Le Kidsphone qui fait froid dans le dos

On a longtemps utilisé, pour soumettre les enfants aux normes établies par l’autorité parentale, des méthodes psychologiquement rudimentaires : péroraisons, engueulades, menaces (de privation d’argent de poche ou de sorties), portes claquées ou fermées à clé, peut-être pas du sang mais en tout cas de la sueur et des larmes. Je ne parle pas de l’horreur des «châtiments corporels», je parle de cette espèce de tribut biologique que beaucoup de parents étaient prêts à payer pour se faire obéir par leur progéniture, taper matériellement le poing sur la table à manger, aboyer des ordres à s’enrouer la voix, aller se coucher avec les boyaux tordus de rage.

Aujourd’hui, ces mœurs primitives n’ont pas complètement disparu, mais les parents qui le souhaitent, pour mater leur progéniture, peuvent recourir à une technologie sans contact, comme ils le font à la caisse du supermarché. Sunrise met sur le marché un smartphone pour enfants dont les parents peuvent prendre le contrôle intégral (Le Temps du 23 novembre). Une application permet non seulement de tout savoir sur qui appelle l’enfant et qui il/elle appelle, à quels jeux il/elle joue, quels sites elle/il consulte, mais d’intervenir en bloquant le smartphone d’un simple clic, au lieu de s’engager dans des négociations qui mettent le système nerveux à dure épreuve.

Plus fort encore, les ordres du parent s’affichent sur l’écran et mettent l’appareil hors d’usage s’ils ne sont pas exécutés : «va te brosser les dents», «va prendre ta douche», «va faire tes devoirs». Aucun besoin, pour le parent, de mouiller sa chemise en affrontant la proximité physique de l’enfant, aucun besoin de se mettre en danger en laissant transparaître ses propres faiblesses. L’injonction la plus paradoxale étant : «pause câlin».

L’éducation des enfants à l’autodétermination responsable a toujours été la plus difficile des tâches éducatives. Elle demande du temps, de l’intelligence, de l’endurance physique et psychique, la capacité de reconnaître ses erreurs sans renoncer à transmettre des valeurs. Les enfants des générations passées ont été souvent endommagés, et parfois massacrés, par l’ignorance psychologique et la sauvagerie pédagogique de celles et ceux qui les ont élevés. Mais la virtualisation absolutiste de l’éducation représentée par le Kidsphone de Sunrise fait froid dans le dos.

Votations: une idée si petite

Je viens de remplir mon bulletin de vote par correspondance. J’ai fait ça à toute vitesse, mes décisions étant prises depuis bien avant de recevoir l’enveloppe, et les lectrices et lecteurs fidèles de ce blog vont deviner sans peine où j’ai mis mes petites croix : deux fois OUI. Mais j’ai quand même lu consciencieusement la brochure d’information, et j’ai été frappée par une curiosité stylistique : la répétition de la même expression dans les recommandations négatives du Conseil Fédéral et du Parlement pour l’une et l’autre des deux initiatives (voir rubrique «en bref», p. 5 et p. 7).

Aux yeux de nos autorités, l’initiative sur les entreprises responsables va trop loin, quant à l’initiative sur l’interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre, elle va clairement trop loin. Dans le deuxième cas, l’adjonction de l’adverbe clairement laisse transparaître, classiquement, l’inquiétude que le message ne soit pas si clair que ça. D’autant plus que la deuxième moitié de la phrase (L’initiative va clairement trop loin et ne permettra pas d’éviter les guerres) fait penser à la fameuse plaidoirie de défense d’un avocat peu porté sur la logique : mon client n’a pas tué la victime et d’ailleurs c’était de la légitime défense. Quoi qu’il en soit, l’idée est identique d’un texte à l’autre, et elle est si petite que c’est une non-idée.

La Suisse est un petit pays où ne pas aller trop loin est une seconde nature : une fraction de seconde de déconcentration quand on est aux manettes d’un FA-18, et on se retrouve à l’étranger sans s’en apercevoir. Il faut croire que cette contrainte territoriale a déteint sur la pensée politique. De crainte d’aller trop loin, les gens qui nous gouvernent s’autorisent rarement à tout simplement voir loin. Voir un monde futur dont la prospérité globale serait bâtie sur d’autres ressources que celles actuellement disponibles à court terme dans les pays économiquement dominants, utilisées depuis toujours et qui ont soi-disant fait leurs preuves : entre autres l’exploitation des populations pauvres, la destruction de l’environnement, la production d’engins faits pour tuer.