Les maux d’autrui

Laissons de côté les maux qui relèvent des circonstances de la vie privée de chacune et chacun d’entre nous et parlons de ceux qui sont produits à large échelle par les dysfonctionnements sociopolitiques de la planète. Dans ce registre, la semaine dernière a été sinistrement ordinaire. A Istanbul, à Dacca, à Bagdad et sans doute ailleurs, le terrorisme islamique a produit son contingent de corps déchiquetés ou poignardés. Dix migrantes se sont noyées en Méditerranée lors de l’enième chavirement d’un canot, augmentant ainsi de quelques unités les milliers de cadavres qui se décomposent au fond de notre belle «mer du milieu». Le «nettoyage» violent des favelas de Rio en vue des Jeux Olympiques s’est poursuivi, «pas une semaine ne se passe sans qu’un policier ne tue un jeune» déclarait récemment la mère d’une victime à 24 Heures. Inutile de continuer l’énumération, il suffirait de tenter de recenser les endroits du monde où des femmes ont été torturées sexuellement ces derniers jours pour qu’elle soit sans fin. Tous ces exemples relèvent d’une barbarie collective pratiquée par des bourreaux plus ou moins identifiables, c’est un autre sujet. Mais nous, mais moi ?

La douleur physique et morale infligée à mes sœurs et frères humains me blesse et m’indigne, comme c’est le cas, je suppose, pour la plupart d’entre nous, et je consacre une petite partie de mon activité mentale à chercher (de manière largement inefficace) à en comprendre les causes profondes et à réfléchir à d’éventuels remèdes. Cela ne m’empêche pas de me concentrer le reste du temps sur mes intéressantes occupations (qui n’ont que très indirectement à voir avec la géopolitique) ou de m’extasier sans arrière-pensées, par exemple, sur la splendeur du paysage que l’on découvre, par une belle journée d’été, du haut de la Dent de Jaman. C’est comme ça et c’est normal, seule une minuscule fraction de l’humanité a la capacité (évangélique ?) de souffrir pour son prochain comme pour soi-même.

En relisant, ces derniers jours, ce grand roman d’Alice Rivaz qu’est Le Creux de la vague, je suis tombée sur un passage saisissant. Nous sommes à Genève en 1933, l’une des protagonistes, une dame âgée engagée dans un mouvement pacifiste, assiste à une conférence d’un disciple de Gandhi, et ses pensées vagabondent : «Autrefois, elle avait eu mal à Charles, à Georges-Henri, à Daniel, à Louis… Et maintenant c’était à tel ou tel endroit de la carte, à la Chine, à l’Allemagne, au Venezuela, à l’Indochine» Oui, mais voulant être honnête avec elle-même, elle doit le reconnaître, le mal qui atteint les autres est «tout de même plus facile, moins intolérable». Et elle conclut (les italiques sont d’Alice Rivaz) :«Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui».

Où je veux en venir ? Nulle part, absolument nulle part. Si ce n’est à constater, encore une fois, que la bonne littérature est celle qui dit des choses qui dérangent vraiment, pas celle qui dit des choses qui font semblant de déranger.

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.