Les SDF, une autre France

Pour une Lausannoise venue passer quelques petites semaines à Paris, le spectacle quotidien des sans- abri est perturbant. Selon les quartiers, il y en a beaucoup. Une femme dans la soixantaine a installé son matelas et ses couvertures à environ cinquante mètres de mon immeuble. Dans certaines stations de métro, des gens dorment à même le sol, ou sur les bancs, là où ceux-ci n’ont pas été remplacés par des sièges en plastique individuels.

J’ai lu les deux volumes de Vernon Subutex de Virginie Despentes , ce grand roman d’un certain Paris  contemporain. Je suis même allée aux Buttes-Chaumont pour voir de mes yeux les rails de l’ancien chemin de fer de la Petite Ceinture, à proximité desquels Vernon, l’ancien disquaire éjecté de son appartement, finit par élire «domicile» dans le livre (c’est certainement plus instructif que de visiter Paris sur les traces de Da Vinci Code). Je me suis fait une idée (littéraire) des mécanismes qui produisent les SDF, qui sont économiques, mais aussi sociaux et culturels. Rien n’est simple.

Quoi qu’il en soit, si j’en crois Jean-Luc Mélenchon, qui l’a écrit dans un petit livre auto-promotionnel intitulé De la Vertu, aujourd’hui, en France, il meurt chaque année 2 000 personnes dans la rue. On peut penser ce qu’on veut de Jean-Luc Mélenchon (pour lequel, si j’étais Française, je n’aurais pas voté), mais il serait étonnant que le chiffre ne soit pas exact. Et puis, bien sûr, il y a tous ceux et celles qui sont à la rue sans en mourir.

«Il y a vraiment deux France», me dit un ami parisien en commentant les résultats du premier tour de la présidentielle. Cela semble être l’avis de tous ceux et celles qui s’y connaissent en politique française. Je me demande néanmoins où sont les SDF là-dedans. Je suppose que, quand on n’a pas d’adresse, on n’a pas non plus de carte électorale.

Ils ont juste tué deux ou trois policiers

Jeudi 20 avril, vers 23h.30, à Paris, dans les environs du Palais Royal, impossible de trouver un taxi, ni par téléphone ni dans la rue, où ils passent nombreux, mais tous avec leur lampe rouge. Je suis sur le point de me résigner, sans enthousiasme, à rentrer dans le 18ème en métro, lorsque l’amie avec qui j’ai dîné, plus parisienne et plus dégourdie que moi, repère une lampe verte à un demi-kilomètre et arrive à prendre la voiture au lasso.

– Dites-moi, monsieur, pourquoi c’est si difficile de trouver un taxi ce soir ?

-Parce qu’ils ont fermé les Champs Elysées.

-Et pourquoi ils ont fermé les Champs Elysées ?

-Ah bon, vous ne savez pas qu’il y a eu une fusillade ?

-Une fusillade !

-Non, mais pas grand-chose, ils ont juste tué deux ou trois policiers.

Ce qui me trouble, dans cette sortie du chauffeur, c’est la difficulté à l’interpréter correctement, par-delà la première réaction superficielle de n’importe quelle belle âme comme la mienne : voilà ou nous en sommes, deux ou trois policiers morts (un seul, s’avérera-t-il), ça nous paraît quand même moins grave que les dizaines de civils de Nice. On s’habitue au poison, comme Mithridate, et une petite dose, ça ne nous fait plus rien du tout.

Il existe une théorie selon laquelle les terroristes, en multipliant leurs attaques, donc en les banalisant, obtiennent le résultat inverse de celui escompté : brièvement dit, tue toujours, tu m’intéresses. Mais la théorie contraire est tout aussi crédible : les terroristes arrivent bel et bien à nous faire avoir peur tout le temps de tout, et revêtir le masque du cynisme n’est autre qu’une stratégie de survie.

Je n’ai pas les compétences pour savoir laquelle de ces deux théories est la plus juste. Elles sont peut-être aussi justes l’une que l’autre, et c’est bien là la cause de mon désarroi : ce trou noir du psychisme où tournent comme dans un lave-linge les signaux déments, indéchiffrables de l’époque.

La laitière et le pot au lait, ou la culture pour tous

La laitière, c’est celle de Vermeer, pièce maîtresse de l’exposition «Vermeer et les maîtres de la peinture de genre», qui suscite actuellement, à Paris, au Musée du Louvre, un  engouement panurgique inédit. Le pot au lait, c’est celui (symbolique) que j’ai fini par laisser tomber par terre, jeudi, dans le  hall cosmopolite du dit musée –  d’où j’avais espéré, dans ma grande naïveté, ressortir avec dans ma poche un billet (pas pour le jour même, bien sûr, je ne suis pas folle):  eh bien tant pis, puisque c’est comme ça je renonce.  Je rentrerai à Lausanne, dans trois semaines, avec sur le front le signe de mon ignominie: j’aurai passé un mois à Paris et je n’aurai pas vu Vermeer.

Remarquez, en m’accrochant, j’aurais pu y arriver. Pas le jour que je voulais, pas à l’heure que je voulais, et en prenant le risque de rater le créneau horaire qui m’aurait été attribué d’autorité, si par hasard les informations de l’employée X étaient plus fiables que celles de sa collègue Y: comme quoi une visiteuse présentant son billet sur smartphone, faute d’avoir pu procéder à son impression (ce qui pouvait  se trouver être mon cas, pour des raisons qui sont ici sans importance), aurait quand même un sérieux handicap dans la ruée vers l’or du grand siècle hollandais.

J’aurais pu y arriver mais l’envie m’a passé.  J’ai eu la vision de ce que serait cette visite, ce mauvais jour, à cette mauvaise heure, dans des salles surpeuplées où n’est pas prévu l’usage des échasses, et je me suis dit: Vermeer vaut mieux que ça. Pas seulement Vermeer,  l’art vaut mieux que ça.  Je n’ai rien contre la culture pour tous, j’en suis moi-même la bénéficiaire; mais il n’y a pas qu’en politique qu’il  faut l’admettre,  la démocratie est vraiment le pire des systèmes –  bien entendu  à l’exclusion de tous les autres.