Corps nus

C’est l’été, on se déshabille, en tout cas dans notre climat et notre culture. Sur la plage catalane que j’ai un peu fréquentée récemment, un très vaste secteur est livré aux naturistes. En m’y promenant les pieds dans l’eau, j’ai eu l’impression qu’il s’agissait surtout de personnes d’âge mûr, des deux sexes – comme si les jeunes, et surtout les jeunes femmes dotées d’une anatomie plaisante, étaient conscientes du risque de confusion : ici, on ne se dénude pas pour taper dans l’œil des voisins, mais pour jouir d’une liberté corporelle et d’un contact avec les éléments inaccessibles le reste de l’année. Ailleurs sur la plage le maillot de bain, plus ou moins seyant, sert d’arme de séduction ou au contraire d’artifice pudique pour déguiser les plis et les bourrelets.

Sauf chez les naturistes ou à l’hôpital, les corps moches se laissent rarement voir en entier. Il y en a un, pourtant, qui nous accueille dans le hall du Musée Terracotta de Bisbal d’Empordà, dans la province de Gérone. C’est la statue monumentale en céramique, extraordinairement réaliste, d’un homme nu, pièce maîtresse d’une exposition d’un artiste catalan. Le modèle est un quinquagénaire ou sexagénaire bedonnant, aux tissus relâchés, un peu voûté. Etant donné le lieu qui abrite le musée, une ancienne fabrique de matériaux de construction à base d’argile, on imagine qu’il s’agit d’un ouvrier abîmé par des décennies de labeur pénible, qui a trop et mal mangé et passé ses dimanches à regarder la télévision pour récupérer de l’épreuve du quotidien. Et on se dit aussi que ce corps émouvant de travailleur manuel vieillissant, non entretenu à coups de jogging et de yoghurts 0%, ne pouvait être qu’un corps masculin.

Il y a quelques mois, j’avais mentionné dans ce blog l’omniprésence des nus féminins dans l’art occidental, mais c’est justement une tout autre affaire. Dans l’écrasante majorité des cas, les femmes nues que nous montrent les artistes classiques et modernes sont jeunes, belles, délicieusement lisses, sinueuses et oisives ; ce sont des fantasmes d’éternel féminin embastillés dans le regard des hommes qui les peignent ou les sculptent. Elles n’évoquent ni l’épanouissement de la chair non contrainte des naturistes ni la vérité de l’usure physique et du passage du temps. L’égalité devra aussi passer par les significations qu’on projette sur les corps nus.

Une démocratie à 33,7%

Quand j’ai écrit ici, il y a dix jours, que j’allais m’abstenir aux votations du 10 juin, j’ai reçu un certain nombre de commentaires acerbes. J’avais pourtant pris la précaution d’expliquer qu’habituellement j’étais une citoyenne exemplaire : le problème, cette fois, c’était l’illisibilité politique des objets proposés, en particulier s’agissant de l’initiative «monnaie pleine».

Ce matin, le chiffre ressort, blanc sur fond noir, en p. 4 du Temps : taux de participation, 33,7%. Donc, problème il y avait bel et bien, et je n’ai pas été la seule à renoncer à m’exprimer sur des objets non seulement techniquement complexes mais difficiles à déchiffrer sous l’angle d’un choix de société.

A preuve, les Valaisan.ne.s ont voté, de leur côté, certes pas en masse mais quand même à 62,6%, ce qui est tout à fait honorable, parce qu’ils et elles avaient une question autrement palpitante à trancher, celle des JO. Les perdants de cette votation valaisanne ne cessent pas de répéter, depuis hier, qu’ils sont néanmoins fiers de l’exercice démocratique qu’a représenté cette consultation, et ils ont raison : deux visions de l’avenir s’affrontaient, l’une d’entre elles l’a emporté, le vote est clair non seulement d’un point de vue chiffré mais surtout du point de vue du message que la majorité du peuple a voulu transmettre.

Je n’ai pas de solution pour résoudre le problème que posent les objets de votation à la fois complexes et politiquement peu parlants. Peut-être que les promoteurs d’idées nouvelles telles que «monnaie pleine» devraient passer par d’autres voies que le recours au peuple pour les faire avancer. Ou peut-être qu’il faut, au contraire, se résigner à des taux d’abstention déprimants, en se disant qu’un débat vraiment participatif va quand même finir par se développer un jour sur ces objets. Il me semble en tout cas que cette faille évidente de la démocratie semi-directe suisse mériterait réflexion.