C’est l’histoire d’un type qui va s’acheter une paire de chaussures. La semelle de mesure du magasin est formelle, il lui faut du 42. Lui, cependant, s’obstine, il veut prendre du 41. «Mais vous voyez bien comme vos pieds sont coincés», objecte le vendeur. «Ecoutez, rétorque le type. Ma femme m’a quitté, j’ai perdu mon boulot, mon fils se drogue à l’héroïne et ma fille a un cancer. Alors, au moins, le soir, quand je vais me déchausser, je vais goûter un moment de bonheur.» Ce que l’histoire ne dit pas, c’est que ce même individu, interrogé anonymement par téléphone quant au degré où il se place sur l’échelle du bonheur, va probablement se qualifier d’ «assez heureux».
Un article du Temps du 28 octobre nous alerte sur les mensonges que les gens racontent sur les réseaux sociaux, mais débitent aussi aux sondeurs commerciaux et aux enquêteurs sociologiques, pour se construire un «mythe personnel» gratifiant. Nous voulons toutes et tous faire croire, aux autres mais aussi à nous-mêmes, que notre vie est une brillante réussite : notre vie familiale et amicale est sans nuages, nos dernières vacances ont été idylliques, point de vue santé et sexe nous pétons la forme, nos ambitions professionnelles se réalisent et nous passons avec joie nos soirées à visionner l’intégrale de Godard.
Cela s’appelle le «biais de désirabilité sociale», et j’ai été enchantée, en lisant l’article du Temps, de pouvoir enfin mettre un nom scientifique sur une attitude tellement répandue qu’elle en devient invisible (et donc anxiogène pour celles et ceux qui ne la percent pas à jour). Mais s’agit-il vraiment d’une spécificité de notre «société de l’affabulation et du simulacre» ? Un expert interrogé par Le Temps note qu’il n’y a en fait rien de nouveau sous le soleil et que de tous temps les animaux sociaux que nous sommes ont tenté, pour combattre l’angoisse de leur imperfection, de paraître, y compris à leurs propres yeux, meilleurs et plus comblés par l’existence qu’ils/elles ne le sont.
Moi qui ne fréquente pas les réseaux sociaux mais qui mène une vie normalement riche de contacts humains, cela fait longtemps que je me pose la question. Comment se fait-il que, d’après les études sérieuses ou foireuses dont les médias nous abreuvent périodiquement, la population suisse se déclare globalement satisfaite de ses conditions de vie, alors que la majorité des gens que je fréquente de près sont affligés par des chagrins d’amour, des deuils, des échecs professionnels, des crises d’arthrose invalidantes ou de menaçants retards d’impôts ?
De deux choses l’une. Soit j’ai moi-même cédé au «biais de désirabilité sociale» en me targuant de connaître suffisamment de monde pour avoir une idée de l’état moral de mes semblables – alors qu’en fait je ne fréquente qu’un petit cercle, non représentatif, de déprimés, ratés, frustrés et autres brouillons humains. Soit j’ai la chance d’être entourée de gens avec qui le masque du «mythe personnel» n’est pas de mise, ni de leur part ni bien sûr de ma part. Bref, avec qui on se like comme on est.