1,5 milliards ? Ou «seulement» 80 millions ? Les deux chiffres ont circulé dans les médias à propos du nombre d’heures consacrées chaque année bénévolement par la population suisse aux soins à des proches malades. Il me semble avoir compris que le premier chiffre inclut tous les cas de figure, tandis que le deuxième se réfère uniquement à l’assistance d’enfants gravement malades par leurs parents. C’est pour ces derniers que le Conseil fédéral préconise l’instauration d’un congé payé de 14 semaines, toutes les autres situations ne donnant droit qu’à une distribution de cacahuètes (quelques jours par an).
Celles et ceux qu’on appelle pudiquement les «proches aidants» mettent souvent en péril leur propre équilibre physique, psychique et financier, et un tel «geste» en faveur d’une partie d’entre elles et eux serait certainement bienvenu. Mais le problème est beaucoup plus vaste et surtout d’une autre nature. Il concerne le fonctionnement général de notre société, qui s’effondrerait avec pertes et fracas sans la vertigineuse quantité d’heures de travail gratuit (le milliard étant une unité ridiculement petite pour les compter) qui lui permettent de tourner. Tâches ménagères et éducatives, assistance aux personnes âgées (pas nécessairement malades), dépannages et entraide en tous genres à l’échelle du quartier ou de l’immeuble… que deviendrait la sacrosainte «économie» si plus personne ne versait ces torrents d’huile dans les rouages de la machine sociale ? Or toute cette énorme contribution non rémunérée à la bonne marche de «l’économie», au sens étroit du terme, n’est comptabilisée nulle part.
Entendons-nous, une bonne partie du travail de care (soins au sens large) n’a pas à être directement payée, ce serait une triste marchandisation des relations humaines. Mais il faudrait au moins, premièrement, que ce travail cesse d’être hypocritement occulté, comme s’il n’existait pas, ce qui changerait radicalement notre vision de la comptabilité nationale ; et deuxièmement, que des mécanismes soient mis en place pour qu’il soit plus équitablement partagé, notamment entre les hommes et les femmes. Au vu de la dernière décision en date du Conseil fédéral sur le congé paternité, on n’en prend pas le chemin.
Je suis d’avis aussi que le travail de « care » directement payé aurait quelque chose de triste. Mais ce serait quand même un appui pour la famille qui s’occupe seule de la personne âgée ou dépendante, et pas seulement pour le temps et les efforts consacrés. La « famille » c’est parfois l’épouse déjà âgée qui fait la toilette journalière, les transferts entre le lit et le fauteuil roulant, le changement des langes et des draps de lit de son mari… Si les règlements de l’aide financière dans ce genre de cas de figure n’ont pas changé depuis les dernières années, les frais matériels sont à la charge du couple, quand bien même il ne touche que l’AVS, et le montant n’est pas négligeable. Mais le recours au CMS qui assiste à domicile est possible, et le tarif horaire est dégressif en fonction du revenu du couple. C’est donc (ou c’était ?) un peu « tout ou rien ». Alors bien sûr on pourrait dire à l’épouse : « Mais appelez le CMS, vous y avez droit, c’est trop pour vous !.. » C’est une situation courante, en raison du lien affectif, du sens du devoir, et on peut le comprendre. Donc si cette aide financière directe n’existe toujours pas, nous pouvons nous poser la question de la charge qu’elle représenterait pour soutenir le couple qui veut s’en sortir seul. L’aide à domicile du CMS a un coût réel de 80.- / heure (2010), ce tarif ne concerne pas que le travail infirmier ou ergo, mais également la simple aide au ménage courant, y compris le temps de conversation minuté qui apporte un soutien à la solitude. Le paiement direct, même partiel, n’entraînerait pas un surplus de dépenses pour la collectivité, à mon avis ce pourrait être le contraire. L’équation « Vous n’arrivez pas seul(e) ? C’est trop lourd en efforts et financièrement ? Alors faites-vous aider… » n’est pas applicable aussi simplement, le constat des comportements affectifs dans la réalité le confirme, et ce n’est pas à déplorer comme s’il s’agissait d’une erreur de raisonnement de la personne âgée. Elle mériterait qu’on la soutienne dans sa volonté et son choix, à moins bien sûr qu’elle mette clairement en péril sa santé en voulant aller au-delà de ses forces.