«L’économie» et le travail gratuit

1,5 milliards ? Ou «seulement» 80 millions ? Les deux chiffres ont circulé dans les médias à propos du nombre d’heures consacrées chaque année bénévolement par la population suisse aux soins à des proches malades. Il me semble avoir compris que le premier chiffre inclut tous les cas de figure, tandis que le deuxième se réfère uniquement à l’assistance d’enfants gravement malades par leurs parents. C’est pour ces derniers que le Conseil fédéral préconise l’instauration d’un congé payé de 14 semaines, toutes les autres situations ne donnant droit qu’à une distribution de cacahuètes (quelques jours par an).

Celles et ceux qu’on appelle pudiquement les «proches aidants» mettent souvent en péril leur propre équilibre physique, psychique et financier, et un tel «geste» en faveur d’une partie d’entre elles et eux serait certainement bienvenu. Mais le problème est beaucoup plus vaste et surtout d’une autre nature. Il concerne le fonctionnement général de notre société, qui s’effondrerait avec pertes et fracas sans la vertigineuse quantité d’heures de travail gratuit (le milliard étant une unité ridiculement petite pour les compter) qui lui permettent de tourner. Tâches ménagères et éducatives, assistance aux personnes âgées (pas nécessairement malades), dépannages et entraide en tous genres à l’échelle du quartier ou de l’immeuble… que deviendrait la sacrosainte «économie» si plus personne ne versait ces torrents d’huile dans les rouages de la machine sociale ? Or toute cette énorme contribution non rémunérée à la bonne marche de «l’économie», au sens étroit du terme, n’est comptabilisée nulle part.

Entendons-nous, une bonne partie du travail de care (soins au sens large) n’a pas à être directement payée, ce serait une triste marchandisation des relations humaines. Mais il faudrait au moins, premièrement, que ce travail cesse d’être hypocritement occulté, comme s’il n’existait pas, ce qui changerait radicalement notre vision de la comptabilité nationale ; et deuxièmement, que des mécanismes soient mis en place pour qu’il soit plus équitablement partagé, notamment entre les hommes et les femmes. Au vu de la dernière décision en date du Conseil fédéral sur le congé paternité, on n’en prend pas le chemin.

Où est passé mon t-shirt fuchsia?

Le 14 juin 1991, lors de la première grève des femmes, je portais un magnifique t-shirt fuchsia avec dessus écrit : Women’s studies (une discipline qui en ce temps-là donnait des boutons d’allergie à la plupart des mandarins académiques). Je l’ai revu il y a quelques temps sur une photo où je tiens l’échelle à une autre femme en train de changer un nom de rue. Malheureusement, je ne sais pas où il est passé. Il a disparu dans un déménagement, ou bien je l’ai jeté parce qu’il était usé. Il va falloir que je m’en rachète un. Je ne suis pas du genre à faire des frais de toilette pour un mariage – mais là c’est différent, ça s’impose !

Beaucoup de choses ont changé en dix-huit ans, et pas seulement les Women’s studies, qui ont désormais conquis leur place dans les cursus des universités. Par exemple, cette mère au foyer du reportage de «Temps présent » consacré, à l’époque, à cette grève inouïe: prenant conscience qu’elle travaille douze heures par jour gratis, elle suspend, comme des milliers d’autres, son balai à la fenêtre.  Probablement sa fille exerce un emploi à temps partiel, elle a un compagnon qui s’acquitte, sur instructions, d’environ un quart des tâches domestiques et les douze heures par jour, elle les passe, comme on dit, à «concilier». Cette fois, il y aura sûrement moins de balais aux fenêtres – peut-être des sacs de cailloux représentant la charge mentale, ce nouveau fardeau des mères de famille «libérées»? Ce qui est sûr, c’est que de nouveau la grève de cette année mettra l’imagination des femmes au pouvoir, sous des formes inédites, pour appuyer là où ça fait mal maintenant – les injustices anciennes qui étaient restées cachées et celles, nouvelles, produites par une «égalité» boiteuse.

«Vous y étiez ?» m’a demandé une jeune femme inconnue à une projection publique de ce «Temps présent» historique. «Bien sûr !» «Et cette année, vous y serez ?» «Evidemment !» Cette jeune femme m’a émue et je lui ai souhaité mentalement d’éprouver dans vingt ans, ou dans quarante, ce même bonheur : d’avoir été une féministe au long cours, de s’être battue, avec ses amies les plus précieuses, pour essayer de changer la vie de toutes les femmes, d’avoir connu et de connaître encore la sororité de l’engagement partagé.