L’invention de l’homme d’intérieur, une affaire de design.

De toutes les revues qui ont contribué de près ou de loin à la diffusion des idées modernes, il en est une qui figure rarement dans les sources bibliographiques. Il s’agit de Playboy. Si le caractère érotique du mensuel créé en 1953 rend impossible son classement parmi les références, son intérêt en matière de design et d’architecture ne fait aucun doute. Le propos qui s’y déploie éclaire un des aspects les plus confus de l’évolution du moderne, dans la seconde moitié du 20e siècle. Celui de la mutation progressive d’un outil d’émancipation de l’humanité en simple produit de consommation.
The Playboy Town House, paru dans Playboy en mai 1962
La réédition de Pornotopie, une étude sur la dimension anthropologique et architecturale de la revue Playboy, vient perturber le clivage net qui prévaut entre presse populaire et publications savantes. Paul B. Preciado, son auteur, y dévoile en quoi le projet éditorial allait beaucoup plus loin que ne le laissait entendre la légèreté de ses couvertures. En fait, Playboy a défendu l’architecture moderne comme peu de revues populaires ont su le faire. On y trouve de grands noms, des objets de grande qualité, mais surtout un engagement ferme en faveur des mérites de la vie urbaine.
Entre 1953 et 1963, la revue basée à Chicago développe un discours combatif visant à esquisser une nouvelle identité masculine, celle du jeune célibataire urbain. Très rapidement, Playboy va se présenter comme un « magazine d’intérieur » pour homme, essayant de se faire une place entre la presse féminine et les revues de décoration. Mêlant astucieusement les genres (érotisme, littérature, design d’intérieur), Playboy rencontre dès son lancement un succès inhabituel. 
The Playboy Town House, paru dans Playboy en mai 1962

Reconquête masculine La petite révolution que revendique Hugh Hefner est celle d’avoir reconquis l’espace domestique pour le compte de l’homme. Si les termes « révolution » et « reconquête » paraissent exagérés, ils le sont moins quand on prend en considération le contexte de l’Amérique conservatrice des années 50. En ces temps de guerre froide, hantés par les figures de l’espion et du héros caché, le foyer américain est essentiellement familial, excentré dans la suburbia que la toute nouvelle culture automobile a rendue possible. Dans la vision très schématique qui sépare la maison du reste monde, l’homme disposant de l’unique voiture familiale est, par la force des choses, contraint de s’activer hors du foyer. Quant à l’espace domestique, il est pris en charge par l’épouse. Ce modèle de famille nucléaire va configurer non seulement les valeurs de plusieurs générations d’Américains, mais aussi le territoire. La ville va s’étendre, délaissant son centre pour la périphérie. Les craintes géostratégiques d’une guerre totale et urbicide poussent les familles loin des villes : la civilisation qui a fait le plus grand usage du bombardement dans son histoire récente, ne peut qu’adopter un modèle anti-urbain pour assurer son avenir.
Plus la ville s’étale, moins elle est vulnérable aux dangers qui la hantent. La menace atomique, les tensions interraciales la drogue et la criminalité peuvent rester dans la ville : l’Américain moyen n’y réside plus. Ce phénomène appelé white flight est en partie responsable du déclin des centres villes dans les années 60 et 70. 
D’après Preciado, le modèle d’étalement urbain aurait été la meilleure façon de sortir les femmes du marché du travail pour faire place aux soldats démobilisés après 45. Les femmes, éloignées du centre ville pourvoyeur d’emplois, n’avaient d’autre choix que de s’occuper du foyer. A la femme émancipée et productive des années 40, capable de remplacer les hommes partis à la guerre, va succéder la femme dépendante et cloîtrée des années 50. 
Face à cette domination du modèle pavillonnaire de banlieue, Playboy va répondre par un plaidoyer de la vie urbaine : « L’homme réclame à grand cri un logement à soi… un espace à lui rien qu’à lui… un penthouse idéal pour célibataire urbain », peut-on lire dans un éditorial de septembre 1956. Le penthouse dont rêvent les lecteurs de Playboy est la promesse d’une réappropriation de l’espace domestique, libéré de l’emprise de la femme, et replacé au centre ville. 
La ville revêt à nouveau sa dimension désirable, palpitante. Ce nouvel homme émancipé, célibataire ou divorcé, libéré du dictat de la famille, va pouvoir s’adonner à ses activités préférées : la décoration, les gadgets électroniques et les filles en tenue légère. Devenu homme d’intérieur, le nouveau célibataire revendique ainsi son droit d’exercer son goût. Hugh Hefner s’amuse alors à incarner le modèle masculin qu’il défend. Il vit en pyjama, entouré d’une trentaine de filles-bunnies, dans une sorte d’univers clos où tout est filmé. Lieu de travail et de vie, le Manoir est le premier cloître médiatique de notre ère. 
L’effort de Playboy pour défaire l’alliance ancestrale entre féminité et espace domestique trouve un certain écho dans des tentatives analogues du côté des féministes. Certaines vont jusqu’à décrire Playboy comme un vecteur de la libération sexuelle, au même titre que les mouvements féministes et pacifistes des années 60. Paul B. Preciado est quant à lui plus réservé sur ce point. Il est en effet difficile de ne pas tenir compte du caractère commercial de cette première utopie médiatique et érotique. Son rôle incontestable dans l’émergence d’un consumérisme libidinal et pharmaceutique écarte définitivement Playboy des protagonistes de la libération sexuelle.
Mutation du style moderne Comment cette épopée architecturale et érotique éclaire-t-elle la question du sens de la modernité ?Les pages de Playboy traduisent le devenir-marchandise de l’utopie moderne. Elles illustrent le passage d’une modernité fonctionnelle et idéaliste d’avant-guerre, au modernisme luxueux et stylé de la seconde moitié du 20e siècle. Pris dans les filets de la culture consumériste et des médias de masse, l’esprit moderne va progressivement perdre de vue ses impératifs éthiques, pour devenir un simple exercice de style fluctuant au gré des tendances et de la spéculation. Dans les pages de Playboy, une chaise d’Eero Saarinen cesse d’incarner la pureté et la sobriété d’un geste parfaitement mesuré pour devenir ce à quoi la société consumériste la condamne : un objet sensuel, désiré, et potentiellement appropriable. La matérialisation d’une pin-up.
Les pages architecturales de Playboy ne sont qu’un des nombreux symptômes de cette lente mutation du style moderne. Les années 50 vont ainsi voir émerger deux tendances conflictuelles. D’un côté, la contre-culture architecturale, radicale et politisée ; et de l’autre, un modernisme maniériste en rupture totale avec toute préoccupation sociale.
Devenu affaire de lifestyle et non plus de vie au sens entier du terme, le moderne glisse vers ce qu’il s’était juré de ne jamais devenir : un décor. Filmés 24 heures sur 24, les intérieurs modernes de Hugh Hefner cristallisent cette mutation. 
Ce n’est pas un hasard si l’un des architectes les plus éclectiques de notre époque figure à plusieurs reprises dans les pages de la revue. Frank Gehry esquissait déjà il y a cinquante ans les principes du bachelor pad, la garçonnière en tant qu’écosystème idéal pour l’homme nouveau. 
La maison de rêve du célibataire.

Industrialisation du spectacle érotique L’intérêt architectural de Playboy ne se résume pas au seul devenir-marchandise d’un idéal. Au-delà du génie éditorial dont fait preuve Hugh Hefner en mêlant l’interdit à l’acceptable, son projet repose sur la création d’un mythe édifié. Un lieu hors de portée, inaccessible mais présent dans l’imaginaire de tous. Espace de loisirs strictement hiérarchisé, le Manoir est la matérialisation d’une utopie. C’est d’après ce lieu mythique que vont naître toute une série d’hôtels et de clubs. Ces bordels d’un nouveau genre sont aux lieux de débauche du 19e siècle ce que sa revue est à la pornographie interdite de la même époque : des tentatives de rendre acceptable et exploitable ce qui était perçu comme interdit et condamnable. C’est ainsi que la soft prostitution virtuelle (cinématographique, photographique et bientôt numérique) va remplacer l’ancienne prostitution artisanale des cabarets et des maisons closes. 
Playboy serait finalement le signe de l’industrialisation du spectacle érotique qui commence avec l’apparition du cinéma pour atteindre son sommet avec la généralisation d’internet. « L’habitant du Penthouse Playboy est une version érotisée et commerciale de l’homme hyperconnecté de McLuhan », écrit Preciado. Le lit circulaire de Hugh Hefner, maintes fois immortalisé, cerné par tous les apparats électroniques de son époque, incarne parfaitement ce rêve cybernétique. Si tel est l’héritage de Playboy, son rôle dans la constitution de la modernité dépasse largement la question du style.  
L’homme qui travaillait en pyjama et qui ne quittait jamais son château n’est-il pas la première victime d’une pathologie dont nous sommes tous inexorablement atteints : celle de croire que le monde entier est à portée d’écran ?
L’utopie érotico-médiatique de Playboy ne raconte pas tant le déclin du moderne que le déclin du réel. Entre Disney et Hugh Hefner, les clubs de l’un et les parcs d’attractions de l’autre, se dessinent les contours de nouveaux modes d’assujettissement reposant sur le contrôle des envies. Des désirs astreints au régime de l’image, jamais assouvis, et pour cela indéfiniment exploitables.
Article initialement paru dans le revue Tracés.

Construire une maison rudimentaire. Un entretien

Dans le jardin public de Bordeaux, une élégante construction en bois rompt depuis plusieurs mois l’harmonie néoclassique du lieu. Il s’agit d’un prototype de maison rudimentaire, réalisé par un duo d’architectes, Flavien Menu et Frédérique Bachelard, dans le cadre de proto-habitat, une exposition à arc en rêve, suite à une résidence à la villa Médicis.

Christophe Catsaros : Votre enseignement à l’AA School de Londres portait sur la dimension anthropologique de l’habitat, ainsi que sur des questions d’usages et d’appropriation de l’espace par les habitants.

Flavien Menu : La question de l’habitat est importante, car elle est à la croisée de plusieurs enjeux : économiques, sociaux et territoriaux. L’habitat est devenu une véritable question lorsque nous avons été confrontés à la précarité dans laquelle vivaient la plupart de nos étudiants. Ils étaient des nomades urbains, passaient leur temps à déménager, et même ceux qui avaient certains moyens financiers se retrouvaient dans des collocations ou des micro-logements. Ils faisaient tous pourtant partie de ce qu’on pourrait appeler « une élite globalisée ».
Cela faisait écho à un contexte plus général de dégradation des conditions d’accès au logement – bail à court terme, propriété dégradée par une demande surabondante – et à plus long terme, à une difficulté d’accès à la propriété pour les classes moyennes, et même à certains égards pour les classes moyennes supérieures.
La situation d’où est né notre questionnement est celle d’une forte ségrégation autour de l’accès au logement dans les métropoles comme Londres, Paris et, à certains égards, Bordeaux. De plus en plus, le logement cesse d’incarner ses fonctions de refuge et de lieu de vie pour n’en garder qu’une seule, celle d’investissement et de produit spéculatif.

Frédérique Bachelard : À cela s’ajoutait une information assez intéressante : en Angleterre, 1/4 des personnes interrogées ne souhaite pas habiter dans un logement neuf. Nous est apparu alors l’écart entre les besoins et les désirs des habitants et le type de logement massivement produit aujourd’hui à Londres, mais aussi en Europe. Les questions de l’habitat intergénérationnel ou du travail à domicile ne trouvent pas nécessairement de réponse dans la majorité des logements proposés aujourd’hui par le marché de la construction neuve.

FM : Il y a un vrai décalage entre une demande qui pousse le marché immobilier à produire de nouveaux logements et les nouvelles flexibilités qui s’imposent à nous d’un habitat qui soit aussi le lieu de l’activité professionnelle. La crise sanitaire et le confinement n’ont fait qu’accentuer cette tendance déjà bien amorcée : celle de distinguer les espaces non plus à partir d’une affectation prédéfinie, mais à partir du degré d’intimité qu’ils offrent et de l’usage qu’on choisit d’en faire.

FB : Il y a aussi parfois un décalage entre les ambitions de mieux faire du logement et les réalités politiques et juridiques de sa production. La France est, historiquement et idéologiquement, un pays de propriétaires. Il est toutefois intéressant de regarder ce qui se fait chez nos voisins et de voir que des modèles d’habitats collectifs vertueux peuvent émerger en parallèle de celui de la propriété individuelle. Coopératives, habitat participatif, autopromotion sont encore marginaux aujourd’hui – alors qu’ils l’étaient beaucoup moins avant-guerre. Or ces modèles peuvent offrir une alternative tangible à l’accession à la propriété tout en créant un sentiment de chez-soi.

FM : C’est à partir de ces constats que nous nous sommes portés candidats à la Villa Médicis à Rome pour une recherche d’un an sur l’habitat et ses moyens de production. Il s’agit d’un projet de recherche en deux volets : l’un théorique, l’autre pratique. La partie théorique consistait à répertorier des usages pionniers partout en Europe. L’idée était de faire un tour d’horizon des projets coopératifs, ou encore des architectes qui deviennent eux-mêmes commanditaires de leurs projets, et plus généralement des nouvelles façons de créer de l’habitat sans recourir au marché immobilier.
La deuxième piste, plus pratique, consistait à devenir à notre tour acteurs de ce changement en proposant un prototype d’habitation, sorte d’artefact configuré par notre réflexion sur le sujet. Parallèlement, nous nous sommes lancés dans un projet de réalisation de 22 logements en bois avec le collectif londonien Assemble. Pour ce chantier, nous sommes devenus commanditaires d’un ensemble d’habitations flexibles et évolutives. Cela sans fortune personnelle, mais en sollicitant certains acteurs culturels et politiques capables de mettre le projet en route. Cette initiative répond à un constat : la qualité de ce qui se construit ne dépend pas seulement de la réponse apportée par des architectes, mais aussi du type de demande à laquelle ils sont appelés à répondre. C’est aussi un acte fort sur le rôle de l’architecte et sur la manière dont il devient plus actif dans la définition de la commande. En devenant nous-mêmes commanditaires, nous devenons aussi plus responsables vis-à-vis de l’impact de l’architecture sur un territoire et d’une communauté déjà là.

CC : Vous semblez tirer des leçons des stratégies de survie que déploient vos étudiants face à la situation très tendue à laquelle ils sont exposés, ainsi que des observations que vous avez pu faire à l’issue de vos visites de projets pionniers.

FB : L’atelier que nous animions à l’AA School s’appelait ordinary domesticity et consistait à répertorier différentes pratiques d’appropriation et de détournement de l’habitat d’une génération bercée par des crises rapprochées et l’arrivée massive des nouvelles technologies. Aux contacts des étudiants et de leur réflexion sur leur lieu de vie, cela nous a projeté dans les désirs et les besoins d’une génération émergente qui n’a plus forcément les moyens – et l’envie – de contracter un crédit sur trente ans pour s’installer sur le long terme dans un lieu de vie fixe.

FM : Pour cette génération, le logement n’est plus une destination, un refuge familial où l’autre est difficilement accepté. Le logement est considéré comme un hub, un lieu de transit, un lieu où l’on travaille mais aussi un lieu où l’on a des interactions sociales, un sentiment d’appartenance à une communauté. Les valeurs qui faisaient la richesse d’un lieu de vie ne sont plus les mêmes ; on recherche moins un refuge ou une protection qu’une capacité à offrir des connexions, des interactions et un vivre ensemble.

FB : Ces valeurs tiennent aussi à la capacité à répondre à des modes de vie plus vertueux. Pour une génération qui choisit son alimentation ou ses baskets sur des critères éthiques, la capacité d’un logement à refléter un mode de vie respectueux d’une éthique environnementale devient primordiale. C’est ce qu’on voit dans les opérations les plus exemplaires : une écologie sociale, environnementale et mentale.

CC : Venons-en au prototype. Est-il hors sol ? À le voir, on se l’imagine mobile, nomade.

FM: Sa conception témoigne d’une approche moins définitive et plus temporaire de l’implantation. Faut-il posséder le foncier pour y construire son logement ? Ne devrait-il pas être possible d’habiter un logement qu’on a soi-même construit sur un terrain dont on ne détient qu’un droit d’occupation temporaire ? C’est souvent le cas à Londres où le foncier est rarement vendu, mais aussi en Suisse avec les coopératives réalisées sur des terrains qui restent la propriété de la commune. Le prototype est démontable afin de permettre la restitution du terrain pour un autre usage, si cela est jugé nécessaire.

CC : À voir le prototype dans le jardin public, on pourrait penser qu’il s’agit d’un nouveau modèle d’habitat pavillonnaire.

FM : C’est un effet d’optique généré par son implantation solitaire dans un jardin public, et la nécessité de construire un prototype démonstrateur. Le prototype est censé pouvoir se développer comme un ensemble d’habitations collectives : les modules s’adossent, se superposent, s’hybrident. Il incarne aussi une tentative pour retrouver certaines qualités de l’habitat individuel dans un modèle collectif.

CC : Venons-en à la question du choix du bois. Comment ce matériau conditionne-t-il le projet ?
FM :
Le bois apporte une technicité que nous recherchons pour lui permettre d’être léger, démontable et modulable. Il permet aussi de connaître la provenance des matériaux : tous les produits qui entrent dans la construction du prototype sont issus de la région. Nous avons choisi des partenaires qui incarnent une orientation plus saine et plus locale dans l’usage du bois, et qui gèrent vertueusement leurs ressources et leurs productions. Cela fait écho aux besoins des usagers d’être informés et de connaître ce qui constitue leur habitat comme ce qu’il y a dans leur assiette : le proto-habitat s’inscrit dans cette perspective.

FB : C’est aussi pour cela que nous souhaitons montrer les matériaux qui composent le pavillon : la façade, les panneaux intérieurs, les poutres et la menuiserie expriment la matérialité brute, à l’exception de la peinture ou du vernis pour les protéger. Le bois possède cette capacité de donner à comprendre comment son habitat est fabriqué. Cette lisibilité permet aussi de le réparer, de l’améliorer ou de le personnaliser : c’est une main tendue à l’appropriation de l’habitat.

interview effectué le 25.09.2020 pour arc en rêve centre d’architecture

Histoire d’un dragon. Une lecture sociologique de certains ouvrages de franchissement

Dans Le Voyage de Chihiro, le chef-d’œuvre d’animation d’Hayao Miyazaki, l’une des épreuves subies par la jeune héroïne relate la renaissance de l’esprit d’une rivière polluée sous la forme d’un dragon volant. Cette intrusion d’un thème écologique dans ce qui est par ailleurs un sublime récit d’apprentissage n’est pas sans rapport avec l’histoire d’une rénovation d’un des grand ensemble brutaliste des années 1970 : les Pyramides à Évry, en région parisienne. Proposant un type d’habitat hybride entre le collectif et l’individuel, les Pyramides sont représentatives des efforts d’alors pour égayer par des moyens formels les grands ensembles d’habitat collectif. La complexité était supposée pallier le défaut d’urbanité des quartiers fonctionnalistes de la reconstruction. Les appartements étaient superposés en retrait, ce qui donnait aux immeubles leur forme pyramidale. Conçues par Michel Andrault et Pierre Parat, les Pyramides proposaient 2 500 habitations atypiques pourvues de grandes terrasses, parfois même d’espaces végétalisés. L’espace entre les immeubles était volontairement sinueux, transformant la déambulation en acte constitutif de l’espace public, au même titre que le jeu peut être constitutif de l’aire de jeu.
Le nouveau quartier appliquait le principe de séparation des circulations piétonnières et automobiles. Les ensembles étaient pris dans un réseau d’allées qui serpentaient entre des placettes, des aires de jeu et des entrées d’immeubles. Le mouvement courbe et la flexion étaient au cœur d’une stratégie formelle pour rompre la monotonie des immeubles orthogonaux cernés de parkings. L’un de ces chemins adoptait la forme d’un dragon, figuré dans le pavage en briques et à ses deux extrémités. La tête et la queue étaient les sculptures émergentes d’une œuvre d’Yvette Vincent-Alleaume et Bernard Alleaume qui se déployait sur plusieurs centaines de mètres et constituait le trait caractéristique d’une allée encore aujourd’hui dite du Dragon.
Les Pyramides (Evry). Michel Andrault et Pierre Parat. 1972.
Depuis 2006, le thème incrusté au sol n’existe pratiquement plus, seules la tête et la queue demeurent. Le corps a fait les frais de la rénovation qui s’est efforcée de stopper le déclin social et économique des Pyramides en résidentialisant l’espace public. L’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine s’est fixée la tâche impossible de clôturer des espaces courbes, conçus pour fonctionner comme les vecteurs d’une expérimentation ludique autour des cheminements. L’illusion de cette rénovation, l’idée que le design d’espace simplificateur et sécurisant pourrait éradiquer le déclin d’un quartier, n’avait d’égale que celle qui l’avait précédée, à savoir que le design ludique allait constituer le support d’un civisme et d’un ethos urbains. Ce qui manquait aux Pyramides, comme à la plupart des cités, ce n’est ni la clarté rationnelle ni l’espièglerie spatiale. C’était, et c’est toujours, l‘emploi et le pouvoir d’achat.
La passerelle du quai aux fleurs, DVVD
La passerelle réalisée à la même époque par DVVD architectes était l’heureuse exception dans cette rénovation qui consista à remettre littéralement de l’ordre aux Pyramides en posant des clôtures, des murets, et en redressant des voies piétonnières courbes. Elle mérite encore d’être mentionnée, pour sa façon spectaculaire de vous faire entrer dans l’esprit du lieu, tel qu’il fut conçu. La passerelle est une construction paramétrique qui traduit dans une forme englobante l’imaginaire d’un dragon disparu. La structure porteuse est constituée d’un faisceau de quatre tubes ronds, décrivant une rotation, tenus par une série de diaphragmes espacés de quatre mètres qui assurent la cohésion de l’ensemble. Figures intermédiaires entre le cercle et le carré, ces cadres évoquent le squelette d’un cétacé, ou, mieux encore, celle du dragon perdu. La passerelle accomplit deux liaisons: celle, littérale entre deux espaces piétonniers séparés par une voie automobile et celle, moins apparente, entre l’ingénierie d’un ouvrage d’art et l’imaginaire d’un lieu. Sans tomber dans la catégorie sans intérêt de la gesticulation formelle, elle parvient à re-sublimer un quartier à partir de ses propres représentations. En cela, elle constitue un seuil, c’est-à-dire un élément qui, tout en étant tourné vers le dehors, rend compte du dedans. La dimension imaginative de la passerelle n’est pas une qualité arbitrairement surajoutée, mais un élément que ses concepteurs ont trouvé sur place. Sa dimension contextuelle en fait un ouvrage adressé, capable de ressusciter l’enthousiasme et l’attrait initial du lieu par ses propres représentations. Un acte d’ingénierie suffit-il pour rétablir la confiance des habitants en leur quartier ? Probablement pas, mais l’aménagement du cadre de vie peut contribuer à inverser le sort d’un quartier. La passerelle du quai aux fleurs n’est pas seulement l’accès le plus direct depuis les Pyramides au pôle de transports. Elle est aussi la métaphore d’un cordon qui relie le quartier en tant que communauté au reste de la société. En 2001, l’exposition « Architectures non standard », au Centre Pompidou, introduisait l’idée d’une « standardisation » de l’architecture paramétrique. Générées mécaniquement, les nouvelles formes aléatoires pouvaient devenir le vecteur d’une expressivité débridée. La passerelle du quai aux fleurs poursuit cette idée en arrimant l’expérimentation formelle à un contexte social précis. L’étude attentive de ces franchissements révèle une tentative d’introduire un paramètre social dans l’algorithme qui détermine la forme de l’ouvrage. On peut l’identifier aux bords courbes et rehaussés, censés empêcher des jets de projectiles. On peut aussi ne pas en rester là et considérer sa dynamique formelle flexion comme la traduction d’un contexte topologique et social. Dans tous les cas, le lien entre ingénierie et sociologie qui se dessine dans ce projet serait une nouvelle façon de comprendre et d’interpréter le rôle de l’architecture paramétrique dans nos sociétés.

X-Ray Architecture, modernisme et tuberculose

Dans la hiérarchisation des grands thèmes qui forgent l’esprit moderne en architecture, l’hygiéniste, l’impératif d’un habitat plus sain, est incontestablement en haut de la liste. Avec X Ray architecture, Beatriz Colomina choisit d’en faire un principe structurant. Un thème relevant plus de la hantise de la mort et de l’inconscient refoulé que de l’esprit d’innovation.

Les Musiciens du ciel, film réalisé par Georges Lacombe juste avant la débâcle de 1940, constitue une archive inespérée sur un bâtiment qui ne sera plus le même à l’issue de la Seconde Guerre mondiale : la Cité de refuge, premier ouvrage d’envergure réalisé par Le Corbusier à Paris. C’est aussi le premier bâtiment d’habitation entièrement hermétique, comportant une façade vitrée de 1000 m2 sans ouvertures. Michèle Morgan y interprète une volontaire de l’Armée du Salut qui sauve un voyou parisien avant de succomber à une maladie jamais nommée, mais qui la fait beaucoup tousser. Le film comporte plusieurs minutes tournées devant et surtout à l’intérieur de l’édifice, endommagé par le bombardement de la gare d’Austerlitz. Le dépérissement de l’héroïne crée les conditions d’un mélodrame chrétien où triomphent l’abnégation et le don de soi. En arrière-fond se tisse un autre récit: celui d’un lien implicite entre la tuberculose et l’environnement moderne de l’institution dont elle porte l’uniforme.

La cité refuge, à Paris

Si Beatriz Colomina ne convoque pas ce film pour illustrer le lien entre pathologie et forme architecturale dont son dernier ouvrage cherche à rendre compte, celui-ci multiplie néanmoins les exemples, parfaitement édifiants. X Ray Architecture regorge d’exemples qui relatent l’influence de la tuberculose dans l’émergence du mouvement moderne. L’architecture serait en effet l’un des principaux domaines où se répercute la peur qu’inspire cette maladie contagieuse, Colomina faisant de la correspondance entre un langage architectural et une obsession sanitaire une corrélation véritablement structurante, et a fortiori reconductible.

Des premiers sanatoriums suisses à la généralisation du culte de la transparence miessienne, la névrose anti-bactérienne apparait ainsi comme ce qui préside à l’invention de formes épurées en architecture. L’ouvrage rappelle, parfois avec humour, l’origine sanitaire de certains principes modernes. Le culte du blanc ou le recours à l’acier tubulaire ont été des usages hospitaliers avant de devenir des gages du bon goût. Mais son analyse pousse aussi la corrélation dans ses retranchements les plus intimes. La phobie bactérienne ne serait pas une détermination parmi d’autres mais la hantise primordiale qui oriente la modernité vers son accomplissement, bien après son émergence. Ce qui apparait initialement comme une simple névrose collective devient progressivement un trauma refoulé, à l’emprise toujours croissante car jamais explicité. Colomina endosse ici le rôle du psychanalyste qui dévoile patiemment l’ampleur du déni et ses conséquences. Elle scrute les glissements sémantiques ou iconographiques chez les pionniers de la modernité. En les allongeant l’un après l’autre sur le divan, elle décèle ainsi dans les parcours individuels les comportements valétudinaires qui auraient conditionné leur propre rapport au bâti : les Eames et leurs trouvailles orthopédiques, Le Corbusier et le culte du corps, le bien-être façon gourou californien chez Neutra ou encore l’équilibre neurologique chez Adolf Loss. À travers l’anecdote touchant à l’architecte qui crée sous influence de ses hypocondries, c’est le contrechamp médico-psychiatrique de tendances architecturales qui s’expose.

Une maladie née de la ville et la façonnant en retour

La nature contagieuse de cette maladie d’origine bactérienne impose l’éloignement des sujets atteints. À Paris, à son point culminant, la tuberculose est la cause d’un décès sur trois. Si le principe d’une mise à distance des patients préserve effectivement leur entourage, les soins administrés aux tuberculeux en cure — exposition à l’air frais et au soleil — témoignent d’une méconnaissance et d’une incapacité à agir sur les véritables causes de la maladie. Captive d’un raisonnement analogique, la cure cherche à guérir les patients en les exposant à un environnement sain : c’est sur cette hypothèse que repose l’essor des sanatoriums qui vont prospérer jusqu’à la généralisation des antibiotiques, en 1940. Ce sont ces derniers qui mettront effectivement fin à l’hécatombe, et non les soins administrés dans les établissements spécialisés.

Le sanatorium et ses illusions sont pour Colomina à l’origine de l’imaginaire moderniste qui y voit la source cardinale de ses grands principes. Aussi décrit-elle avec soin, à la manière de Michel Foucault, les errements médicaux de ces établissements qui représentent à l’époque une véritable industrie pour un pays comme la Suisse. Colomina décrit les pratiques de sélection des patients les plus robustes afin d’enjoliver les statistiques de rétablissement, et surtout le traitement réservé à ceux dont la santé s’aggravait pendant leur séjour, reclus dans des parties isolées de l’institution et respirant le plus souvent l’air des caves. Quant aux corps des défunts, ils n’apparaissent jamais. Des rampes cachées et des accès dissimulés permettaient de les évacuer sans inquiéter la clientèle en convalescence. À Davos, on trouverait même des toboggans pour cadavres dévalant les pentes des montagnes.

La corrélation entre modernisation et assainissement se poursuivra pendant la première moitié du 20e siècle, érigeant la question de l’air pur au rang d’objectif majeur de la conception architecturale et de la planification urbaine. C’est aussi dans ce contexte que la diminution de l’exposition des habitants à la pollution industrielle devient un impératif.

Ce qui se produit entre la médecine et l’architecture présente des similitudes avec les relations qui ont souvent été observées entre l’industrie militaire et la société civile. Sitôt la guerre terminée, les innovations militaires sont rapidement reversées à l’endroit de la société civile. De façon analogue, la culture du bâti moderne fera sienne des considérations et des pratiques développées en milieu hospitalier. Si Colomina expose longuement le principe des vases communicants diffusant les caractéristiques propres aux sanatoriums, c’est qu’elle considère ces phénomènes de transmission comme un mécanisme susceptible de s’appliquer à d’autres cas.

Solarium tournant à Aix les Bains

L’illusion de la transparence

L’invention des rayons X largement utilisés dans le diagnostic de la tuberculose accompagne le développement d’un imaginaire de la transparence, conçue comme emblème du progrès. L’humanité quitte définitivement la caverne en accédant à un stade cristallin fait de reflets et de parois translucides. Ici encore, il s’agit d’exposer le substrat fantasmatique d’une pratique architecturale. Dans quel imaginaire, quel univers fantasmatique, l’architecture de verre puise-t-elle ses représentations ? En rapprochant la découverte des rayons X et l’usage du verre en architecture, Colomina parvient à requalifier la transparence moderne, montrant qu’elle est fondamentalement hantée par la mort. Comme dans le cas de l’obsession hygiéniste, il s’agit de révéler, à travers l’impact d’une nouvelle technologie médicale, une altération dans l’appréhension de ce qui est public et de ce qui est privé. Les premières radiographies sont perçues comme de véritables intrusions dans l’intimité du corps. On montre sa radio à son amant comme on s’envoie désormais un selfie osé. Cette disposition d’une technologie médicale peut à son tour être transposée en architecture. Elle permet d’exposer la dimension négative de la clarté moderne. Colomina poursuit ici un travail de longue haleine qui consiste à déconstruire, dans le sens derridien du terme, les fondamentaux diurnes de la modernité architecturale. La transparence aurait en définitive plus à voir avec le monde des reflets, des miroitements fantomatiques et des illusions qu’avec celui de la clarté et de l’omniscience optique.

Maison de Verre, 31 rue St-Guillaume, Paris

Le dernier volet de cette radiographie critique invite enfin à interroger les innovations médicales contemporaines et leur influence sur l’architecture d’aujourd’hui. Car cette renégociation entre l’intimité et la sphère publique se poursuit et se déplace perpétuellement. Quelle conception de l’habiter découlera de la nanomédecine ou de l’imagerie médicale du troisième millénaire ? Où et comment nous mettrons-nous à l’abri des nouvelles pathologies physiques et mentales? L’auteure préfère poser les termes du problème plutôt que de s’empresser d’y répondre.
X-Ray Architecture se positionne, par sa conclusion, dans la continuité du travail engagé il y a deux ans avec Mark Wigley, avec qui Beatriz Colomina a assuré le commissariat de la Biennale de Design d’Istanbul. La question de la négativité du design, sa part morbide y étaient explicitement posées. Colomina présente aujourd’hui un travail qui aurait trouvé sa place dans cette édition, mettant à nu l’inconscient collectif qui travaille souterrainement et détermine non seulement notre conception de la domesticité mais plus généralement de la forme moderne. C’est peut-être là que repose la véritable invitation que contient cet ouvrage : passer aux rayons X de l’analyse les principaux choix esthétiques qui conditionnent les choses que nous utilisons et les lieux que nous occupons.

article publié dans la revue Artpress en mars 2019.

L’avenir sera-t-il en bois?

L’Ibois, le laboratoire de l’EPFL consacré à la construction innovante en bois lance un nouvel outil de réflexion.

Les cahiers de l’Ibois proposent une radiographie sociétale, écologique, culturelle et politique de la construction en bois. À travers les travaux et analyses critiques d’auteurs issus de disciplines variées, ces cahiers laissent apparaître le rôle structurant, parfois antinomique et souvent sous-estimé de la construction en bois dans l’évolution architecturale des trois derniers siècles. Ce projet éditorial biannuel dessine les contours d’un récit original et transdisciplinaire.

Dépassant la distinction établie entre sciences humaines et sciences appliquées, les cahiers établiront des filiations alternatives pour la construction innovante en bois. Derrière ce panorama original et transversal où chercheurs, constructeurs et historiens questionnent le potentiel d’un matériau, s’affirme l’ambition d’un changement radical, dont attestent tant les recherches que les réalisations du laboratoire des constructions en bois de l’EPFL.

Trois auteurs inaugurent cette première édition des cahiers de l’Ibois : Françoise Fromonot revient sur l’épopée héroïque de Jørn Utzon et de ce qu’il a vainement tenté de réaliser au moment de la construction de l’opéra de Sydney. Stéphane Berthier offre un panorama assez complet de la place de l’Ibois dans la constellation des laboratoires qui mettent au point des techniques de conception et de fabrication assistées par ordinateur. Quant à Yann Rocher, il s’efforce d’établir les nombreux liens constructifs et symboliques entre le matériau utilisé pour construire le Pavillon en bois du Théâtre de Vidy et sa fonction de lieu scénique.

Le nombre de personnes pouvant assister à la présentation étant limité, l’inscription préalable est obligatoire.

L’évènement sera retransmis en ligne

Le bois, matériau d’un apprentissage du faire

A l’occasion des Rencontres Woodrise Bordeaux-Nouvelle Aquitaine, Yves Weinand architecte et ingénieur civil, directeur du laboratoire IBOIS, EPFL et Agathe Mignon architecte doctorante, laboratoire ALICE, EPFL participeront à la table ronde « Le bois, matériau d’un apprentissage du faire », aux côtés de Flavien Menu et Frédérique Barchelard, tous deux architectes résidents à l’Académie de France à Rome Villa Médicis.

Un certain nombre d’ouvrages emblématiques du patrimoine bâti ont été précédés et rendus possibles par une construction en bois tombée ensuite dans l’oubli. Le cas de la tour Eiffel et de son échafaudage en bois réalisé afin de soutenir les arcs du premier niveau pendant leur construction reste l’exemple le plus édifiant de cette amnésie qui entoure le potentiel constructif du bois.

L’échafaudage en bois de la 1ère plate-forme de la Tour Eiffel, en 1888.
Louis-Émile Durandelle, fonds Eiffel, musée d’Orsay/RMN

Aujourd’hui le bois a le vent en poupe, mais est-ce seulement pour les bonnes raisons­ ? Porté par des politiques de lobbying proactives, il est devenu le vecteur d’une révolution verte préconisant une industrie immobilière décarbonnée et des villes plus durables. Prise dans des stratégies rhétoriques verdoyantes, la filière serait-elle en train de passer à côté du véritable potentiel de ce matériau, qui relève plus de sa constructibilité que de son image ? Une prise en compte de cette dimension requiert de s’intéresser à la fois au passé et au présent de la construction en bois. Elle exige de prendre en compte son histoire constructive et de s’inspirer des expérimentations pionnières menées au sein de laboratoires de recherches et d’enseignement.
Par delà l’image vertueuse d’un matériau vert, ces expérimentations peuvent instruire des pratiques susceptibles d’œuvrer à un déploiement du potentiel constructif et sociétal du bois.
Arc en rêve à Bordeaux accueille deux laboratoire de l’EPFL pour une conférence autour de cette question. L’IBOIS et ALICE, racontent deux démarches différentes. Là où l’IBOIS œuvre sur les marges du constructible, ALICE transforme le bois en matériau de prédilection d’une mathesis du construire. D’un côté l’IBOIS rend constructibles des ouvrages en bois dont l’ingénierie est à ce point innovante qu’elle nécessite à chaque nouveau projet une réécriture des normes. De l’autre, ALICE parvient à transmettre la sensibilité architecturale par l’acte de faire.
L’IBOIS bouscule la capacité de la filière à fournir les éléments nécessaires à certains projets. La recherche allant plus vite que le marché, elle pousse à son tour les plus innovantes des entreprises à réinventer leur rapport au bois. ALICE permet de son côté à l’enseignement de quitter le vase clos académique pour se déployer dans l’espace public matérialisant ainsi dans la ville l’énorme potentiel créatif du bois. Tous deux dessinent les contours d’une utilisation du bois qui renforce la dimension politique, civique et écologique, d’un acte de construction.
Les présentations des deux laboratoires seront suivies d’un débat avec Frédérique Barchelard et Flavien Menu, résidents à la villa Médicis, et initiateurs d’un projet de recherche autour d’un prototype d’habitat en bois, en exposition à arc en rêve.
Table ronde en plein air, mercredi 7 octobre à 18:30


La conversion de Rem Koolhaas, un entretien

Pour Rem Koolhaas, Countryside, The Future n’est pas une exposition de plus. C’est une conversion personnelle : un projet de recherche initié il y a dix ans qui tente de repenser le clivage entre urbanité et ruralité. Il s’est confié à Christophe van Gerrewey, Arjen Oosterman et Christophe Catsaros au cours d’une rencontre qui s’est tenue à Rotterdam le 26 juin dernier.

Christophe Catsaros : Le projet intitulé Countryside, initié il y a dix ans, n’est pas exactement le même que l’exposition montrée au musée Solomon R. Guggenheim, à New York. Quelle serait la différence entre les deux projets, et peut-on imaginer que la pandémie puisse à nouveau modifier votre point de vue sur la campagne ?

Rem Koolhaas : Ce dont je faisais part, il y a dix ans, est une sorte de conversion personnelle. Plus précisément, une intuition, forte, que notre focalisation sur la condition urbaine n’avait plus de sens, et que certaines choses qui se déroulaient dans les campagnes méritaient plus d’attention. C’était le début d’un basculement .. C’était très personnel, contrairement à l’exposition actuelle qui est beaucoup plus collaborative. Countryside, The Future est le fruit du travail de 15 « rapporteurs » auxquels il a été demandé d’explorer et de décrire des conditions très spécifiques, aux quatre coins de la planète. Cela avec leurs propres vocabulaire, leur propre langage et leurs propres arguments. Il s’agit donc d’une synthèse, d’une orchestration, bien plus que d’une déclaration personnelle. Une autre différence entre la première phase et celle actuelle concerne la façon dont, au cours des dix dernières années, l’articulation de la ville et du néolibéralisme semble avoir créé un mécanisme à générer et accentuer des inégalités. Ce malaise est renforcé par l’influence croissante des entreprises technologiques qui façonnent la condition urbaine et fixent la plupart de ses paramètres, tels que l’intégration d’éléments technologiques dans l’architecture, ce qui aboutit au modèle de la smart city comme apothéose de la culture urbaine.

Christophe van Gerrewey : À quel moment le Guggenheim est-il devenu important dans le projet, à quel moment avez-vous réalisé que vous faisiez une exposition pour cette institution et ce bâtiment ? Le fait que Countryside, The Future soit situé dans un musée d’art a-t-il une quelconque incidence ?

RK : Il y a quatre ans, le Guggenheim m’a demandé de faire cette exposition. À partir de ce moment, ce qui était initialement une « recherche » est devenu un projet d’exposition. Ce n’est pas la première fois que nous organisons une exposition dans un contexte d’institution d’art. Contrairement à ce que nous avons fait avec Content en 2004 à la Neue Nationalgalerie de Berlin, nous avons choisi à New York d’utiliser les possibilités offertes par l’architecture du lieu. Le Guggenheim est un espace d’exposition complexe. Sa spécificité repose sur une interaction contraignante avec un seul mur déployé en spirale.

Il y a cette idée reçue selon laquelle les architectes travaillant dans le bâtiment de Frank Lloyd Wright doivent impérativement engager une sorte de dialogue avec le chef-d’œuvre. Jean Nouvel l’a peint en noir, et Zaha Hadid a également fait quelque chose d’assez ambitieux. Dans tous ces cas, l’architecte semble obligé de réagir à l’architecture du lieu en le transformant radicalement. Nous avons décidé de délaisser cet usage et d’utiliser simplement la rampe comme un outil pratique. Nous avons interprété la spirale comme un dispositif astucieux pour relier entre eux des épisodes indépendants.

CC : Quelles sont les chances de voir cette exposition en Europe, compte tenu de la pandémie, de la diminution du mécénat et des montants alloués aux grandes expositions ?

RK : Arc en rêve à Bordeaux s’est engagé à reprendre l’exposition. Si nous la faisons à Bordeaux, il serait intéressant de faire aussi quelque chose sur Bordeaux. Le rôle des expatriés dans la promotion de la viticulture locale et biologique est une piste. La relation entre la vinification, le paysage et l’artificialité en est une autre. De plus, venir à Bordeaux pourrait être une occasion de collaborer avec Sébastien Marot, dont l’exposition Taking the Country’s Side : Agriculture and Architecture est en quelque sorte liée à la nôtre [à ce sujet, voir le dossier signé Sébastien Marot, précédemment publié dans Archizoom Papers]. Sébastien a participé au projet d’enseignement du studio de Harvard à Rotterdam. Nous avons toujours pensé que les deux projets pourraient éventuellement fusionner. Il y a un intérêt pour le projet en Afrique, en Russie et en Chine. Le matériau rassemblé est à ce point abondant que nous pouvons toujours faire des sélections différentes, mettre l’accent sur des questions différentes, développer d’autres collaborations et d’autres idées.

Arjen Oosterman : Lequel des deux titres se rapporte à l’aspect itinérant du projet, est-ce
l’« avenir » ou le « rapport » ?

RK : Les deux. L’une de mes préoccupations durant ces 25 dernières années a été de me défaire de l’eurocentrisme en architecture. Cela, en introduisant d’autres sujets, comme la métropole de Lagos ou encore en exposant d’autres schémas de pensée, comme celles des métabolistes dans le livre Project Japan: Metabolism Talks. Comment faire pour être un Européen convaincu, presque un fanatique, tout en essayant de ne pas être eurocentrique ? En ce sens, l’aspect reportage du projet et le format d’exposition, plus démonstratif, sont complémentaires.

AO : Cela semble lié au fait que, d’un point de vue politique, la culture contemporaine se replie sur elle-même. Ce projet cherche à renverser cette situation.

RK : Prenez la question des masques et la polémique autour de leur utilisation, dans différentes régions d’Europe. Il y a dix ans, on se moquait des Japonais qui portaient des masques. Même au début de la pandémie, certains affirmaient que les masques étaient inutiles. Puis les médecins français ont commencé à analyser l’effet de leur utilisation sur la transmission et ont finalement conclu que l’usages généralisé des masques réduisait fortement la contamination. Cela expliquerait entre autres, l’efficacité des métropoles asiatiques dans leur lutte contre la pandémie. Cela montre surtout que l’Europe n’a plus confiance en elle, qu’elle ne croit plus en sa supériorité, tout en restant attachée à cette idée. C’est un peu comme si, nous cherchions à nier notre infériorité croissante, en dénigrant le reste du monde.

L’intégralité de cet échange peut être consulté sur Archizoom Papers, la revue en ligne itinérante, fruit d’un partenariat entre l’Architecture d’Aujourd’hui et Archizoom, la galerie de l’EPFL.

Dans la tête d’un mécène. Sur la bourse du commerce par Tadao Ando, à Paris.

C’est une drôle de scène d’ouverture pour un western. Quatre hommes en costume de soirée — que l’on suppose être des investisseurs et le responsable des affaires indiennes — débattent assis dans des fauteuils d’entreprise. Ils prônent l’élimination des Indiens réfractaires aux grands principes de la civilisation occidentale : la propriété individuelle, le capitalisme expansif et la suprématie blanche. Le plus fervent d’entre eux fait de l’extermination des indigènes la condition du progrès de ce grand pays en devenir que sont les États-Unis. La scène se déroule sous le grand dôme peint de la Bourse du commerce à Paris, au moment de la démolition des Halles. Les motifs coloniaux qui ornent le dôme auront d’ailleurs servi de toile de fond au générique d’ouverture. Touche pas à la femme Blanche de Marco Ferreri, sorti en 1974, est un pastiche de western reposant sur une parabole établissant une analogie entre deux conflits, l’un colonial et l’autre culturel. D’un côté la conquête de l’Ouest et l’extermination des Indiens qui en fut le corollaire, et de l’autre la destruction des Halles de Paris et de la spéculation immobilière qui la stimule. La scène d’ouverture, tout à la fois enjouée et inquiétante, assumant déjà totalement l’anachronisme, retrouve aujourd’hui une certaine actualité. L’aménagement de la Bourse du Commerce par l’architecte Tadao Ando afin d’y accueillir la Collection Pinault résonne étrangement avec ce pamphlet filmique, réalisé il y a 47 ans. Au point qu’on pourrait presque y voir une implacable revanche, le monde des affaires critiqué par Ferreri venant assoir son ultime victoire à l’endroit même où il avait été si violemment parodié.
Touche pas à la femme blanche, M. Ferreri, 1974
L’une des origines du terme signe — σῆμα, sêma en grec — est liée à l’usage qui consistait à ériger sur le lieu d’une bataille une stèle mémorielle qui devait situer et signifier l’endroit où l’ennemi avait été repoussé. Le signe est le rappel d’un revirement. On peut légitiment considérer que tant le projet de Pinault, que sa matérialisation architecturale, consiste à dresser un signe, c’est-à-dire à matérialiser une victoire remportée. Le film oublié de Ferreri rejouait lui aussi une bataille à forte valeur symbolique. Touche pas à la femme Blanche exposait sur un mode allégorique les deux principales dérives de la fabrique urbaine : la spéculation immobilière et la communication se substituant à la démocratie. Ferreri se sert d’une des rares défaites de l’Amérique raciste et chrétienne, celle de Little Big Horn, pour faire un film sur un sujet politique d’actualité : la gentrification qui se profile déjà à son époque comme une menace pour le droit à la ville.

C’est à l’endroit de cet ultime acte de résistance cinématographique que le binôme constitué par le mécène et le grand architecte a décidé de placer le signe de son propre triomphe. Le monument qu’ils dressent est un rappel de l’écrasante défaite de la contre-culture face à la vision affairiste et entrepreneuriale de l’art, et plus généralement de la ville. Un monument à un art contemporain devenu pompier, au lieu de l’acte d’émancipation qu’il était censé accomplir. La Bourse du commerce, de Ferreri à Pinault, raconte le déroulement de cette défaite de l’esprit libre et protestataire. Le maintien du nom « bourse du commerce » est l’un des rares éléments de clairvoyance dans cet épisode qui consacre l’homme d’affaires en bienfaiteur de la société.




La forme du triomphe


Tadao Ando et son équipe n’ont pas dû chercher longtemps pour trouver quelle serait la marque apposée par le grand architecte sur le bâtiment néoclassique circulaire. Leur intervention est d’une grande simplicité et s’inscrit dans la dialectique de la « contrainte libératrice » qui caractérise de nombreuses réalisations d’Ando. Le manque, le confinement, la privation permettent de voir, d’apprécier, de distinguer.
L’intervention altère par une intrusion assumée l’intérieur de la bourse du commerce. Elle déconstruit tout en donnant l’impression de sublimer l’architecture du lieu. L’acte de poser un silo de sept mètres de haut en simili béton sous le grand dôme modifie l’espace central, dont la principale caractéristique était son ouverture à 360 degrés. Actant une obstruction tant visuelle que circulatoire, l’intervention transforme la salle circulaire lumineuse en un espace confiné et mortuaire. Si la possibilité offerte au visiteur de s’élever au-dessus du mur atténue quelque peu cette première impression d’étouffement, le silo reste omniprésent, tant par sa volumétrie que par sa matérialité.
Le recours au langage brutaliste devenu la marque de fabrique du grand architecte, n’est d’aucune aide. L’intervention ne parvient pas à s’arrimer à une quelconque raison architecturale. La gratuité du geste le fait rapidement basculer dans la catégorie des prothèses décoratives. Un maniérisme en béton, qui n’a rien à envier aux projets d’embellissement des bâtiments modernistes de Skopje, recouverts dans un accès de grandiloquence macédonienne, de colonnades néoclassiques en plâtre. Si le langage d’Ando se veut minimaliste et moderniste, sa nature prothétique et ornementale le rapproche plus du néo-clacissisme kazakhe ou du néo-haussmannisme qui fait fureur dans les Hauts-de-Seine. Son silo n’est qu’un artefact scénographique. Le mur de 50 cm d’épaisseur que l’on aurait voulu plein, se révèle creux, comme un décor en carton-pâte dressé pour servir de support à une représentation. La mise en scène à laquelle il participe est une élégie héroïque sur la supposée radicalité du commanditaire. Le grand mécène a bon goût. L’architecture qu’il commande à son architecte attitré devrait sceller pour les siècles à venir son profil d’homme d’idées, audacieux car capable de transformer l’existant et d’offrir à la société ce dont elle a le plus besoin : un grand musée plein des trésors qu’il a patiemment amassés en évitant, autant que possible, de se faire saigner par l’État.

Toute cette splendeur supposée s’affaisse pourtant comme un flan quand on considère le caractère scénarisé et fallacieux de l’intervention. Ando en est le maître décorateur qui voudrait encore se faire passer pour le puriste radical qu’il fut à ses débuts. À cette époque héroïque, il construisait des petites maisons bunker dans la trame urbaine japonaise, aux maisons compactes et légères. Ses premières réalisations étaient de véritables actes de guerre. Des manifestes contestataires d’une radicalité à vivre au quotidien. Puis il est devenu célèbre et a mis sa radicalité initiale au service de projets de plus en plus prestigieux, de plus en plus nombreux aussi. Le silo à la Bourse du commerce est l’acte final de ce lent déclin d’une architecture radicale et contextuelle vers le style qui la singe et la décline à l’infini. Que reste-t-il de la force du premier Ando dans ce projet de Pinault si ce n’est sa seule image? Et encore.



Le fond d’une négation

Ando construit pour Pinault. Un grand mécène qui ne veut pas quitter ce monde sans avoir laissé quelque chose derrière lui. Alors il promet un musée, qu’il reprend pour finalement l’installer à Venise. Dans un excès de générosité, il en propose un deuxième où il va pouvoir enfin s’exposer en homme généreux, dans la ville qui l’a vu prospérer. On pourrait presque y croire si une autre affaire, moins glorieuse ne venait pas faire de l’ombre au personnage, précisément sur certains des aspects qu’il prétend incarner dans son temple de la Bourse du commerce : l’audace et la radicalité architecturale.


Suite à leur action contre l’école des Beaux-Arts de Paris, les avocats de la famille Pinault sont parvenus à obtenir la démolition d’un ensemble de salles annexes, réalisées dans le jardin de l’hôtel de Chimay, pour répondre aux besoins pédagogiques de l’établissement. Il s’agit d’un élégant ensemble en métal, une prothèse fonctionnaliste de qualité qui ne gênait personne si ce n’est François-Henri Pinault dont l’hôtel particulier donne sur jardin.
Là, contrairement à ce qui est proclamé à la Bourse du commerce, l’insert moderniste dans le contexte d’un bâtiment historique n’est plus de bon aloi. L’audace qui consiste à ajouter une forme rudimentaire et fonctionnelle dans un cadre classique, offense, blesse, à tel point que c’est un argumentaire patrimonial qui a été invoqué pour exiger sa démolition. La logique prothétique et le goût de la transgression mis en avant dans le projet Ando se dissipent dans le cas de cet ensemble dont l’utilité n’est pas à démontrer. Ici, la prothèse entrait malheureusement dans le cône de vision des appartements du fils du grand homme. Le Conseil d’Etat en a donc ordonné la démolition d’ici le 31 décembre 2020.

En faut-il davantage pour nous convaincre que le geste architectural d’Ando est vide de sens, qu’il ne correspond à aucune vision, aucune conviction des vertus émancipatrices de l’art ? Comment ne pas voir dans la nouvelle institution l’insigne de pouvoir, d’une échelle de valeurs sans le moindre rapport avec la fonction sociétale de l’art ? Le grand mécène est-il autre chose qu’un individu défendant ses propres intérêts, tout en prétendant œuvrer pour le bien commun ?
Article paru dans l’édition juillet-août de la revue Artpress.

Entretien avec Bjarke Ingels, architecte de la MECA à Bordeaux.

La MECA, Maison de l’Economie et de la Culture Créative d’Aquitaine, domine les quais de Paludate, à côté de la très belle halle Debat-Ponsan. Elle marque l’entrée ferroviaire de la ville ainsi que la reconquête urbaine d’une zone délaissée, pourtant mitoyenne de la gare. Abritant dans ses 12 000m2 trois institutions distinctes (le FRAC, l’OARA et l’ALCA), la MECA doit rendre possible un fonctionnement autonome de celles-ci tout en affichant une cohérence globale des parties qui la composent. Le concept mis en œuvre par les agences BIG et Freaks est celui de deux anneaux concentriques qui tournent autour d’une « pièce urbaine » : une place surélevée et ouverte sur la ville, au cœur du bâtiment. Le premier anneau est formé par les institutions qui se partagent les piliers et le pont de l’arche monolithique. Le foyer commun situé dans le socle clôt la boucle imaginaire. Le deuxième anneau qui circule autour de la « pièce urbaine » n’est autre que l’espace ouvert et praticable qui entoure le bâtiment. Bien plus qu’une arche monumentale, la MECA est donc une mise en mouvement, d’institutions et de dynamiques urbaines.

Photo: Laurian Ghinitoiu

Christophe Catsaros : Quel est le concept principal de la MÉCA ?

Bjarke Ingels : C’est l’idée de concentrer trois institutions existantes dans un seul bâtiment, une MÉCA (Mecque) des arts sur les quais de la Garonne à Bordeaux. À côté de la MÉCA se trouve un pont dessiné par Eiffel qui traverse le faisceau ferroviaire principal en direction de Paris. D’un côté des voies, vous avez le centre-ville classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, entièrement construit avec cette belle pierre calcaire locale. De l’autre côté de la voie ferrée, là où nous sommes, il y a des entrepôts, des usines abandonnées, des boîtes de nuit et tout ce qui va avec. Il y a aussi un ancien abattoir transformé en food court.
Notre ambition pour ce projet était double. D’une part, étendre la promenade des quais de la Garonne du centre-ville vers ce nouveau quartier où se trouve la MÉCA. C’est l’aspect urbain du projet : relier l’espace ouvert autour de la MÉCA avec l’espace public de la promenade des quais. Le bâtiment est littéralement traversé par la promenade. Il accueille la promenade au cœur du bâtiment, créant une sorte de pièce urbaine. Puis, il y a la fusion des trois institutions afin de créer une entité unifiée. Il y a d’un côté l’institution dédiée au cinéma et au livre, de l’autre l’institution de soutien au théâtre, et le FRAC comme une sorte de pont qui va de l’un à l’autre. En dessous de tout cela, vous avez une entrée commune, qui se connecte directement aux trois institutions. Ces quatre éléments, les trois institutions et leur foyer commun, finissent par créer une boucle qui encadre la pièce urbaine extérieure. Cette place surélevée offre une vue sur le fleuve et la ville. Chaque institution peut utiliser cet espace commun pour des activités en plein air, des spectacles, des projections, etc.Cette configuration finit par donner sa forme au bâtiment, un cadre et une boucle tout à la fois. Bien que chaque institution soit située dans une partie distincte et reconnaissable du bâtiment, elles forment une sorte d’identité unifiée qui est la MÉCA.

C.C. : Comment fait-on pour ajouter un bâtiment iconique dans le contexte d’une ville classée au patrimoine mondial de l’Unesco ?

B.I. : Lorsque vous marchez du centre-ville vers notre site, vous passez sous la voie ferrée, puis devant un grand parking. Nos voisins immédiats sont des entrepôts réaménagés. Ainsi, même si nous nous trouvons à proximité de la zone du patrimoine mondial de l’Unesco, clairement dans une situation différente. Je pense qu’en ce sens, en termes d’échelle et d’apparence, la MÉCA est plus proche d’un bâtiment industriel que d’un bâtiment culturel. L’utilisation du sable local pour les dalles en béton qui recouvrent le bâtiment donne à la MÉCA la même tonalité chaleureuse qui caractérise la pierre calcaire du centre-ville.

>C.C. : Quelle a été la principale difficulté que vous avez rencontrée avec ce projet ?

B.I. : D’une certaine manière, on peut dire que la difficulté majeure de ce projet, lui a permis d’être ce qu’il est aujourd’hui. Nous avons gagné le concours en 2011, à un moment où l’économie mondiale était en récession et où les dépenses publiques étaient à leur niveau le plus bas. Le budget global de construction était réduit. Les montants dispo- nibles pour la construction, c’est-à-dire les maté- riaux et les frais de main-d’œuvre, étaient limités. Nous avons construit 18 000 m2 pour 35 millions d’euros. Dans ces conditions, vous devez dépenser l’argent judicieusement. Le résultat est celui d’une forme compacte qui revêt une certaine simplicité, et où la force et l’élégance ne se retrouvent ni dans une décoration excessive ni dans des matériaux luxueux. Si l’édifice donne l’impression d’être une arche ou une boucle, c’est qu’il est recouvert d’un seul matériau : du béton préfabriqué. La simplicité et l’homogénéité font ressortir les vertus formelles du bâtiment. Elles rendent visible sa monumenta- lité industrielle. Cette impression se poursuit égale- ment à l’intérieur où vous retrouvez principalement du béton préfabriqué. Au départ nous voulions revêtir le bâtiment de pierres calcaires locales. Il s’est rapidement avéré que cela allait être coûteux et compliqué. Puis nous avons réalisé que nous pouvions obtenir le même effet avec du béton blanc. Lorsque j’ai visité pour la première fois l’unité d’habitation à Marseille, j’ai été surpris par la chaleur du béton dans le sud de la France. Cela est dû à la chaleur du sable. Lorsque j’ai vu les premiers panneaux de béton, j’ai été soulagé. Ils avaient une chaleur que nous n’aurions pas obtenue avec des dalles en béton au Danemark ou en Allemagne. Là- bas, le béton serait gris, alors qu’ici il a cette teinte chaleureuse. En conclusion, je pense que la modestie du budget était un défi à relever, mais elle a aussi rendu possible une élégance brute que l’on aurait perdue s’il y avait eu plus de ressources.

Photo: Laurian Ghinitoiu

C.C. : Dans BIG TIME, le film, vous dites qu’un architecte doit « apporter au projet ce qui n’a pas été demandé ». Qu’est-ce que vous avez apporté à Bordeaux qui n’avait pas été demandé?

B.I. : En soulevant la promenade et en la faisant passer à travers le bâtiment, nous avons créé une pièce extérieure. C’est en quelque sorte la partie la plus visible du bâtiment. Elle permet aussi de cadrer le fleuve et la ville. Plus important, elle crée un lieu extérieur qui n’était pas dans le programme initial, qui peut être utilisé conjointement par les trois institutions, et par le public.
La façon dont les rampes s’étendent au-delà du bâtiment acte sur un plan symbolique une idée par son rôle principal. Cette extension montre de manière formelle que la culture peut rayonner sur l’ensemble de la région. La pièce urbaine ne sera pas toujours utilisée par les institutions de la MÉCA. Elle sera donc un espace que les Bordelais peuvent s’approprier et utiliser comme ils le souhaitent. On y croise déjà de nombreux skateboarders mais aussi des couples qui viennent y boire un verre de vin. Nous avons même eu droit à une manifestation lors de l’ouverture, pour dénon- cer l’absence d’action publique en faveur des sans- abri à Bordeaux. Ces utilisations de la pièce urbaine montrent bien qu’il s’agit d’un véritable espace public. Ce que la MÉCA donne à la ville, en plus des trois institutions culturelles, c’est de l’espace public. Les possibilités supplémentaires offertes par cette promenade surélevée.

Photo: Sergio Grazia

C.C. : Souvent, vous faites pivoter vos bâtiments. Je pensais aussi au Transitlager à Bâle. La torsion est-elle une stratégie de conception pour BIG ?

B.I. : Concevoir en architecture consiste souvent à déplacer des choses afin de créer des brèches. Les volumes que nous occupons sont souvent rectangu- laires. Si la MÉCA avait été un simple cadre orthogonal et rectiligne, le bâtiment se serait replié sur lui-même. Par cette proposition d’axe diagonal, il devient soudainement plus accueillant. Cela est rendu possible par la façon dont le bâtiment tourne légèrement. Tordu, le bâtiment devient plus intéressant, plus invitant.

C.C. : Laissez-vous quelque chose derrière vous, en déménageant à New York ? Êtes-vous en train de devenir un architecte américain ?

B.I. : La question de l’identité n’est pas simple. Si elle est trop rigide, elle devient un carcan. Ce qui est constant dans la vie, c’est le changement. Le monde est en perpétuelle évolution et nous devons évoluer avec lui. Je pense que le fait de déménager aux États-Unis m’a permis de redécouvrir mon côté danois. Quand j’étais au Danemark, je ne me considérais pas très danois. Au cours des vingt dernières années, il y a eu beaucoup de discussions pour définir ce qu’est l’architecture danoise. Je pense que la façon dont le monde perçoit l’architecture danoise est en train d’évoluer. Un autre élément à propos de l’Amérique, c’est qu’elle est toujours, dans son essence même, une nation d’immigration. C’est un pays qui accueille, encore aujourd’hui, beaucoup plus facilement que la plupart des pays européens. Après y avoir passé deux ans et avoir construit quelques projets, je suis devenu un « architecte d’origine danoise ». Je trouve incroyable la rapidité avec laquelle vous êtes intégré aux États- Unis. C’est quelque chose qui n’existe pas en Europe.

C.C : Êtes-vous un architecte « Fuck the context » ?

B.I : La citation de Rem Koolhaas a été mal interprétée. Elle s’applique aux grands immeubles, qui au-delà d’une certaine échelle, deviennent leur propre contexte. Cela signifie que leur rôle n’est plus de s’intégrer dans un contexte général. Par leur simple masse, ils changent le contexte. Quand nous travaillons à cette échelle, il faut comprendre que le bâtiment devient le contexte, plutôt que d’essayer de le dissimuler ou de l’intégrer.

C.C : Cette théorie s’applique-t-elle également à vos bâtiments ?

B.I : L’exemple le plus représentatif est la piste de ski au sommet de la centrale électrique, que nous avons réalisé, à Copenhague. Elle est localisée dans une zone industrielle entourée de nombreuse centrales électriques. Cette construction n’est pas indifférente au contexte, mais elle crée une hybridation nouvelle entre zone industrielle et paysage récréatif. Le résultat est une infrastructure industrielle récréative, avec les attributs de l’industrie et du loisir. Cela combine les éléments à une échelle différente de celle du reste de la ville. Dans ce sens il ne s’agit ni de camoufler ni de ressembler au reste de Copenhague. Il s’agit plutôt d’essayer de créer une meilleure version pour ce type d’infrastructure pour qu’elle soit sociale, une architecture hédoniste durable. C’est à la fois contextuel et en dehors celui-ci.

Entretien extrait de l’ouvrage sur la MECA paru aux éditions ARCHIBOOKS

L’architecture des franchissements chez Pont12, ou comment faire du sur-mesure avec des projets à grande échelle.

Pont12 a grandi. Quand, en 2015, la revue Tracés leur avait consacré un hors-série, ils étaient une cinquantaine. Attachés au principe du concours anonyme, défendant une perception collaborative, presque égalitaire du travail d’équipe, impliqués dans les principaux organes professionnels, les architectes de Pont12 personnifiaient une vision humble et pragmatique de la pratique architecturale — bâtisseurs attachés au travail bien fait, s’efforçant de ne répondre qu’à des projets les motivant et surtout de garder le contrôle de l’exécution. En 2015, ils venaient de s’installer à Renens, la commune en pleine expansion à l’ouest de Lausanne. Le bureau franchissait alors un cap, avec en ligne de mire toute une série de projets d’envergure : un complexe sportif à vocation olympique, un quartier d’affaires à Genève, et leur projet de tour d’habitation qui trouvait enfin sa place, après avoir été plusieurs fois repoussé, suite à des recours et à un référendum d’initiative populaire qui cliva la ville de Lausanne en 2014.

Collège et caserne à Yverdon. Photo: Catherine Leutenegger

Aujourd’hui, ils sont plus de 80, et semblent avoir développé un véritable savoir-faire autour de projets à grande échelle relevant autant de l’aménagement urbain que de l’architecture. À Malley, le nouveau quartier lausannois, ils ont réalisé la patinoire aux formes arrondies et à la luminosité laiteuse, devenue point de référence dans un paysage urbain en pleine transformation. C’est là aussi qu’ils s’apprêtent à construire la fameuse tour que les recours successifs ont rendue ambulante. Initialement prévue pour être bâtie dans les hauteurs de la ville, c’est à Malley qu’elle va finalement se concrétiser. À Pont-Rouge, cela fait déjà un an qu’a été livré l’ensemble de bureaux qui aspire à être la pièce maîtresse de la reconversion d’un quartier d’entrepôts en un nouveau centre d’affaires. Toujours à Genève, ils vont reconvertir une ancienne caserne en Hôtel des Archives et réalisent le théâtre de Carouge.
L’histoire pourrait s’arrêter là. L’échelle des projets rend difficile le fait de se passer des entreprises générales et de leur force de frappe. À cette différence près que Pont12 fait partie de ces bureaux pour lesquels la conception n’a de sens que si elle peut donner lieu à un travail ajusté et qualitatif. C’est dans le faire que se concrétise pour ces architectes l’acte de construire.
Il leur fallait donc trouver le moyen d’être opérationnels sur de grands projets tout en continuant à produire le travail fin et ajusté qui a forgé leur identité. L’une des solutions qu’ils ont mises en œuvre consiste en une stratégie d’attention ciblée, dans des projets réalisés avec des entreprises générales. Sachant qu’ils ne peuvent pas concentrer l’effort sur chacun des 40 points essentiels d’un projet réalisé dans ces conditions, ils en redoublent sur les cinq qui vont conditionner les 35 autres.

Une autre stratégie consiste à s’occuper de mandats secondaires à côté des projets d’ampleur. L’idée est de placer dans les petits ouvrages le soin et l’attention qui vont instruire le projet d’envergure dans sa globalité. Le projet annexe devient ainsi le levier qui permet de hisser le grand projet au niveau qualitatif souhaité. C’est le cas du centre sportif et de la tour à Malley, deux chantiers dont l’ampleur se mesure à l’échelle de la ville.

Le passage sous voie à Malley. Photo: Vincent Jendly

C’est pourtant dans un passage souterrain qui franchit le faisceau ferroviaire que se trouve la clé de la composition. Le passage, qui aurait pu être considéré comme un simple ouvrage de génie civil, est traité comme un ouvrage d’art à même de conditionner, par son agencement, la perception globale du grand projet. Il agit comme un seuil, un sas qui donne le ton à l’ensemble et qualifie les deux projets d’envergure que sont la tour et du centre sportif. C’est l’index à partir duquel se fait la lecture de l’ensemble. Les choix constructifs qui le caractérisent annoncent ceux du centre sportif : le travail sur la courbe et sur la lumière. En cela, le passage s’avère essentiel non seulement pour relier l’équipement sportif au reste de la ville, mais aussi pour en introduire le langage formel.

À Pont-Rouge, la même attitude se traduit par un travail très ajusté sur les espaces publics et les circulations à travers et autour d’un gigantesque projet de bureaux qui, là aussi, se mesure à l’échelle d’un quartier.

Pont Rouge, à Genève.
photo: Radeck Brunecky

Pont Rouge

Pont-Rouge est la tête de proue d’une extension de Genève sur l’axe de sa première ligne de RER, entre la Suisse et la France, le Ceva. Piloté par les Chemins de fer fédéraux suisses (CFF), ce projet rompt avec la prudence et l’immuabilité du projet urbain genevois qui prévalait depuis la fin du XXe siècle, partant du principe que la ville ne pouvait croître, ayant atteint les limites de son emprise territoriale.

Le Ceva mise sur l’expansion transfrontalière et sur la densification des zones d’activité proches du centre-ville. La ville nouvelle doit se construire dans une zone d’activité proche du centre, sur un nouvel axe de déplacements transfrontaliers. La particularité de cette stratégie de développement est que les nouveaux usages introduits ne signifient pas la fin de l’activité préexistante : au lieu de reléguer à la périphérie l’activité jugée nuisible, la reconversion prévoit le maintien de l’activité déjà en place. La stratégie genevoise est une variante de celle qui a été mise en œuvre à Bâle, dans le quartier Dreispitz. Elle consiste à densifier globalement en ajoutant des logements aux bureaux dans une zone d’activité qui doit rester opérationnelle. Le risque de ce type de télescopage est bien évidemment un fonctionnement par zones et une séparation de fonctions jugées incompatibles.
C’est précisément contre ce raisonnement de repli et de cloisonnement que se construit le projet. L’ensemble est un îlot ouvert qui greffe au cœur de la zone d’activité l’écosystème d’un quartier d’affaires de l’hypercentre. Pont-Rouge se caractérise par la volonté de faire exister un système d’îlots ouverts là où la logique immobilière se serait tout aussi bien accommodée d’une juxtaposition d’îlots fermés.
La qualité urbaine et l’ouverture de l’ensemble sont une composante essentielle de son identité urbaine. Au lieu d’accentuer la différenciation en surjouant la variation formelle pour satisfaire le besoin d’appropriation des futurs clients, Pont-Rouge préfère intégrer la diversité volumétrique dans un ensemble unitaire.
Les axes traversants, les cours et les placettes sont autant de contrepoints à l’univocité et à l’homogénéité qui le menaçaient. Il fallait complexifier la forme, creuser en négatif les volumes pour générer la complexité qui en ferait un lieu pluriel. Si Pont-Rouge est ouvert et unitaire, il est aussi flexible. La pluralité des volumes, combinée à la modularité constructive, permet pour l’ensemble d’envisager toutes sortes de reconversions, dans un monde où les bureaux n’auraient plus tout à fait la même utilité pour le monde du travail.

Collège à Yverdon

À Yverdon-les-Bains, dans le cas d’un collège regroupé avec une caserne de pompiers, c’est un ensemble de passerelles lancées en cœur d’îlot qui casse la régularité d’une structuration homogène. Là aussi, les circulations permettent le réglage fin qui détermine l’appréhension générale du collège. Elles opposent leur logique diagonale à l’orthogonalité qui détermine l’alignement des salles de classe.

Voilà donc trois projets d’envergure qui négocient le maintien de la qualité dans des projets à grande échelle par un travail sur les circulations. Pont12 poursuit son chemin et se prépare à réaliser une des restaurations des plus attendues, celle du chef-d’œuvre de Max Bill au bord du lac Léman, le théâtre de Vidy. Son projet moderniste est axé sur l’idée de retrouver l’échelle humaine dans un projet modulaire à grande échelle.
Le théâtre de Vidy serait un modèle pour toute une série de projets dans lesquels la modularité serait utilisée pour rompre l’écrasante uniformité d’un déploiement optimal. Il y a certainement quelque chose de l’esprit de Max Bill tant dans l’ensemble Pont-Rouge que dans la tour de Malley.

Article publié dans l’édition juillet-août de la revue Archistorm