Féminicides et patriarcat

Les hommes sont en moyenne plus grands de taille, plus lourds et plus musclés que les femmes, c’est un fait. Mais ce fait n’explique pas la violence, parfois meurtrière, toujours destructrice, dont certains d’entre eux (pas nécessairement des armoires à glace) usent à l’égard des femmes – il contribue seulement à en rendre possibles les manifestations physiques. Les viols, les passages à tabac et les féminicides ont leur origine ailleurs que dans la confrontation des corps. Ils ont leur origine dans la subdivision de l’humanité en deux catégories de valeur inégale, c’est-à-dire dans le patriarcat.

Les hommes qui abusent sexuellement des femmes, les maltraitent,  les battent ou les assassinent ne le font pas parce qu’ils ont les moyens de le faire, ils le font parce que le système patriarcal  les y autorise, en dépit de la loi, qui le leur interdit. Le système patriarcal a été mis en place dans la nuit des temps, il est infiltré dans les profondeurs de l’imaginaire collectif, tandis que la loi est une superstructure fragile et d’élaboration relativement récente. Il suffit d’un rien pour qu’elle ne tienne pas le choc face à la puissance, archaïque et totalisante, du droit arbitraire de l’humain masculin en tant qu’ «être supérieur».

Droit d’humilier l’ «être inférieur», physiquement mais d’abord moralement, droit de le tenir en situation de dépendance, physique mais d’abord psychique, sociale, économique ; droit d’anéantir sa personnalité à travers le réseau de discriminations qui ont fait des femmes, à travers les millénaires, des mineures interdites d’autonomie et de création.

Alors, maintenant, dans les pays tendanciellement démocratiques, on s’étonne et on s’indigne, on cherche, à juste titre, des parades juridiques et logistiques, on déploie (pas partout et pas assez, mais ça commence) un volontarisme de bon aloi pour «protéger les victimes», on fait même, parfois, des tentatives bienvenues pour éclairer et rééduquer les coupables. C’est bien, mais le problème est anthropologique. Il faudrait avoir le courage de prendre la mesure de l’écrasement du présent par le passé – de remettre en question, et pas seulement dans certains cénacles universitaires, tout un pan fondateur de notre civilisation.

Transfert modal

La première fois que j’ai entendu cette expression, il y a plus d’une dizaine d’années, c’était dans la bouche d’un politicien vaudois. Je lui disais que je regrettais la disparition du «Parc&Rail» de la gare de Lausanne, système permettant aux usagères et usagers des CFF de se garer à prix réduit. Il m’avait rétorqué assez sèchement que là n’était pas la question, que le but à poursuivre était le transfert modal. Un peu ahurie, j’avais fini par comprendre qu’il s’agissait de laisser ma voiture (j’habitais alors à la campagne) dans un parking périphérique et de me rendre à la gare par les transports publics. Ouais. Surtout ne pas se laisser tenter par l’autoroute qui vous tend les bras juste à côté…

Depuis lors, j’ai fait des progrès, ma conscience écologique s’est aiguisée, le concept abscons de transfert modal m’est devenu plus familier et j’essaie de le mettre en œuvre quand je peux et comme je peux. Je me résigne à arriver en retard à mes rendez-vous à Genève ou ailleurs pour cause de fragilité du réseau ferroviaire suisse, selon l’expression de Jacques Boschung, directeur des infrastructures des CFF (Le Temps du 7 novembre) – ce n’est finalement pas plus exaspérant que d’arriver en retard pour cause de congestion routière, et au moins on a meilleure conscience.

Idem pour l’avion. Il y a quelques mois, j’avais bêtement cru que j’arriverais plus vite et plus confortablement à Trieste (où je devais me rendre pour un motif professionnel) sur les ailes de Lufthansa que sur les roues de Trenitalia, sans me rendre compte que le battement de 40 minutes prévu pour changer de vol à Munich était dangereusement court. Je me suis retrouvée à courir comme une cinglée en traînant ma petite valise cabine dans les couloirs de l’aéroport – jamais plus ! Devant retourner dans cette même ville la semaine dernière, j’ai pensé transfert modal et opté pour le train…et c’est là que je suis tombée, à la gare de Milan, dans l’un des cercles de l’Enfer de Dante, tout le réseau ferroviaire de l’Italie du Nord étant sens dessus-dessous pour des raisons que les harcelants annuncio ritardo déversés par les hauts-parleurs ne permettaient pas d’identifier. Mais ma conscience, ah, ma conscience était délicieusement sereine.

Cette histoire de transfert modal me trotte dans la tête. Les modes de transport écologiques ont de sérieux progrès à faire point de vue performances, ponctualité, fluidité. On peut espérer qu’ils les feront. Mais dans notre monde tel qu’il est, pressé, violent, obnubilé par le fantasme de l’ubiquité, aucun mode de transport ne peut rattraper notre fuite en avant vers la dématérialisation fantasmée de l’espace et du temps.