Charlie-Hebdo et les Lumières

Dans le numéro commémoratif de l’attentat d’il y a quatre ans, l’éditorialiste de Charlie-Hebdo dénonce le climat «anti-Lumières» qui règnerait désormais en France. Un réflexe d’ancienne journaliste me fait employer le conditionnel, s’agissant d’une opinion rapportée – mais en réalité, je suis d’accord, cent fois d’accord. Sauf que de mon point de vue la déploration n’est pas de mise – il faudrait plutôt remplacer les ampoules, pour voir plus loin que le bout du nez de Mahomet.

Les Lumières, c’est un formidable mouvement de pensée qui, il y a deux siècles et demi, a permis aux Français de se débarrasser de la monarchie absolue et des restes les plus visibles du régime féodal, et à de nombreux autres peuples d’avancer, chacun à son rythme, avec beaucoup de lenteurs et de retours en arrière, vers l’Etat de droit, le libéralisme et l’émancipation, notamment de l’oppression cléricale. Mais les Lumières, historiquement, ça a été une affaire d’hommes blancs, «occidentaux» des deux côtés de l’Atlantique, qui au moment même où , eux, «se libéraient», colonisaient de plus belle et réduisaient en esclavage de vastes portions du reste de l’humanité – tout en consolidant, au nom de la Raison, la hiérarchie patriarcale des sexes.

Les Lumières ont allègrement laissé dans l’ombre les noirs, les jaunes, les rouges et les marron ; les animistes, les musulmans et tous ces autres «orientaux» pratiquant des cultes pittoresques ; les femmes blanches et bien sûr celles de toutes les couleurs ; les homosexuels, les romanichels, les fous, les pas assez savants, ou pas assez riches, ça va souvent ensemble, pour participer à la mise en coupe réglée de la planète. Maintenant, toutes et tous ces exclus se rebellent dans le désordre, dans une confusion qui, à première vue, contredit la Raison ; mais c’était une Raison faussement universelle, une arnaque dont le démasquage est, il est vrai, au prix d’un certain retour d’obscurité.

Les Lumières, ça a bien servi contre les lettres de cachet ou contre la dictature de la Bible sur la science (qu’avait expérimentée, par exemple, Galilée) ; mais désormais il faudrait autre chose, des éclairages plus puissants et à plus large spectre, une Raison inclusive de toute la diversité et aussi de toute la complexité humaine. Bonne Année !

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.