Fitness ferroviaire

Le nom RailClean pour désigner le service de nettoyage des CFF était déjà agaçant, comme toutes les innombrables appellations anglicisantes désormais adoptées par les organismes fédéraux ; mais ça restait bénin, juste de quoi faire monter les tours à quelques attardés refusant l’évidence, à savoir que l’anglais, surtout parlé avec un poil de raideur alémanique (sviss au lieu de swiss, si vous voyez ce que je veux dire), est désormais la langue où se dit ce qui importe en Svitzerland. Avec RailFit, le nom choisi (par McKinsey, si ça se trouve) pour le programme d’économies de l’entreprise susmentionnée, c’est beaucoup plus grave, nous touchons à l’anthropologie.

Il n’y aura plus, comme disait l’autre, ni Alémanique, ni Romand (ça casse le rythme de l’envolée, mais ajoutons : ni Tessinois), ni technicienne de surface ni chirurgien cardiaque, ni homme ni femme bien sûr, etc. etc. , car vous serez, toutes et tous, des exemplaires humains fit. Dès lors, les craintes d’un accroissement de la «déshumanisation», exprimées par le syndicat de la branche, ont en réalité quelque chose de pathétique : comme si ça ne faisait pas un bail que la définition de l’«humain» n’a plus grand-chose à voir avec cette vieille lune qu’est l’humanisme. L’«humain», de nos jours, c’est l’efficace, le sans états d’âme, le dégraissé.

Je ne connais rien à la politique des transports, ni aux problèmes particuliers des CFF, dont le patron, Andreas Meyer, semble avoir très peu de ventre, je ne sais pas si vous l’avez vu sur les photos. Mis à part son salaire, qui fait un peu gras, il a l’air d’une publicité vivante pour la fittisation de son entreprise. Mais je m’égare. Point de vue rationalité économique, il est possible que les CFF n’aient pas tout tort. Ce qui me fait dresser les cheveux sur la tête, c’est la conception du monde dont s’inspire leur stratégie de communication. J’en viens presque à éprouver de la sympathie pour Donald Trump, dont le bulletin de santé révèle qu’il a quelques kilos en trop.

La pneumonie a-t-elle un sexe?

Absolument fascinant. Lundi 12 septembre, dans l’émission Forum de la RTS, le journaliste demande à un expert états-unien si c’est parce que Clinton est une candidatE (il appuie sur le e) que sa pneumonie fait tellement débat. L’expert répond complètement à côté, dressant la liste des candidats (masculins) que le Parti Démocrate pourrait décider de présenter à sa place en cas de problème de santé permanent avéré. Soit il n’a pas compris la question (pourtant, même s’il est anglophone, il parle un excellent français), soit il l’a trouvée si peu intéressante qu’il a préféré la zapper. Le journaliste repose la question en l’explicitant. Cette fois l’expert y répond, mais avec des considérations d’une brièveté et d’une banalité consternantes, qui tranchent avec la pertinence et la subtilité de ses réponses aux questions précédentes.

En réalité, posée de cette manière, la question ne pouvait pas avoir de réponse simple (cela étant dit, merci quand même au journaliste de l’avoir posée !) Le traitement médiatique réservé à un politicien ou à une politicienne, l’idée que l’électorat se fait de lui ou d’elle, sa popularité ou son impopularité, ses chances de succès ou d’échec etc., tout cela dépend d’une énorme quantité de facteurs qui font système, c’est-à-dire qui s’influencent mutuellement. Le sexe de la personnalité en question est un de ces facteurs mais, à notre époque de misogynie vertueusement refoulée, il n’agit jamais à l’état pur.

Il n’y a pas de relation directe de cause à effet entre le fait d’être un homme ou une femme et le fait de susciter des opinions positives ou négatives. Par contre, le fait d’être un homme ou une femme, avec tout ce que cela peut charrier de stéréotypes, de préjugés et d’attentes différenciées forgées par la culture, interagit intimement et subrepticement avec les autres facteurs (profil, parcours, positionnement et action politique etc.) et en modifie la perception. On ne peut pas savoir si, toutes choses étant égales par ailleurs, la pneumonie d’un candidat homme aurait suscité les mêmes réactions et les mêmes interrogations que la pneumonie d’Hillary Clinton, tout simplement parce que toutes choses ne peuvent pas être égales par ailleurs. Pas seulement du fait que Madame Clinton est une femme, mais bien du fait que son identité de femme s’est infiltrée depuis des décennies dans l’interprétation des multiples facteurs (y compris ceux n’ayant rien à voir avec son sexe) qui composent sa personnalité.

Sans tabous et décomplexé

Il y a quelques jours, j’ai lu dans un commentaire sur la démission d’Emmanuel Macron que ce monsieur n’hésitait pas à briser les tabous des socialistes français (notamment en ce qui concerne la législation sur le travail), et je me suis dit : sûrement, avant la fin du papier, on va le qualifier de représentant d’une gauche décomplexée. Ce qui n’a pas manqué, quelques lignes plus loin. Notez que je ne mérite pas de félicitations particulières pour ma perspicacité, briser les tabous et décomplexé vont toujours ensemble dans la prose médiatique contemporaine.

Jusque-là, je n’avais pas d’opinion particulière sur Emmanuel Macron, mais là j’ai fait ma religion, si j’étais Française (ce que je ne suis pas), je ne voterais certainement pas pour lui au cas où il se présenterait à la présidentielle. Parce que voilà, je fais mon coming out, une société sans tabous et sans complexes, ça ne me dit rien de bon.

Les tabous, aussi absurdes et oppressifs qu’ils puissent nous paraître parfois, servent à nous rappeler la dimension éthique de notre rapport à autrui, et quand on s’amuse à jouer aux quilles avec, on en revient à un deçà de la civilisation. C’est ce que vient de faire, par exemple, Charlie Hebdo, en publiant un dessin gratuitement insultant pour les victimes du séisme en Italie centrale. Je suis par principe contre toute forme de censure, mais je n’en pense pas moins que la liberté d’expression effrénée, celle qui blesse et qui tue au seul nom de sa propre gloire, c’est une sauvagerie qui n’a plus rien d’humain.

Quant aux complexes, ce mot est une auberge espagnole, mais il désigne en général des tourments moraux découlant de la perception que nous avons de notre incomplétude, et le tic de langage qui semble vouloir nous encourager à nous en débarrasser est anthropologiquement tout sauf innocent. Se sentir, pour une raison ou pour une autre, inadéquat.e aux attentes d’autrui, c’est plutôt bon signe point de vue conscience morale. En l’occurrence, les complexes dont Monsieur Macron est apparemment indemne sont, si je comprends bien, les complexes d’infidélité qu’il pourrait éprouver à l’égard des objectifs traditionnels de sa famille politique. Eh bien, je n’ai rien contre les aggiornamentos idéologiques, mais je me méfie de ceux qui les opèrent sans douleur.