Le masque et le niqab

Une fois, dans un service d’urgences médicales (non, non, rassurez-vous , c’était il y a quelques années et je n’avais aucun symptôme respiratoire), j’ai eu un choc de peur en voyant sortir de l’ascenseur deux larges fantômes noirs dépourvus de visage. C’étaient deux femmes en niqab, objectivement terrifiantes. Mais tout aussi terrifiantes me sont apparues, tout récemment, ces deux jeunes femmes élégantes, porteuses sous le ciel bleu d’un masque sanitaire, sur la place du Dôme de Milan.

Depuis que j’ai vu cette photo dans une revue scientifique en ligne (www.scienzainrete.it) je cherche à comprendre ce qui m’a tétanisée. Comme pour les deux sombres oiseaux de l’ascenseur, je crois que c’est la violation de l’apparence humaine, la défiguration du rapport à autrui, de la libre présence dans l’espace de la vie.

Dans le cas du niqab, cette défiguration est imposée par une coutume barbare, et seulement aux êtres de sexe féminin, que le voilement de la personne entière dépossède de surcroît de toute identité sociale. Dans le cas du masque sanitaire, les deux sexes sont à la même enseigne, et les gens restent plus ou moins identifiables aux parties découvertes de leur tête et à leur corps. Pourtant, il y a là aussi quelque chose de barbare, un déni symbolique d’humanité.

Le contact est rompu avec l’environnement que nous devrions pouvoir partager avec nos semblables, l’air, les premiers souffles du printemps sur le bitume, la perception de l’humeur de cet homme, de cette femme, dans un magasin ou dans un autobus. Le sentiment d’appartenance à un même monde. La possibilité d’une parole non filtrée par un accessoire qui crée une barrière artificielle d’étrangeté.

Je ne me mêle pas de savoir qui doit porter un masque dans les circonstances actuelles, ni où, ni quand. Je suppose qu’il faut suivre les recommandations, pas toujours unanimes, il faut le reconnaître, des autorités sanitaires suisses et mondiales – ce que tout le monde ne fait pas, apparemment, puisque les pharmacies sont en rupture de stock. Je ne parle pas de cela. Je parle d’un cauchemar où nous nous contraindrions nous-mêmes à vivre en permanence sous notre petit niqab blanc portatif, renonçant à la liberté de respirer sans entraves et de communiquer avec les autres face à face.

Trump: pourquoi tant de haine?

Rassurez-vous, cette question, je me la pose à moi-même, c’est un exercice d’introspection. Donald Trump est sans doute la personne vivante sur la planète pour qui j’éprouve l’hostilité la plus violente. Je ne souhaite pas sa mort par attentat (contrairement à lui, je suis une humaniste), mais je me surprends quotidiennement à désirer avec ardeur qu’un événement ou une circonstance quelconque mette ce personnage hors d’état de nuire. Je lui consacre beaucoup trop de mon temps de cerveau disponible.

L’impeachment a raté comme prévu, et rien n’est moins sûr, d’après les expert.e.s , qu’à l’élection de novembre il cède la place à un.e démocrate. Pourquoi la perspective de quatre années trumpiennes de plus me fait-elle pareillement bouillir de rage ? Dans ma vie privée, il m’est arrivé, comme à tout le monde, de souhaiter la disparition de mon paysage de certaines personnes malfaisantes. Mais là, je crois que c’est la première fois qu’une figure publique en tant qu’individu suscite en moi une répulsion si encombrante.

Il y a sa politique, intérieure et extérieure, aux antipodes de tous mes idéaux. Il y a la destruction, qu’il est en train de mettre en oeuvre, de l’image démocratique de «l’Amérique». Mais ça, c’est de l’analyse, de la critique raisonnée. Ce qui me tord les tripes chez l’homme aux cheveux jaunes, c’est sa personnalité : irresponsable, grossière, brutale, sexiste. Ce qui m’occupe excessivement la tête, c’est un terrible sentiment d’impuissance face à l’adhésion de la moitié du peuple états-unien, non pas à la politique mais à la conduite, publique et privée, de cet homme amoral. L’idée que cette adhésion, certes manipulée, influencée par le poids de l’inculture et de l’argent, est néanmoins volontaire, dans un pays libre. Je ressasse mon manque de confiance dans l’humanité.