La femme est toute entière dans son utérus (Hippocrate)

Le Temps s’engage pour l’égalité entre femmes et hommes, c’est bien, et depuis le début de cette opération de nombreux articles très intéressants ont été publiés. Mais il existe un sujet que ni Le Temps ni les autres médias n’ont apparemment pas l’idée d’aborder de front (ou peut-être ne l’osent-ils pas), c’est le rôle que joue dans la perpétuation des inégalités (économiques, sociales, culturelles etc.) la perception consciente ou inconsciente des femmes comme des êtres définis par leurs organes sexuels.

Le phénomène des «vierges jurées» d’Albanie, dont il était question dans l’édition du 23 avril de ce journal, n’est pas seulement un résidu, probablement en voie de disparition, d’antiques préjugés balkaniques : c’est l’illustration crue d’un invariant anthropologique – la réduction de «la femme» à son entrejambe, à ses courbes érotiques et à son ventre fécond – qui continue à influencer de manière souterraine les rapports entre femmes et hommes dans toutes les sociétés contemporaines de la planète, y compris les plus progressistes.

Le renouveau actuel de la conscience féministe est parti d’une avalanche de révélations sur les ravages du harcèlement sexuel. Mais les médias ont de la peine à établir un lien direct entre cet aspect spécifique du sexisme et tous les autres : la discrimination salariale, le plafond de verre dans l’entreprise, la domination masculine dans la culture et dans l’art (par exemple s’agissant des réalisateurs et réalisatrices de cinéma), l’insuffisante implication des hommes dans les tâches éducatives et ménagères, la désignation courante de la «conciliation» entre travail et famille comme une problématique féminine etc.

Or, ce lien existe, et il faudrait avoir le courage de le mettre en évidence. Les «vierges jurées» albanaises acquièrent le droit d’être traitées comme des hommes, c’est-à-dire comme des personnes à part entière, participant de l’universalité humaine, en renonçant à la vie sexuelle et à la reproduction, soit aux fonctions qui constituent leur unique raison d’être en tant que femmes – alors que les hommes, eux, sont des individus complets, sexuels, certes, reproducteurs, certes, mais aussi pensants, agissants, légitimés à exercer une maîtrise sur leur vie.

Tota mulier in utero, disait Hippocrate bien avant les Albanais. Et c’est le lointain écho de cette inégalité ontologique qui se fait entendre encore aujourd’hui dans toutes les formes de résistance à la réalisation d’une véritable égalité. Main aux fesses et refus du congé paternité : même origine, même combat ! Il faut le dire et l’écrire, au risque de désespérer les bonnes âmes qui croient qu’avec un peu de pédagogie le problème sera résolu. Allez, Le Temps, encore un effort! Ce n’est pas la psyché féminine qui est un «continent noir», comme le prétendait Freud, mais bien l’inconscient collectif patriarcal venu du fond des âges et relayé depuis des millénaires par toute notre culture. Difficile et dangereux à explorer, j’en conviens.

La déchetterie, lieu philosophique

Le stress d’un déménagement passe pour être presque aussi éprouvant que celui du deuil d’un être cher ou celui d’une perte d’emploi. Dans un pays comme la Suisse, où l’on n’est pas chassé de chez soi par l’épuration ethnique, la guerre ou la faim, cela me paraît un poil exagéré. Mais quoi qu’il en soit, déménager est aussi une aventure intérieure, qui porte à méditer sur toutes sortes de questions – en particulier sur l’attachement de l’animal humain aux objets, meubles, livres, vêtements et papiers qui pour lui/elle sont l’équivalent de la coquille de l’escargot. Si j’étais une animatrice de «cafés philosophiques», j’en organiserais un parmi les bennes d’une déchetterie.

Dans ce chef d’œuvre qu’est Outremonde de Don Delillo, roman paru en français en 1999 chez Actes Sud, l’un des personnages, contemplant une gigantesque décharge, se dit qu’il s’agit là «du comportement humain, des habitudes et des impulsions des gens, de leurs besoins incontrôlables et de leurs souhaits innocents, peut-être de leurs passions, certainement de leurs excès et de leurs faiblesses mais aussi de leur bonté, de leur générosité (…)». La planète (terre et eau) étouffe sous les déchets, mais c’est un peu court d’incriminer seulement notre débauche (réelle) de consommation : les déchets sont faits de la matière des émotions.

Depuis que je sais que je vais déménager, je suis devenue accro des virées à la déchetterie. J’adore cet endroit, où les «ambassadeurs du tri» (à noter qu’il y aussi des «ambassadrices») font léviter lampes rouillées et fours à micro-ondes cassés dans une ambiance euphorisante de pop à plein tube. Je regarde les gens, ceux qui ont de la peine à jeter même leur trousse de crayons mordillés de l’école primaire et ceux qui jouissent de se débarrasser de trois sacs pleins de lettres, peut-être d’amour. Deux jeunes femmes radieuses m’offrent leurs cartons vides, c’est ce samedi qu’elles inaugurent une nouvelle vie.

Non, je vous assure, il n’y a pas mieux qu’une déchetterie pour proposer une réflexion sur L’Etre et le Temps de Heidegger.