Le féminisme, boîte à outils pour penser l’avenir

«Ah, le féminisme, c’est important !» me dit un monsieur qui, comme ça, à première vue, n’a pas l’air d’avoir fait grève le 14 juin 2019. Désormais presque tout le monde se déclare féministe, de peur de passer pour un vieux schnock ou une putzfrau attardée. Tant mieux. Mais je ne suis pas sûre (c’est un euphémisme) que le gros de la population, femmes et hommes confondus, employés de la voirie et universitaires, se rende compte que le féminisme ne se résume pas à ressasser le mantra, illusoirement consensuel, de l’égalité.

Le féminisme n’est pas une idéologie gravée dans le marbre, c’est le poisson-pilote qui anticipe les mutations, les contradictions et les difficultés toujours nouvelles de notre vivre ensemble. Ainsi, dire benoîtement qu’on est pour l’égalité des sexes, ça ne suffit plus dans un monde où la subdivision de l’humanité en deux sexes ne va plus de soi comme autrefois. De plus en plus en plus d’individus revendiquent le droit de n’être ni homme ni femme, et la possibilité de cocher «autre» apparaît désormais ici et là dans de nombreux formulaires, même officiels dans certains pays. La notion de gender fluid, qui a le vent en poupe, implique une véritable révolution anthropologique.

L’idée même de l’égalité a d’ailleurs toujours été conflictuelle, désignant soit la valorisation du «féminin» injustement infériorisé (l’humanité doit marcher sur ses deux pieds), soit au contraire la déconstruction radicale du «féminin» et du «masculin». Elle est encore plus ébranlée aujourd’hui par la remise en question de l’hégémonie du féminisme occidental blanc et hétérosexuel. Le féminisme postcolonial, le féminisme noir ou le féminisme lesbien mettent en lumière l’intersection des discriminations. L’égalité devient un idéal de plus en plus compliqué.

Le féminisme, en constante évolution et bouillonnant de débats, est une boîte à outils pour faire face aux changements du monde. Le développement et la diversification des techniques de reproduction, qui pourraient à terme modifier la définition même de la parentalité. Le réchauffement climatique, qui fait voler en éclats l’opposition séculaire entre le «progrès», censé être l’affaire des hommes, et l’entretien de la nature, censé être l’affaire des femmes. Etc.

Dans cette dernière chronique d’une année où le monde nous est apparu comme jamais incompréhensible et ingérable, il me semble important de le dire avec force : le féminisme ne renvoie pas seulement à une problématique enquiquinante qu’il faudrait se dépêcher de régler pour pouvoir s’occuper «du reste», c’est un immense gisement de réflexions complexes dans lequel il faut puiser pour tenter de penser l’avenir.

 

La Suisse, forte avec les faibles et faible avec les forts

Je n’ai pas signé la pétition contre la fermeture des restaurants à 19h., qu’on m’a envoyée par Whatsapp, bien que les soirées-restau en agréable compagnie soient l’un des plaisirs de la vie que j’apprécie le plus. La décision du Conseil Fédéral, dont on verra demain si elle est maintenue, est absurde, mais je trouve difficile de me donner à moi-même l’impression de me ficher comme de l’an quarante de la situation dramatique du personnel soignant. Et surtout, je n’ai pas envie de me tromper de colère.

Le Conseil Fédéral s’est aplati devant les cantons alémaniques et l’économie. C’est il y a plusieurs semaines qu’il aurait dû serrer la vis sur tout le territoire. Le scandale, ce n’est pas qu’on mette tout le monde dans le même sac aujourd’hui, pénalisant au passage les cantons romands. Le scandale, c’est qu’on n’ait pas mis tout le monde dans le même sac quand il était encore temps, qu’on se soit incliné lâchement devant l’égoïsme, le faux libéralisme et les puissances de l’argent.

L’injustice, ce n’est pas de punir maintenant les «bons élèves» – il faut peut-être en passer par là pour sauver toute la classe. L’injustice, c’est que ce pays assis sur son tas d’or n’ait désormais plus d’autre issue que de se montrer fort avec les faibles, pour s’être jusqu’ici montré faible avec les forts.