224 femmes élues en France: un tournant?

L’Assemblée nationale française (577 sièges) comptera désormais 224 femmes (38.8%), d’après le média en ligne Mediapart. Les députées françaises reviennent de loin, elles étaient 6% en 1993, presque cinquante ans après l’introduction de l’égalité politique ; 18,5 % en 2007 ; 26,9% en 2012. Ce grand bond en avant est plus que réjouissant. Mais il est dû essentiellement au profil «société civile» des candidat.e.s LREM (la formation du président).

Combien des ces personnes, femmes et hommes confondus, arriveront-elles à s’imposer et à devenir des voix qui comptent dans la politique française ? Peut-on espérer que cette avancée spectaculaire soit le signe d’une désexualisation du pouvoir (le vrai) en France ? Rien n’est moins sûr. Même en Suisse, où la culture des quotas a favorisé un système politique plus women-friendly que chez nos voisins, le pouvoir reste dans bien des esprits un attribut viril. N’a-t-on pas entendu le conseiller national genevois Yves Nidegger s’étonner sur les ondes de la RTS, le jour de l’annonce de la démission de Didier Burkhalter, qu’un conseiller fédéral, en principe donc un prototype de «mâle alpha» (je cite) parle en conférence de presse de sa «petite voix intérieure» ?

Je viens de voir au cinéma L’Ordre divin, et je prends le risque de conforter Monsieur Nidegger dans ses stéréotypes en avouant que j’ai dû sérieusement me gendarmer pour ne pas perturber la séance avec mes sanglots d’émotion. Mon histoire personnelle n’a rien à voir avec celle de Nora, cette ménagère de la Suisse profonde qui prend progressivement conscience de son oppression et qui devient une militante active en faveur du suffrage féminin avant la votation historique du 7 février 1971. Et pourtant, quelque part, l’histoire de Nora est l’histoire de toutes les femmes qui, à un moment ou à un autre de leur vie, ont décidé de se battre contre la domination masculine, en politique mais également  dans la vie privée – qui, comme on le sait depuis le MLF, est aussi politique.

Les chiffres, c’est important, et la féminisation de l’Assemblée nationale française est une bonne nouvelle. Mais il ne faut pas se faire d’illusions, malgré des exceptions comme Angela Merkel ou Theresa May nous sommes encore à des années-lumière d’un système politique, social et familial d’où les préjugés millénaires sur la masculinité intrinsèque du pouvoir auraient disparu. L’inconscient patriarcal universel qui habite les mâles appenzellois en 1971 continue à habiter en 2017, sous des formes plus policées, non seulement Monsieur Yves Nidegger mais également les mâles alpha de tous les partis qui vont continuer à se disputer le vrai pouvoir en France sous l’ère Macron. Comme le dit une de mes amies féministes, c’est une histoire de quéquettes frustrées (ou triomphantes), anthropologiquement inscrite dans notre imaginaire, et qui pour l’instant n’a pas de fin.

Disruption: j’ai raté le coche

Je ne sais plus quelle maladie, bénigne mais nécessitant une assez longue convalescence, m’a contrainte, vers l’âge de treize ans, à une absence scolaire de trois semaines. Quand je suis retournée en classe, catastrophe : c’est justement pendant cette période que mes condisciples d’un lycée français avaient été initiés aux «mathématiques modernes», introduites dans l’enseignement hexagonal, si je ne fais erreur, dans les années soixante du siècle dernier. Je ne suis jamais arrivée à rattraper mon retard et j’ai suivi les cours de maths sans rien comprendre jusqu’au bac.

L’histoire se répète. Je n’étais pas malade, mais je devais être en train de penser à autre chose quand les médias ont commencé, il y a environ un an, à utiliser le terme «disruption» : dernier exemple en date, l’éditorial de Richard Werly dans Le Temps de ce 13 juin. Je suis une fan absolue de ce journaliste, dont la couverture de l’actualité française enfonce, à mon avis, le plafond de l’excellence, et en lisant son titre («Emmanuel Macron, la disruption républicaine») je me suis dit que, finalement, la signification de ce mot, que j’avais coupablement négligé d’approfondir, allait m’apparaître limpide. Malheureusement, il me manquait les bases, et j’ai bien peur que, tant que parler de «disruption» sera à la mode, il y aura un angle mort irréparable dans ma lecture du monde contemporain.

Etant nulle en maths, j’ai étudié la philosophie, et j’ai passé ma vie à expliquer aux gens que, non, on ne peut pas remplacer des mots comme «ontologie» ou «transcendantal» par des mots plus simples et compréhensibles par tous. C’est dire que je n’ai rien contre l’utilisation d’un terme qui, apparemment, désigne un phénomène irréductible à tous les autres phénomènes historiquement connus. Seulement, s’agissant d’un mot qui n’est pas réservé aux lectrices et lecteurs de Heidegger, mais répandu comme le chiendent dans les médias de masse, est-ce trop demander aux journalistes de nous expliquer, et nous réexpliquer si nous étions distraits, en quoi la «disruption» est différente, par exemple, de la «rupture», du «bouleversement», de la «révolution» ou du bon vieux vieux «tsunami» ? Juste pour éviter qu’on fasse le dos rond en attendant que ce mot incompris disparaisse des radars – comme cela s’est passé, d’ailleurs, pour les «mathématiques modernes».