir rester muette pendant que les autres égrèneront leurs souvenirs d’un certain jour enchanté de l’été 2019…

Vouloir c’est pouvoir, mais qui ne peut ne peut. Si je n’ai pas pu faire coïncider mon calendrier personnel avec la billetterie universelle, c’est sans doute parce que je ne l’ai pas voulu assez fort. Et pourquoi ne l’ai-je pas voulu assez fort, alors même que les médias, en particulier les meilleurs, comme celui qui héberge ce blog, nous assurent depuis des mois que le spectacle sera d’un niveau stratosphérique, le plus somptueux, le plus géant, le plus technologique, le plus intelligent et même le plus féministe (argument de poids en ce qui me concerne), bref le plus «populaire de qualité» de tous les temps ? Aurais-je l’esprit de contradiction ? Certainement pas.

C’est plus tordu que ça : je crois que j’ai un problème avec le et en même temps – tradition et en même temps modernité, pour nous entendre – qui constitue la philosophie de base de la manifestation. Voilà qui prouve mon étroitesse mentale, mais quand on pense que même un type brillant comme Emmanuel Macron, dans son rayon, s’y est cassé le nez, sur ce et en même temps, je trouve que j’ai des excuses.

Jusqu’où peut-on rénover sans la vider de son sens profond la représentation d’une tradition issue de l’Ancien Régime, c’est-à-dire d’une société encore majoritairement rurale, pré-démocratique, paternaliste et patriarcale, afin de la rendre attirante pour un public contemporain ? Cette histoire de couronnement, par exemple : je n’y peux rien, c’est pavlovien, ça me fait penser à la médaille d’argent octroyée à Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux pour ses cinquante-quatre ans de service dans Madame Bovary. Tordue je suis, je vous dis.

Ce qui m’a donc fait abandonner mes velléités de me battre avec mon agenda pour y aller, c’est l’intuition – erronée ?eh bien, je ne le saurai jamais – qu’au lieu de jouir de ce magnifique spectacle je risquais de m’énerver avec des questions sans réponse. Ce qui, au prix du billet, aurait été vraiment dommage.

Vous me raconterez ?

Pour qui sonne le glas

Au Musée de la Guerre pour la Paix de Trieste – ville qui s’y connaît en la matière – le son du glas accompagne les pas des visiteurs. Feutré et obsédant : dong – dong – dong. Le premier objet que l’on voit est l’impressionnant carrosse peint en noir utilisé pour la cérémonie funèbre, à Trieste avant Vienne, de l’archiduc François-Ferdinand et de son épouse après l’attentat de Sarajevo. «Les funérailles de la paix», hasarde un cartel. Dong – dong – dong. Ce que j’ignorais, et que j’ai appris grâce à Wikipedia, c’est que le titre du roman de Hemingway se réfère à un vers du poète John Donne : « (…) n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi.»

Un écriteau dans la cour annonce la couleur : «Entrée à gauche après le canon.» Le musée abrite une extraordinaire collection de matériel militaire — armes de toutes les tailles, uniformes, lettres, plans, affiches, photographies etc… — constituée par un certain Diego de Henriquez, né en 1909 à Trieste et mort dans la même ville en 1974. Cet original à la vie agitée, habité par l’étrange passion de documenter le fait de la guerre, a fini par évoluer vers le pacifisme. L’exposition, conçue après sa mort mais fidèle à son esprit, fait une large place aux horreurs endurées par les combattants et les civils, en particulier pendant la «boucherie» (métaphore offensante pour les bouchers) de 14-18. Le message explicite est : plus jamais ça.

Vœu pieux, bien entendu. «Ça», c’est-à-dire la souffrance monstrueuse des humains causée par des décisions humaines, ne cesse de se reproduire, sous diverses formes, à différentes échelles et à différents endroits de la planète. J’y inclus celle des migrants et des migrantes qui meurent en Méditerranée (plus de 30.000 depuis le début de notre siècle) dans des conditions aussi atroces que les soldats dans les tranchées sur le front du Karst en 1916. Pour ceux-là et celles-là aussi le glas sonne, sur le cimetière de la mer : dong – dong – dong.

Ce qui est nouveau, c’est qu’apparemment le glas va bientôt sonner aussi pour nous, populations riches de pays en paix et plus ou moins démocratiques. C’est en tout cas ce que nous dit le spécialiste en neurosciences Sébastien Bohler dans un essai intitulé Le bug humain où il nous explique pourquoi notre cerveau archaïque s’avère incapable de contrer la menace d’anéantissement qui pèse sur nous du fait de nos propres comportements suicidaires. Là, plus que de décisions néfastes destinées à détruire nos semblables, il s’agit de non-décisions qui pourraient avoir pour effet de mettre en péril l’espèce humaine dans son entier. «Nous assistons, sans réaction, aux préparatifs de notre propre enterrement», écrit l’auteur. C’est une interprétation possible, à quatre siècles de distance, de la parole du poète. Dong – dong – dong.

Mais comme notre cerveau archaïque est avide de jouissance, cela ne va pas nous gâcher notre été. Enfin, je parle pour moi, à vous de voir.