Le Black Friday, ou la mort du désir

Ma collègue blogueuse Dorota Retelska a déjà dit des choses fort pertinentes sur ce funeste vendredi, qu’elle me pardonne d’y ajouter, moi aussi, mon grain de sel.

Contrairement à Halloween, fête importée mais ayant un sens aussi chez nous, puisqu’elle se pose en alternative au Jour des Morts chrétien, le Black Friday des commerçants n’a strictement aucune tradition ni aucune signification en Suisse. Zéro de chez zéro. Aux Etats-Unis, c’est le vendredi qui suit le jeudi de Thanksgiving, où on s’autorise une poussée de consommation après avoir remercié (Dieu ou la grandeur de l’Amérique) pour les bienfaits reçus pendant l’année. Chez nous, c’est juste une anticipation, à une date venue de nulle part, de la fièvre acheteuse de Noël.

En observant, ces jours, dans les magasins de Lausanne (c’est là que j’habite, mais c’est sans doute pareil ailleurs) toutes ces marchandises bradées par anticipation ­– dans l’attente, ce vendredi, de leur ultime dépréciation – je me suis demandé d’où vient la sensation d’avilissement que me provoque ce spectacle.

Les «actions», ça aide à boucler les fins de mois, et si des gens se sont tapé dessus, l’hiver dernier, en France, pour des pots de Nutella à prix cassé, ça veut juste dire que, contrairement à ce qu’on s’imagine dans les sphères privilégiées de la société, les tartines des enfants, ça peut peser dans le budget (de même d’ailleurs que le plein d’essence si on gagne 1200 euros par mois, comme le prouve le mouvement des «gilets jaunes»). Ce n’est pas ça.

Les soldes d’après-saison comme on les pratiquait autrefois répondaient à une logique commerciale respectable : les commerçants écoulaient leur invendus et les gens s’offraient, en différant l’achat, des biens qu’ils n’auraient pas pu s’offrir un mois plus tôt. Ce n’est pas ça non plus.

Ce qui me donne des haut-le-cœur dans ce vendredi noir (à ne pas confondre, hahaha, avec le jeudi noir de l’écroulement de la bourse en 1929), c’est la prostitution injustifiée des marchandises, à une date qui ne rime à rien, si ce n’est à diffuser l’idée que consommer à bas prix est un verbe intransitif, sans complément d’objet direct (selon la terminologie de la bonne vieille grammaire d’autrefois). Acheter pour acheter, pour profiter de l’occasion. Sinistre court-circuitage du désir.

 

Littérature: pas de quotas, mais un peu de sociologie!

La dernière sélection du Prix Goncourt 2018, dont Nicolas Mathieu est sorti vainqueur, ne comportait aucun livre écrit par une femme, et seulement 12 femmes ont obtenu, en 115 ans, le plus prestigieux des prix littéraires français. Je trouve personnellement horripilante l’idée de forcer un jury littéraire à respecter des quotas d’appartenance sexuelle. Je sympathise avec la revendication d’une parité obligatoire dans les autres domaines (par exemple, puisqu’il en est beaucoup question en ce moment, au Conseil Fédéral et dans d’autres instances politiques) ; mais la valeur estimée d’une œuvre de création résulte d’une alchimie bien trop complexe pour introduire sans précautions dans le jugement le critère du genre tout nu et tout cru. Je suis en revanche catastrophée de constater que la réflexion accessible au grand public sur les ressorts (genrés et autres) du succès littéraire reste quasiment proche de zéro.

Côté auteur-e-s : le sexe, mais aussi l’âge, l’ethnie, le style (par exemple, bagout ou timidité étudiée), l’histoire personnelle, la provenance sociale, les compétences en matière d’autopromotion. Tous ces facteurs ne sont pas juxtaposés, ils se combinent et se détournent mutuellement, donnant lieu à des profils dont le potentiel de séduction ne peut être déduit d’aucun d’entre eux seulement. Une écrivaine séduit autrement qu’un écrivain, mais n’échoue jamais à séduire seulement parce qu’elle est une femme.

Côté texte : bien sûr, s’agissant de romans, l’histoire racontée, les personnages, l’écriture, l’adéquation aux attentes du temps, les résonances avec l’actualité, ou au contraire l’originalité. De nouveau, le critère du genre interfère avec tous ces facteurs, mais pas nécessairement toujours dans le même sens. Par exemple, c’est un fait que, dans la «bonne» littérature, les personnages masculins sont dominants, et les tragédies «universelles» de l’époque sont incarnées bien plus souvent par des hommes que par des femmes. Cela étant dit, une histoire à succès, pour le public contemporain, biberonné à Metoo et aux guerres orientales, ce peut être une histoire de viol ou d’héroïques combattantes kurdes.

Côté système littéraire : c’est un jeu de pouvoir, et ce pouvoir-là, dans nos contrées, appartient toujours à des hommes blancs, généralement issus de l’establishment intellectuel. Mais un exercice astucieux du pouvoir peut amener à valoriser des talents exotiques, des écrivaines intéressantes, des auteurs, hommes et femmes, né-e-s dans les couches inférieures de la société. Ce qu’il faudrait observer de plus près, c’est l’intériorisation persistante, par les femmes qui ont leur place dans le système, des critères de légitimation, quels qu’ils soient, dictés par les héritiers de la culture patriarcale.

Alors, surtout pas de quotas, mais un peu de sociologie !