Une fois, dans un service d’urgences médicales (non, non, rassurez-vous , c’était il y a quelques années et je n’avais aucun symptôme respiratoire), j’ai eu un choc de peur en voyant sortir de l’ascenseur deux larges fantômes noirs dépourvus de visage. C’étaient deux femmes en niqab, objectivement terrifiantes. Mais tout aussi terrifiantes me sont apparues, tout récemment, ces deux jeunes femmes élégantes, porteuses sous le ciel bleu d’un masque sanitaire, sur la place du Dôme de Milan.
Depuis que j’ai vu cette photo dans une revue scientifique en ligne (www.scienzainrete.it) je cherche à comprendre ce qui m’a tétanisée. Comme pour les deux sombres oiseaux de l’ascenseur, je crois que c’est la violation de l’apparence humaine, la défiguration du rapport à autrui, de la libre présence dans l’espace de la vie.
Dans le cas du niqab, cette défiguration est imposée par une coutume barbare, et seulement aux êtres de sexe féminin, que le voilement de la personne entière dépossède de surcroît de toute identité sociale. Dans le cas du masque sanitaire, les deux sexes sont à la même enseigne, et les gens restent plus ou moins identifiables aux parties découvertes de leur tête et à leur corps. Pourtant, il y a là aussi quelque chose de barbare, un déni symbolique d’humanité.
Le contact est rompu avec l’environnement que nous devrions pouvoir partager avec nos semblables, l’air, les premiers souffles du printemps sur le bitume, la perception de l’humeur de cet homme, de cette femme, dans un magasin ou dans un autobus. Le sentiment d’appartenance à un même monde. La possibilité d’une parole non filtrée par un accessoire qui crée une barrière artificielle d’étrangeté.
Je ne me mêle pas de savoir qui doit porter un masque dans les circonstances actuelles, ni où, ni quand. Je suppose qu’il faut suivre les recommandations, pas toujours unanimes, il faut le reconnaître, des autorités sanitaires suisses et mondiales – ce que tout le monde ne fait pas, apparemment, puisque les pharmacies sont en rupture de stock. Je ne parle pas de cela. Je parle d’un cauchemar où nous nous contraindrions nous-mêmes à vivre en permanence sous notre petit niqab blanc portatif, renonçant à la liberté de respirer sans entraves et de communiquer avec les autres face à face.