Trop de foot

Cinq ou six fois dans ma vie, pour tenter de partager le plaisir de mon compagnon, j’ai essayé de regarder un match de foot du début à la fin. Je n’y suis jamais arrivée. C’est-à-dire : je suis bien restée assise sur le fauteuil jusqu’au bout, mais je n’ai rien compris et je me suis ennuyée à un tel point que mon esprit s’est tourné vers toutes sortes de pensées plus captivantes. Je ne connais pas les règles et n’ai pas envie de les connaître ; je dois chaque fois faire un effort pour me rappeler (j’espère ne pas me tromper ?) que l’équipe A, qui pendant la première mi-temps doit mettre le ballon dans le but de gauche, doit, pendant la deuxième mi-temps, le mettre dans le but de droite, alors que pour l’équipe B, c’est le contraire ; de plus, les grands gaillards baraqués ne sont pas mon type d’homme, je préfère les binoclards pas trop musclés.

Si vous n’aimez pas le foot, vous n’êtes pas obligée de vous en occuper, me dira-t-on. Erreur. Depuis que l’Eurofoot a commencé, mes médias préférés me forcent à m’en occuper. Je ne veux pas savoir si le pays X a battu le pays Y, et avec quel score, et lequel des deux est mieux placé pour participer à l’étape suivante, or je ne peux pas faire autrement que de le savoir, à moins de renoncer à m’informer sur le reste. Les copines se sont renseignées, il paraît que la première semaine, c’était la pire, et que d’ici au 10 juillet il y aura de moins en moins de matches. N’empêche, pendant un mois le foot aura colonisé mon cerveau de citoyenne intéressée par la marche du monde.

Bon, j’essaie de m’exercer à la tolérance, en pensant par exemple aux gens qui n’en ont rien à faire de la politique, dont le cerveau est sacrément colonisé pendant les périodes de votations. Et puis un mois, après tout, c’est vite passé. Sauf que, et là j’aggrave mon cas, je ne suis pas sûre de me réjouir particulièrement des Jeux Olympiques de Rio…

Regardez cette photo. Regardez-la bien.

donne velate e modigliani

Je suis tombée sur cette photo en lisant le dernier numéro de la revue italienne  Leggendaria   et j’ai été sidérée par sa richesse sémantique.  Elle figure dans le cadre d’un remarquable dossier sur la vision qu’ont réciproquement les unes des autres les femmes occidentales de tradition chrétienne et les femmes musulmanes vivant ici ou ailleurs.

Que voyons-nous ? Trois femmes musulmanes pesamment voilées, vues de dos, contemplent un nu féminin de Modigliani. Les visages des trois musulmanes ne sont pas visibles, mais on peut deviner qu’ils sont encadrés de tissu jusqu’au menton ; leurs formes sont enfouies dans les plis de leurs longs vêtements ; d’après leur port de tête, elles ont l’air très intéressées par le tableau. La femme nue du tableau est couchée sur le dos, un bras relevé, l’autre écarté, dans une posture à la fois cambrée, offerte, et abandonnée; on peut détailler ses seins fermes et généreux, sa taille fine, ses cuisses rondes, son sexe touffu; elle correspond à tous les canons de la beauté occidentale.

Notre première réaction est de tenter d’imaginer les pensées de ces femmes voilées devant cette femme nue. Sont-elles choquées par l’impudeur de la mise en scène? Envieuses de ce corps triomphant, alors que le leur, si ça se trouve aussi beau, est revêtu d’une tenue punitive ? Admiratives devant la qualité artistique de l’œuvre ? Peut-être un peu de tout cela à la fois.

Nous ne pouvons pas savoir ce que pensent les trois musulmanes, parce que leurs visages sont tournés vers le tableau ; mais à coup sûr, au moins, elles ont les yeux ouverts, tandis que ceux de la femme nue sont fermés. Tout ce qu’elle semble dire, de derrière l’épais voile des cils, c’est : regardez-moi, possédez-moi par le regard, je ne suis pas là pour produire du sens mais pour être investie du sens qu’on projette sur moi. De ce point de vue, Modigliani n’invente rien : il y a une dizaine d’années, le groupe d’artistes féministes Guerrilla Girls  avait fait observer que 83% des personnages représentés nus dans la section «art moderne» du Metropolitan Museum de New York étaient des femmes, alors que dans cette même section du musée les œuvres d’artistes femmes étaient moins de 5%.

Alors, que nous dit cette photo ? Elle nous dit que, dans toutes les traditions culturelles, «la femme» est cet autre de «l’homme» que les hommes décident souverainement de déshabiller ou d’habiller, d’exposer ou de cacher. Même aujourd’hui, en Occident, où les femmes ont acquis théoriquement, à la force du poignet, le statut de sujets autodéterminés, cette asymétrie originaire reste tacitement inscrite dans l’inconscient collectif. La preuve : qui s’en étonne en visitant le Louvre ou les Offices de Florence ? C’est de l’art…

Mais ce n’est pas seulement de l’art. Le dossier de Leggendaria nous rappelle les terribles difficultés que rencontrent les Séoudiennes à se faire reconnaître comme citoyennes. Or, pas plus tard que le 30 mai 2016, dans l’émission «Forum», sur La Première de la RTS, Monsieur Michel Pigenet, professeur d’histoire à la Sorbonne, a affirmé sans sourciller que le «suffrage universel» avait été instauré en France en 1848, c’est-à-dire 96 ans avant que la moitié de la population y accède. Rien à voir avec Modigliani et avec les musulmanes voilées ? Si, si, pourtant. Cette photo nous dit bien plus qu’elle n’en a l’air.