Le système Marc Bonnant, d’après une histoire vraie

Lancer une gâteau à la crème à la figure de l’avocat genevois Marc Bonnant, comme cela a été fait ces derniers jours, n’est certainement pas la bonne manière pour neutraliser cet individu socialement, politiquement et culturellement nuisible. Mais la complaisance éhontée des médias et de bien d’autres cercles à son égard voue de toute façon à l’échec toute tentative plus civilisée pour le démasquer.

A l’automne 2016, dans le cadre d’une manifestation organisée dans une petite ville de Suisse romande, quatre écrivains et deux écrivaines jouissant d’une certaine reconnaissance dans le paysage littéraire romand devaient participer à une table ronde sur le thème de l’engagement en littérature. Appelons-les Ecrivain 1, Ecrivain 2, Ecrivain 3, Ecrivain 4, Ecrivaine 1 et Ecrivaine 2.

Malheureusement, quand le panel complet a été rendu public, ces six personnes choisies parce qu’elles avaient quelque chose à dire sur le sujet ont dû constater qu’il comprenait également un septième individu, aussi facilement repérable comme «l’intrus» qu’une truite parmi six mammifères dans les jeux proposés par les magazines pour enfants. Il s’agissait de Marc Bonnant, non-écrivain et saltimbanque genevois adulé par les médias et certains milieux culturels pour son art oratoire pourtant désormais rance et ses provocations éventées de vieux réac.

Pour la plupart d’entre nous (moi, c’est Ecrivaine 2), Marc Bonnant est un personnage infréquentable, à cause de ses positions politiques antidémocratiques, de son mépris des femmes et de ses pratiques professionnelles plus que douteuses, notamment son implication dans des affaires de paradis fiscaux révélées par les Panama Papers. Cependant, nous n’avons pas tous eu la même réaction. Ecrivain 1 a été le premier à se désister, sans fracas et sans prosélytisme, arguant simplement qu’il avait mieux à faire que de discuter avec ce monsieur. Ecrivain 2 a commencé à s’agiter, diffusant des documents compromettants pour l’intéressé et faisant pression pour que nous nous retirions tous en bloc du débat. De mon côté, j’ai cherché à convaincre l’organisatrice d’annuler l’invitation faite à «l’intrus» pour sauver la manifestation – mais sans succès, cette personne par ailleurs charmante et compétente en littérature étant visiblement trop impressionnée, voire envoûtée, par les effets de manche de ce coq décati.

Ecrivain 3 et Ecrivaine 1 ont suivi Ecrivain 2 et se sont décommandés, Ecrivain 4 a maintenu sa participation. Pour ma part, j’ai longtemps hésité. J’avais envie d’en découdre avec Marc Bonnant, avec qui j’avais déjà eu maille à partir par le passé au sujet de sa misogynie. Comme toujours, les femmes invitées étaient largement minoritaires et j’enrageais à l’idée d’avoir l’air de craindre mon mâle contradicteur. Mais j’ai fini par me décommander moi aussi, par solidarité avec les autres et dans l’espoir que l’effondrement du débat donnerait à réfléchir à l’organisatrice et au public.

Erreur ! On avait dégotté au dernier moment deux oratrices de secours, ignares de tout, dont l’une, une ancienne politicienne féministe pourtant, s’est laissée écraser sans protester par la condescendance patriarcale de Marc Bonnant. Ecrivain 4 n’a pas dit un mot sur les casseroles panaméennes et le public, nombreux, n’a pas manifesté le moindre étonnement quant à l’absence de cinq sur sept des personnes annoncées sur le programme. Rires, applaudissements, triomphe du rhéteur.

A qui la faute ? Sans doute en partie à la naïveté des écrivain.e.s, qui s’y prennent décidément toujours mal pour faire passer leurs messages. Mais aussi, surtout, à tous les faiseurs d’opinion, médiatiques et autres, qui, pour faire de l’audience à bon compte, déroulent le tapis rouge à un manipulateur professionnel.

Taisez-vous, par pitié!

Emoi au Spa des Bains d’Yverdon, une cliente d’aspect par ailleurs normal manifeste la prétention inconcevable de faire respecter les écriteaux invitant à limiter la pollution verbale dans ce lieu de détente, accessible moyennant un  supplément par rapport au prix de la piscine. Comme il s’agit de moi, je peux vous donner tous les détails.

D’abord, dans le jacuzzi, je me suis adressée, poliment mais fermement, à deux messieurs qui, dans une langue slave par moi non identifiable, tchatchaient en continu et à haute voix depuis dix minutes sur des thèmes apparemment culturels (je crois avoir entendu le nom d’un théâtre européen), sans le moindre égard pour les six ou sept autres individus qui, les yeux fermés, tentaient de faire le vide en s’abandonnant à la caresse des bulles. Et ensuite, sur un ton, je l’avoue, un peu plus agacé, j’ai interpellé une femme et trois hommes qui, après de multiples allées et venues rigolardes et venteuses entre l’intérieur et l’extérieur du sauna, s’étaient installés en cercle sur les banquettes dans la manifeste intention de se raconter, à 70 degrés, leurs vies depuis trois mois.

Ceux-là parlaient français avec l’accent vaudois, mais rien n’est plus cosmopolite que l’incivilité. Je ne passe pas ma vie à aller au Spa d’Yverdon ou d’ailleurs, et donc mon expérience est assez limitée, mais je n’ai jamais constaté de différence  entre les nationalités, pas plus qu’entre les sexes.  Une fois, j’avais dû me farcir le récit haut en couleurs du mariage du fils de l’une des deux dames genevoises qui suaient à un mètre de moi dans le hammam, et une autre fois  j’avais été carrément plongée dans une ambiance de Carnaval de Rio grâce à un trio de jeunes Brésiliens sémillants (deux filles et un garçon en mode séduction triangulaire).

Dans les deux cas racontés plus haut, les pollueurs sonores ont obtempéré, de plus ou moins bonne grâce, même si l’un des deux amateurs de théâtre est allé par la suite quérir confirmation du bien-fondé de mes protestations auprès de l’employée du Spa. Ils se sont mis à chuchoter…puis se sont tus…puis, au bout de deux minutes ont déserté jacuzzi et sauna, comme si je les avais privés du véritable but de leur présence en ces lieux: communiquer ! Et c’est ce qui m’a le plus stupéfiée dans cette histoire : l’incapacité désormais généralisée de simplement imaginer qu’il pourrait exister, dans l’espace public, de rares et minuscules enclaves où les gens auraient le droit (ayant payé pour cela, bien entendu !) de se relaxer le corps et l’âme sans devoir écouter, de la bouche de parfaits inconnus, le compte-rendu d’une colique rénale ou d’un entretien avec une DRH.

Peut-être l’indice d’une perte symétrique encore plus grave chez une bonne partie de nos contemporains –  la perte du besoin de se découper, de temps en temps, des instants privilégiés pour écouter le son de sa propre vie intérieure, à l’abri du bruit de fond permanent de la vie d’autrui.