Vale, une entreprise qui vous veut du bien

Vale, c’est la multinationale minière responsable de la mort ou de la disparition, ces derniers jours, au sud-est du Brésil, de centaines de personnes, à la suite de la rupture consécutive de deux barrages de rejets industriels. Sa contribution exemplaire à la dévastation et à la pollution de la région amazonienne, et la ténacité peu commune qu’elle déploie à bafouer tous azimuts les droits humains ont déjà été récompensées en 2012 par le prestigieux Prix du Public de l’organisation Public Eye (ex-Déclaration de Berne). Son nom veut dire vallée en portugais, mais quant à moi, qui ne sais pas le portugais mais qui ai encore en tête quelques souvenirs de latin, je ne peux pas m’empêcher d’y entendre un message subliminal, émis involontairement (ou pas – là, ce serait du grand art) par son service de communication.

Vale ! Porte-toi bien ! disaient les anciens Romains à leurs amis en partance pour la guerre ou pour une mission dans les marches de l’Empire. Nos chemins se séparent, seuls les dieux savent si nous nous reverrons, mais je te souhaite le meilleur, là où tu vas. Et moi aussi, dit Vale, je vous souhaite le meilleur. Porte-toi bien, toi, le travailleur exploité, malade ou mis à la porte pour activités syndicales ! Porte-toi bien, toi l’habitante du Minas Gerais dont la maison et la famille ont été englouties par des millions de mètres cubes de boues toxiques ! Portez-vous bien, vous, les victimes de partout de la dura lex sed lex du profit ! Vale n’est pas un monstre, non, Vale a un cœur, à preuve, chaque famille de personne disparue va recevoir l’équivalent de 23.000 euros, ce qui n’est pas rien, il faut en convenir. Vale vous souhaite de bien vous porter dans vos communautés détruites, vos forêts massacrées, au bord de vos cours d’eau empoisonnés. Elle vous le dit, forte du soutien des décideurs et décideuses du monde entier, qui n’ont pas de plus cher désir que de sauver nos habitats, protéger les droits des plus faibles et instaurer la justice sociale. De quoi être optimistes pour notre avenir.

Merci, Laure Adler, l’imaginaire, il n’y a que ça!

AAAAHHHH !!!!! Comme j’étais seule dans la pièce, j’ai pu pousser ce cri primal, non de terreur mais de satisfaction, en lisant l’interview de Laure Adler dans l’édition de ce jeudi 17 janvier du Temps. En particulier cette phrase : «Il faut faire plus confiance aux femmes à la fois dans leur scientificité, leur rigueur, leur intellectualisme, mais aussi dans leur imaginaire.» Moi qui ai intitulé ce blog Imaginaires, quand on m’a proposé de le tenir il y a trois ans, une phrase de ce genre, je l’attendais depuis longtemps.

La culture, c’est un champ relativement peu labouré par le féminisme, mainstream mais aussi académique, au moins pour trois raisons. Primo, c’est un domaine où, avec raison, la notion de justice n’a pas cours : le talent ne se mesure pas et le succès, comme l’amour, est enfant de Bohème et n’a jamais connu de lois. Deuxio, la culture est invisible : on voit ses produits, les œuvres, on les consomme, on en jouit, mais qui a envie de se gâcher le plaisir en allant farfouiller dans le terreau qui les nourrit ? Et tertio, la culture, c’est plus vieux que les murs de Troie, c’est notre passé, c’est là d’où nous venons, nous en avons toutes et tous besoin pour trouver notre place dans la vie.

«C’est l’histoire de la domination masculine, dit Laure Adler. Pour pouvoir créer, les femmes doivent sortir leur univers symbolique de leur tête, de leur cerveau, représenter le monde autrement que ce qu’elles voient.» Ce qu’elles voient, c’est le monde tel qu’il est représenté depuis toujours, Eve et la pomme, Blanche-Neige avec seau et balai, souvent femme varie et fol est qui s’y fie, va voir maman papa travaille etc. Renverser tout ça, c’est les douze travaux d’Herculine. Mais il y en a, des braves qui ont commencé, comme par exemple (citée par Laure Adler) la sculptrice Louise Bourgeois avec son araignée monstrueuse, sobrement intitulée : Maman.

L’imagination des femmes, dit encore Laure Adler, «peut nous aider à vivre plus intensément le monde». Je ne suis personnellement pas convaincue que l’imaginaire féminin et l’imaginaire masculin soient définitivement complémentaires, je pense plutôt que si un jour (lointain), l’imaginaire réprimé des femmes acquiert autant d’autorité que celui des hommes, la grande aventure de l’imaginaire humain prendra d’autres chemins. Mais pour l’instant, nous en sommes encore à considérer comme universel l’imaginaire d’une moitié de l’humanité.

Charlie-Hebdo et les Lumières

Dans le numéro commémoratif de l’attentat d’il y a quatre ans, l’éditorialiste de Charlie-Hebdo dénonce le climat «anti-Lumières» qui règnerait désormais en France. Un réflexe d’ancienne journaliste me fait employer le conditionnel, s’agissant d’une opinion rapportée – mais en réalité, je suis d’accord, cent fois d’accord. Sauf que de mon point de vue la déploration n’est pas de mise – il faudrait plutôt remplacer les ampoules, pour voir plus loin que le bout du nez de Mahomet.

Les Lumières, c’est un formidable mouvement de pensée qui, il y a deux siècles et demi, a permis aux Français de se débarrasser de la monarchie absolue et des restes les plus visibles du régime féodal, et à de nombreux autres peuples d’avancer, chacun à son rythme, avec beaucoup de lenteurs et de retours en arrière, vers l’Etat de droit, le libéralisme et l’émancipation, notamment de l’oppression cléricale. Mais les Lumières, historiquement, ça a été une affaire d’hommes blancs, «occidentaux» des deux côtés de l’Atlantique, qui au moment même où , eux, «se libéraient», colonisaient de plus belle et réduisaient en esclavage de vastes portions du reste de l’humanité – tout en consolidant, au nom de la Raison, la hiérarchie patriarcale des sexes.

Les Lumières ont allègrement laissé dans l’ombre les noirs, les jaunes, les rouges et les marron ; les animistes, les musulmans et tous ces autres «orientaux» pratiquant des cultes pittoresques ; les femmes blanches et bien sûr celles de toutes les couleurs ; les homosexuels, les romanichels, les fous, les pas assez savants, ou pas assez riches, ça va souvent ensemble, pour participer à la mise en coupe réglée de la planète. Maintenant, toutes et tous ces exclus se rebellent dans le désordre, dans une confusion qui, à première vue, contredit la Raison ; mais c’était une Raison faussement universelle, une arnaque dont le démasquage est, il est vrai, au prix d’un certain retour d’obscurité.

Les Lumières, ça a bien servi contre les lettres de cachet ou contre la dictature de la Bible sur la science (qu’avait expérimentée, par exemple, Galilée) ; mais désormais il faudrait autre chose, des éclairages plus puissants et à plus large spectre, une Raison inclusive de toute la diversité et aussi de toute la complexité humaine. Bonne Année !