On le sait depuis plusieurs mois déjà, cette année le Prix Nobel de Littérature ne sera pas décerné, à cause d’un scandale qui a fait imploser la prestigieuse Académie Suédoise, chargée de l’attribuer. Un homme de l’ombre, dépourvu de toute légitimité, exerçait une influence occulte et considérable dans le cercle élargi des Académiciens. Accusé d’agressions sexuelles par plusieurs femmes, il risque depuis ce 24 septembre, selon la requête du parquet suédois, trois ans de prison ferme. Mais ce que je trouve sidérant dans cette histoire, c’est que si cet individu n’avait pas été rattrapé par le mouvement #MeToo, le grand public aurait continué tranquillement à ignorer qu’un manipulateur s’était infiltré dans le Saint des Saints de la littérature mondiale, au point de faire dire de lui qu’il était le dix-neuvième membre de l’Académie.
D’après une enquête RTS La Première, diffusée dans l’émission Tout un monde du 24 septembre, Jean-Claude Arnault a débarqué à Stockholm dans la deuxième moitié des années 1980, sans grand bagage culturel mais avec un solide tempérament de grimpion. Marié à la plus célèbre des poétesses suédoises, Katarina Frostenson, elle-même membre de l’Académie suédoise depuis 1992, il s’est construit une image d’acteur indispensable du milieu culturel. Français, donc a priori séduisant, vantard, il a joué de sa posture de coq gaulois pour impressionner le Gotha littéraire suédois et devenir un tireur de ficelles, un faiseur et briseur de carrières. Il paraît qu’il plaisait aux femmes – pas assez en tout cas s’il a dû avec certaines d’entre elles recourir à la violence pour arriver à ses fins. Mais en vérité, il plaisait à tout le monde, tout le monde s’est laissé embobiner.
Les hommes et les femmes qui évoluent dans les sphères littéraires ne sont pas moins vulnérables aux faiblesses humaines que tous les autres. Qu’il s’agisse de l’empyrée du Nobel ou de cercles plus modestes, les «instances légitimantes» sont influencées par les mêmes passions, poursuivent les mêmes intérêts et cèdent aux mêmes lâchetés que partout ailleurs, pratiquant notamment un aveuglement de plus ou moins bonne foi face à tous les rois nus qui paradent sur la scène. Il faudrait peut-être le dire plus souvent, afin que le public intéressé continue à jouir de la littérature, mais sans illusions excessives sur le fonctionnement du système.