Quand les porcs auront des ailes

On croque les derniers petits œufs en chocolat qui traînent, on commence à faire la pause de midi sur une terrasse et on planifie une petite virée pour l’Ascension. Rappel : quarante jours après être «ressuscité» (chiffre conventionnel dans les Ecritures), Jésus «montera au ciel» – cette année le 30 mai – ce qui nous vaudra quatre jours (chiffre bien réel) pour aller visiter Vérone ou la Bourgogne. Pour la plupart d’entre nous, ces péripéties évangéliques n’ont qu’un sens symbolique (si elles en ont un). Mais cette année je gamberge un peu sur l’histoire du cerveau des porcs, sortie dans les médias à la fin de la semaine pascale.

Une expérience menée à l’Université de Yale indique qu’il est possible de réactiver certaines des fonctions cérébrales des grands mammifères plusieurs heures après leur mort. D’après les commentateurs, cette découverte pourrait laisser entrevoir des perspectives thérapeutiques pour les personnes victimes d’un AVC, et par ailleurs présage de nombreux casse-tête éthiques. Elle pourrait aussi, me semble-t-il, interpeller la culture chrétienne. Et si Jésus avait pu «ressusciter» parce qu’en fait, quand on l’a enterré, il n’était pas complètement mort?

L’idée qu’on puisse, scientifiquement parlant, être mort, ou morte, dans un certain sens, et ne pas l’être dans un autre sens, brouille encore un peu plus la frontière entre deux états biologiques, la vie et la mort, que l’on a cru longtemps incompatibles; mais elle brouille aussi la frontière entre le rejet rationaliste (qui a toujours été le mien) de toute interprétation littérale de la «résurrection» et la croyance en un événement dit «surnaturel» – qui pourrait finalement s’avérer naturel !

C’est la question que posent tous les phénomènes dits «paranormaux» – mis à part ceux, nombreux, qui relèvent de la pure arnaque, ou de l’illusionnisme assumé. L’«ascension», puisque nous parlons de Jésus, renvoie aux expériences de lévitation (par exemple, dans des états de méditation profonde), pour l’instant non validées scientifiquement. Le seront-elles un jour ? Je n’en sais rien, mais il ne faut pas sous-estimer la puissance intuitive des mythes.

D’où nous venons, à Reims ou ailleurs

La lutte des classes serait un concept périmé, pourtant nos origines sociales continuent de nous diviser, symboliquement, plus que nos revenus. Que nous venions «d’en haut» ou «d’en bas», la différence d’avec «les autres», intériorisée depuis notre petite enfance, nous rend aveugles à la perception du monde de celles et ceux qui sont nés à l’étage «inférieur» – ou «supérieur». On peut changer d’étage, prendre l’ascenseur social, mais la fracture demeure, sauf que nous sommes dans l’autre camp. C’est ce que je me disais, avec un certain accablement, samedi soir dernier, en sortant du Théâtre de Vidy, après avoir assisté à «Retour à Reims», la pièce où le metteur en scène Thomas Ostermeier revisite un livre de Didier Eribon.

«Retour à Reims» est un texte politique sous la forme d’un récit à la première personne, qui m’avait troublée à la lecture et qui m’a troublée encore plus (la magie du théâtre !) dans la restitution qu’en fait Ostermeier (voir Le Temps du 5 avril). C’est l’histoire d’un reniement familial et social. Didier Eribon, sociologue et écrivain français, vient d’un milieu qu’au temps de la lutte des classes on définissait «prolétaire»: père ouvrier du bas de l’échelle, longtemps chômeur, mère au foyer, puis femme de ménage, puis ouvrière. Un milieu fruste, pauvre en argent et en esprit, qu’il haïssait et dont il s’est arraché, rompant notamment avec son père violent et homophobe.

Il s’est construit un statut d’intellectuel de haute volée, de penseur de gauche et d’homosexuel assumé. Mais il s’interroge sans complaisance sur cette ascension culturelle et sociale qui l’a fait passer de l’autre côté de la barrière. Là où les corps abîmés par la dureté de la vie suscitent le malaise, voire la répugnance. Là où on n’a aucune idée des mécanismes sociaux – l’insécurité économique, l’exploitation – qui ont pu dégrader moralement un homme comme son père.

Dans le documentaire filmé qui faufile la pièce, on voit à un certain moment Didier Eribon en train d’entrer dans une salle d’opéra. C’est un monde clos, voué aux plaisirs de l’art lyrique, mais dont la vraie fonction, nous dit lucidement Eribon, est de lui renvoyer sa propre image d’individu sensible aux raffinements esthétiques et compétent dans le maniement des idées. Et nous, les spectateurs et spectatrices de Vidy, avec notre culture, nous comprenons ce qu’il veut dire, et nous jouissons de cette mise en abyme. Mais «les autres» sont dehors, et nous ignorons leurs pensées.

La pièce sera redonnée à Vidy du 28 mai au 15 juin