Quand j’entends le mot responsabilité individuelle….

….mais non, mais non, je ne sors pas mon pistolet, j’ai une sainte horreur de tout ce qui ressemble de près ou de loin à une arme à feu, alors pensez-vous. Quand j’entends le mot, ou plutôt l’expression, responsabilité individuelle, je me demande si celles et ceux qui nous cassent les oreilles en la dégainant à chaque coin de phrase sont juste pas très futés ou plutôt de mauvaise foi.

Je porte un masque dans les transports publics. Quand je vais au supermarché, j’essaie de ne pas oublier de me munir d’un sachet en filet réutilisable pour les fruits et légumes en vrac. Je ne triche pas en remplissant ma déclaration d’impôts. En adoptant ces comportements, qui ne dépendent que de moi, je donne ma minuscule contribution à la lutte contre le Covid-19 et à celle contre la pollution de la planète par le plastique, ainsi qu’à la constitution d’un socle de ressources destinées à financer des biens communs. Mais ma bonne volonté ne servirait à rien, ou ne pourrait même pas se manifester, s’il n’existait pas des structures collectives engagées dans la mise en place d’une politique sanitaire, dans l’organisation de l’emploi des recettes fiscales – voire dans la production et la commercialisation  de sachets en filet réutilisables.

La responsabilité individuelle, c’est bien, mais l’invoquer à tout bout de champ comme si elle pouvait se substituer à la responsabilité sociale et politique des entreprises et de l’Etat, c’est l’enième version d’un tour de passe-passe séculaire : faire croire aux gens que vouloir c’est pouvoir, tout en les dépossédant du pouvoir de vouloir.

En italien, on dit arrampicarsi sugli specchi, grimper sur les miroirs, pour désigner la périlleuse opération consistant à défendre un point de vue avec des arguments tordus : on glisse et ça se casse en mille morceaux. C’est tout ce que je souhaite aux opposants à l’initiative «Pour des multinationales responsables», qui justement met en valeur l’irremplaçable dimension collective de la responsabilité –  en démocratie, une valeur avant tout  politique.

Les privilèges

Je l’ai pris en pleine figure, ce cri du cœur poussé par une femme noire lors d’une des manifestations organisées pour protester contre le meurtre de George Floyd : «Il faut que les privilégiés prennent conscience de leurs privilèges !» Parce que «plus jamais ça !», nous sommes toutes et tous bons à le scander en battant le pavé, parce qu’une signature contre le racisme, c’est facile à donner d’un clic. Beaucoup plus difficile est d’admettre que l’injustice découle de nos privilèges reçus à la naissance, quels que puissent être nos sentiments moraux – en l’occurrence les privilèges liés au fait d’avoir la peau beigeasse tendant vers le rosé.

Depuis des décennies j’essaie de faire comprendre aux hommes qu’aussi épris de justice qu’il soient individuellement, ils sont porteurs, par rapport aux femmes, de privilèges qu’ils n’ont peut-être pas cherchés, voire qu’ils renient, par leurs propos et leurs comportements, mais dont ils profitent quotidiennement malgré eux. Ce n’est pas une question de personnes mais de catégories forgées par la culture et par la société.

Avec les noires et les noirs, j’ai beau m’en indigner, c’est moi qui suis de l’autre côté de la barrière. C’est moi qui jouis de privilèges auxquels je pense rarement, comme de pouvoir mettre mes mains dans mes poches dans un commerce sans qu’on me soupçonne d’avoir volé une paire de chaussettes (exemple faussement anecdotique donné par un artiste noir interviewé récemment dans Le Temps). Je n’y peux rien, de même que les hommes féministes n’y peuvent rien si, dans d’innombrables situations de la vie, leur statut d’hommes leur vaut tacitement un badge de VIP.

Il y a pourtant une chose qu’on peut recommander à toutes et tous les privilégié.e.s de la terre : faire des efforts pour se reconnaître comme tels – la prise de conscience souhaitée par la manifestante. Ça ne suffira pas pour changer le monde, mais ce serait un premier pas.