Le ventre des femmes

On apprend l’existence en Italie, dans des cimetières, d’une bonne cinquantaine de zones réservées aux fœtus de plus de vingt semaines issus d’une interruption volontaire de grossesse (par exemple, en cas de maladie grave), que la loi italienne oblige à enterrer. Ces fœtus font généralement l’objet, d’office, d’une cérémonie funèbre catholique et le nom de la femme qui a avorté est inscrit (à son insu !) sur la croix.

En Pologne, une modification restrictive de la loi rend désormais les avortements presque impossibles. La colère des femmes s’exprime dans la rue, mais avec quelles chances d’obtenir un retour à la loi précédente, un peu plus libérale, dans un pays où la tradition catholique pèse de tout son poids sur la société civile ?

Aux Etats-Unis, la nouvelle juge à la Cour Suprême nommée par Donald Trump, Amy Coney Barrett, catholique de droite, refuse de se prononcer explicitement en faveur du maintien du droit à l’avortement. Apparemment, il n’est plus question, pour le Dieu en lequel elle croit, de visser les femmes devant leurs fourneaux (elle-même a sept enfants et cela ne l’a pas empêchée de mener sa carrière de juriste), mais leur reconnaître la liberté de disposer de leur propre corps – ça, non !

L’actualité de ces dernières semaines nous rappelle avec insistance, si nous voulons bien y prêter attention malgré tous les autres graves problèmes de l’heure, la mainmise universelle des sociétés patriarcales (et presque toutes l’ont été et le sont) sur le ventre des femmes – mainmise historiquement intériorisée par les femmes elles-mêmes, ce qui a contribué à sa pérennité. Il se trouve que ces exemples récents mettent en lumière l’acharnement de l’Eglise catholique en la matière, mais le déni de l’autodétermination reproductive vient de beaucoup plus loin.

Le mode de reproduction sexué mis en place par l’évolution, avec des fonctions biologiques différentes pour les femelles et les mâles mammifères, a été arbitrairement interprété, déjà bien avant l’émergence des religions monothéistes, comme un projet social de «la nature», légitimant l’organisation d’un système où une moitié de l’humanité opprime l’autre moitié. Autorité absolue des hommes sur leur progéniture, assignation des femmes aux tâches d’«élevage», création de superstructures symboliques impliquant la sacralisation de la vie dès la conception ou, au contraire, le droit de vie et de mort des détenteurs masculins du pouvoir sur les petits de l’espèce… Tant que ces détournements sociaux et culturels originels de la différence biologique ne seront pas radicalement démantelés, se battre pour l’égalité des sexes reviendra à pisser dans un violon.

 

Heidi a de l’avenir

Je n’ai jamais lu le roman de Johanna Spyri. Ayant grandi en Italie, j’ai eu droit à une resucée italienne de l’histoire, transposée dans le Val d’Aoste, mais j’étais alors une petite citadine qui savait à peine distinguer une vache d’un mouton et tout ce lyrisme rustique m’a laissée assez froide. Plus tard, j’ai croisé sur mon chemin, à différentes occasions, le dessin animé japonais et la chansonnette yodelisante, qui ne m’ont pas donné davantage envie d’approfondir le sujet. C’est dire que je ne m’attendais pas à boire du petit-lait (de chèvre) en emmenant, il y a quelques jours, une de mes petites-filles à Maienfeld, dans les Grisons, visiter «le village de Heidi».

Agréable surprise, l’accent est mis sur une reconstitution soignée et pas trop idéalisée de la vie en milieu alpestre vers la fin du XIXe siècle, avec juste ce qu’il faut de présence des personnages humains et animaux du livre pour accrocher l’imagination des enfants. Juste ce qu’il faut de technique, aussi, pour créer une atmosphère, par exemple la simulation d’un orage dans la montagne. Bonne destination pour une virée en famille, en ces temps de repli forcé à l’intérieur de nos frontières.

Le soir à l’hôtel nous avons regardé sur l’ordinateur le film (helvético-allemand) d’Alain Gsponer, sorti à fin 2015. C’est, sauf erreur de ma part, le dernier en date inspiré de l’oeuvre de Johanna Spyri, et il est remarquable, pas seulement du fait de l’excellente prestation des deux acteurs principaux, Anuk Steffen (Heidi) et Bruno Ganz (le grand-père).

Le scénario de Petra Volpe (future réalisatrice de L’Ordre divin), délesté de toute rhétorique patriotique et religieuse, fait ressortir avec finesse l’originalité d’une histoire pour enfants dont la protagoniste est une fillette douée, ce qui était rare à l’époque de la sortie du livre (1880) et l’est resté bien longtemps après. Il met aussi en évidence le personnage de la grand-mère de Klara (l’amie allemande de Heidi), une femme sensible et intelligente, la seule qui comprend le heimweh de Heidi exilée à Francfort et l’encourage à suivre sa voie sans se plier aux conventions. Quant à l’amour de Heidi pour la montagne, il est présenté comme une passion forte et pas comme un cliché helvétique trop sucré.

J’ignore dans quelle mesure le traitement fait dans le film de ces deux thèmes – la valorisation des filles et des femmes et la puissance salvatrice d’un environnement sain – s’écarte des intentions de l’autrice du livre, mais peu importe. Il faut croire que le texte écrit par Johanna Spyri il y a 140 ans contenait le potentiel de réinterprétation qui caractérise les grandes œuvres. Aujourd’hui, on défile dans la rue pour revendiquer l’égalité des sexes et pour redonner à la nature, par-delà la vision romantique du passé, son statut de milieu vital. Heidi a de l’avenir.

T-shirt XXL: le vrai problème

Je suis d’accord, l’obligation faite aux écolières (puisque ce sont bien les filles les principales concernées) de cacher d’éventuels vêtements jugés inadéquats sous un T-shirt couvrant est une forme de stigmatisation sexiste. Je ne comprends pas comment une idée pareille a pu germer dans une société qui par ailleurs s’indigne volontiers de l’imposition du voile aux femmes musulmanes, justifié par le trouble que le corps féminin est censé susciter chez les hommes !

Cela étant dit, ne soyons pas naïves. Le port du short au ras des fesses ou du pull qui découvre le nombril est certes, dans l’esprit des filles qui l’adoptent, une affirmation de leur droit à l’autodétermination face à la société des adultes. Ce besoin de construction de soi, si important à l’adolescence, doit être reconnu et traité en tant que tel, pas stupidement brimé par des mesures punitives. Mais de tels choix vestimentaires sont aussi motivés par le désir de se conformer aux diktats d’une mode hypersexualisée qui fait le beurre de l’industrie de l’habillement et des influenceuses des réseaux sociaux. Ce qui devrait nous inciter à un peu plus de retenue dans l’usage de la notion de liberté comme argument pour s’opposer à ce malheureux T-shirt XXL.

Il faut le dire clairement, ce qui importe, dans cette histoire, ce n’est pas l’interprétation que les garçons peuvent faire d’un décolleté plongeant. S’ils croient y voir une invite sexuelle, tant pis pour eux, il faut les rééduquer, y compris, à mon avis, dans le milieu scolaire. Ce qui importe, c’est le rôle joué par un système commercial qui exploite, lui, sans états d’âme, les stéréotypes sexués, comme il exploite, par exemple, le stéréotype trash des jeans troués.

Il est impératif que les filles restent libres d’adhérer à ces stéréotypes, c’est le seul moyen d’apprendre plus tard à «jouer avec», selon leur personnalité. Mais il faudrait quand même ne pas idéaliser cette liberté, conditionnée qu’elle est par des intérêts économiques qui n’en ont rien à faire de l’autodétermination des un.e.s et des autres.