Faune humaine en difficulté

Les balades en montagne favorisant la méditation, voici quelques petits fragments de mon vagabondage mental, pas plus tard qu’hier, lors d’une excursion au lac de Tanay, dans le Chablais valaisan. Je commence par un truc bien lourd, à plomber le 1er août, mais après vous verrez que c’est plus divertissant.

Les médias, se basant sur une étude scientifique, nous ont récemment alertés sur la destruction massive en cours d’une grande partie du patrimoine faunistique de la planète : nous serions dans une période comparable à celle de la disparition des dinosaures, il y a plusieurs dizaines de millions d’années. Notre évolution culturelle (exacerbation de l’idéologie de l’hypermobilité,  exploitation maximale des ressources naturelles, etc.) se reflète, même si apparemment ça ne nous empêche pas de dormir la nuit,  dans un changement spectaculaire des données biologiques de notre environnement.

Bon, maintenant j’en reviens à la dimension d’un minuscule individu humain, moi, qui a entrepris d’effectuer la montée du Flon (Vouvry) au col de Tanay (50 minutes d’après le panneau jaune, un peu plus si on prend ses aises), par une journée d’été raisonnablement chaude mais pas caniculaire. Rien d’héroïque, en somme, pour une personne en bonne santé, même ayant un certain nombre de décennies au compteur, ce qui est mon cas. Mais tel ne semble pas être l’avis de la majorité des randonneuses et randonneurs, quasiment tous bien plus jeunes que moi, qui m’emboîtent ou dont j’emboîte le pas à l’aller, ou que je croise au retour.

Il y a beaucoup de souffrance sur ce chemin, ça sue comme des bœufs, ça gémit, ça interroge avec angoisse le regard de ceux et celles qui descendent, est-ce que c’est encore loin, combien va durer ce supplice ? Lors d’un petit échange humoristique avec un groupe de sympathiques étudiants (des garçons), qui me félicitent pour le courage dont je fais preuve «à mon âge», je finis par me rendre compte que le problème est effectivement générationnel, mais à l’envers. «Vous comprenez, m’explique l’un d’eux, c’est une question de mode de vie, les écrans, la bibliothèque, la pizzeria, on n’a pas le temps pour la cardio, et voilà le résultat».

Je ne vais pas pousser plus loin, pour cause d’incompétence, l’analyse des raisons de la méforme physique qui semble être celle de beaucoup de vingtenaires ou trentenaires contemporains. Mais là aussi, probablement, comme pour la faune, la culture modifie la biologie. J’aimerais bien avoir des statistiques comparatives sur le nombre de personnes qui faisaient la course des Cornettes de Bise (plusieurs heures de montée à partir du lac de Tanay) en 1980 et qui la font en 2017. Tiens, les Cornettes de Bise. Je me souviens que, pendant cette ascension pour le coup vraiment héroïque, nous préparions du thé en faisant fondre l’eau des névés. Je me demande si, aujourd’hui, il y a encore des névés.

Digression estivale sur l’amitié

Les petites chroniques publiées dans les pages estivales du Temps n’ont pas la prétention de faire réfléchir au système de valeurs qui régit notre société, elles sont là pour nous divertir une poignée de secondes tout en contribuant à pallier le ralentissement de l’actualité. Il faut les prendre pour ce qu’elles sont et c’est ce que je fais généralement, souvent avec plaisir. Mais il y a quelque chose de pourri au royaume des historiettes vacancières lorsque la chroniqueuse en profite pour nous fourguer en contrebande une vision de l’éthique des relations humaines qui mériterait un débat de fond. Alors je prends le risque de sortir mon canon pour tirer sur ce moineau.

Marie-Pierre Genecand s’étonne (LT du 19 juillet) que Mélanie, 19 ans, se sente trahie par le projet de sa copine Léa, même âge, d’associer en partie son tout nouvel amoureux Samuel, rencontré peu avant le départ, à un grand périple asiatique en duo rêvé et préparé par les deux amies «depuis plusieurs années». La chroniqueuse, ne reculant devant aucun poncif («ne dit-on pas des voyages qu’ils forment la jeunesse ?») reproche à mots plus ou moins couverts à Mélanie sa possessivité et son manque d’ouverture. Les bras m’en tombent. Parce que, loin de se réduire à une «dispute de préau», cette anecdote pour réseaux sociaux en dit long sur l’analphabétisme de Léa (qui a pour elle l’excuse de la jeunesse) et surtout, malheureusement, de l’auteure de la chronique (qui doit avoir, à la louche, une trentaine d’années de plus qu’elle) s’agissant de l’une des expériences affectives et morales les plus précieuses qu’il peut nous être donné de vivre: l’amitié vraie.

Ayant eu et ayant encore et toujours le privilège (à un âge encore plus mûr que celui, présumé, de la chroniqueuse) de vivre cette expérience, j’ai envie de dire à Léa qu’il y a deux sortes de copines: celles avec qui la relation flotte au gré des flux et des reflux de la vie, notamment amoureuse,  de l’une et de l’autre (je rencontre le prince charmant et hop, tu passes au second plan – en tout cas jusqu’au moment où je vais revenir te pleurer dans le gilet parce que le prince charmant est allé charmer ailleurs) ; et celles avec qui la relation est basée sur la fidélité, le bonheur immuable des confidences et de la confiance, le respect absolu des engagements mutuels – indépendamment des chéris, amants et autres maris qui passent ou s’installent dans la vie de l’une et de l’autre. Celles-là restent à travers les années et les décennies. A 19 ans, ce n’est pas trop tôt pour y penser.

Les causes profondes de la discrimination salariale

Le débat sur les moyens de venir à bout de l’inégalité des salaires entre femmes et hommes, actuellement relancé par un projet de loi,  a quelque chose de fascinant. La gauche et les syndicats réclament des mesures volontaristes, des contrôles, des sanctions. Les chefs et les cheffes d’entreprise se rebiffent contre l’intrusion de l’Etat dans leur politique salariale et contre l’obligation d’établir régulièrement des rapports chronophages, mais font aussi observer que la détermination d’une rémunération dépend d’une telle quantité de variables que la comparaison sur la seule base du sexe est impraticable : c’est ce que disait plus ou moins explicitement, le 6 juillet matin, sur les ondes de la RTS, Nicola Thibaudeau, la patronne de MPS Micro Precision Systems à Bienne – par ailleurs connue pour son attachement au principe de l’égalité des sexes dans son entreprise. Et c’est là que l’affaire devient fascinante : vouloir totalement supprimer ces 7,7 milliards de différence (chiffre avéré) entre ce que gagnent les hommes et ce que gagnent les femmes, c’est comme vouloir attraper des poissons vivants à mains nues : ça frétille, ça glisse et ça file dans le courant.

D’après les chiffres présentés par Simonetta Sommaruga à l’appui de son (très modeste) projet de loi visant à réaliser une égalité salariale inscrite dans la Constitution fédérale depuis 1981, l’écart entre les salaires masculins et les salaires féminins est de 18%. Un peu moins de la moitié de cet écart (7.4%) semble relever d’une pure discrimination, c’est-à-dire qu’il est inexplicable par des facteurs autres que le sexe : et c’est bien assez pour justifier que l’on demande aux entreprises de mettre de côté leurs états d’âme libéraux, de rendre compte de cette injustice et de la réparer. Quant au reste, il dépendrait de ces fameuses variables inhérentes à la situation et à la biographie personnelle des employé.e.s – formation spécifique, trajet professionnel, ancienneté, disponibilité, productivité etc. – qui comme par hasard pénalisent les femmes, sans qu’on puisse imputer aux seules entreprises la discrimination effective qui en découle.

Le problème de l’inégalité salariale n’est pas uniquement un problème interne au monde de l’économie ; il renvoie à l’attribution séculaire aux femmes de la responsabilité de la vie familiale, aux attentes différentes que la société continue encore aujourd’hui à adresser aux deux sexes, à l’intériorisation par les femmes elles-mêmes de leur moindre légitimité à faire valoir leurs droits (pas seulement salariaux) en matière de travail rémunéré. Il ne pourra pas être résolu sans une réflexion de fond sur les aspects «genrés» du lien intrinsèque entre vie professionnelle et vie privée. Autant dire que la pêche va rester maigre encore un certain temps.