
C’est à l’endroit de cet ultime acte de résistance cinématographique que le binôme constitué par le mécène et le grand architecte a décidé de placer le signe de son propre triomphe. Le monument qu’ils dressent est un rappel de l’écrasante défaite de la contre-culture face à la vision affairiste et entrepreneuriale de l’art, et plus généralement de la ville. Un monument à un art contemporain devenu pompier, au lieu de l’acte d’émancipation qu’il était censé accomplir. La Bourse du commerce, de Ferreri à Pinault, raconte le déroulement de cette défaite de l’esprit libre et protestataire. Le maintien du nom « bourse du commerce » est l’un des rares éléments de clairvoyance dans cet épisode qui consacre l’homme d’affaires en bienfaiteur de la société.
La forme du triomphe
Tadao Ando et son équipe n’ont pas dû chercher longtemps pour trouver quelle serait la marque apposée par le grand architecte sur le bâtiment néoclassique circulaire. Leur intervention est d’une grande simplicité et s’inscrit dans la dialectique de la « contrainte libératrice » qui caractérise de nombreuses réalisations d’Ando. Le manque, le confinement, la privation permettent de voir, d’apprécier, de distinguer.
L’intervention altère par une intrusion assumée l’intérieur de la bourse du commerce. Elle déconstruit tout en donnant l’impression de sublimer l’architecture du lieu. L’acte de poser un silo de sept mètres de haut en simili béton sous le grand dôme modifie l’espace central, dont la principale caractéristique était son ouverture à 360 degrés. Actant une obstruction tant visuelle que circulatoire, l’intervention transforme la salle circulaire lumineuse en un espace confiné et mortuaire. Si la possibilité offerte au visiteur de s’élever au-dessus du mur atténue quelque peu cette première impression d’étouffement, le silo reste omniprésent, tant par sa volumétrie que par sa matérialité.
Le recours au langage brutaliste devenu la marque de fabrique du grand architecte, n’est d’aucune aide. L’intervention ne parvient pas à s’arrimer à une quelconque raison architecturale. La gratuité du geste le fait rapidement basculer dans la catégorie des prothèses décoratives. Un maniérisme en béton, qui n’a rien à envier aux projets d’embellissement des bâtiments modernistes de Skopje, recouverts dans un accès de grandiloquence macédonienne, de colonnades néoclassiques en plâtre. Si le langage d’Ando se veut minimaliste et moderniste, sa nature prothétique et ornementale le rapproche plus du néo-clacissisme kazakhe ou du néo-haussmannisme qui fait fureur dans les Hauts-de-Seine. Son silo n’est qu’un artefact scénographique. Le mur de 50 cm d’épaisseur que l’on aurait voulu plein, se révèle creux, comme un décor en carton-pâte dressé pour servir de support à une représentation. La mise en scène à laquelle il participe est une élégie héroïque sur la supposée radicalité du commanditaire. Le grand mécène a bon goût. L’architecture qu’il commande à son architecte attitré devrait sceller pour les siècles à venir son profil d’homme d’idées, audacieux car capable de transformer l’existant et d’offrir à la société ce dont elle a le plus besoin : un grand musée plein des trésors qu’il a patiemment amassés en évitant, autant que possible, de se faire saigner par l’État.
Toute cette splendeur supposée s’affaisse pourtant comme un flan quand on considère le caractère scénarisé et fallacieux de l’intervention. Ando en est le maître décorateur qui voudrait encore se faire passer pour le puriste radical qu’il fut à ses débuts. À cette époque héroïque, il construisait des petites maisons bunker dans la trame urbaine japonaise, aux maisons compactes et légères. Ses premières réalisations étaient de véritables actes de guerre. Des manifestes contestataires d’une radicalité à vivre au quotidien. Puis il est devenu célèbre et a mis sa radicalité initiale au service de projets de plus en plus prestigieux, de plus en plus nombreux aussi. Le silo à la Bourse du commerce est l’acte final de ce lent déclin d’une architecture radicale et contextuelle vers le style qui la singe et la décline à l’infini. Que reste-t-il de la force du premier Ando dans ce projet de Pinault si ce n’est sa seule image? Et encore.

Le fond d’une négation
Ando construit pour Pinault. Un grand mécène qui ne veut pas quitter ce monde sans avoir laissé quelque chose derrière lui. Alors il promet un musée, qu’il reprend pour finalement l’installer à Venise. Dans un excès de générosité, il en propose un deuxième où il va pouvoir enfin s’exposer en homme généreux, dans la ville qui l’a vu prospérer. On pourrait presque y croire si une autre affaire, moins glorieuse ne venait pas faire de l’ombre au personnage, précisément sur certains des aspects qu’il prétend incarner dans son temple de la Bourse du commerce : l’audace et la radicalité architecturale.
Suite à leur action contre l’école des Beaux-Arts de Paris, les avocats de la famille Pinault sont parvenus à obtenir la démolition d’un ensemble de salles annexes, réalisées dans le jardin de l’hôtel de Chimay, pour répondre aux besoins pédagogiques de l’établissement. Il s’agit d’un élégant ensemble en métal, une prothèse fonctionnaliste de qualité qui ne gênait personne si ce n’est François-Henri Pinault dont l’hôtel particulier donne sur jardin.
Là, contrairement à ce qui est proclamé à la Bourse du commerce, l’insert moderniste dans le contexte d’un bâtiment historique n’est plus de bon aloi. L’audace qui consiste à ajouter une forme rudimentaire et fonctionnelle dans un cadre classique, offense, blesse, à tel point que c’est un argumentaire patrimonial qui a été invoqué pour exiger sa démolition. La logique prothétique et le goût de la transgression mis en avant dans le projet Ando se dissipent dans le cas de cet ensemble dont l’utilité n’est pas à démontrer. Ici, la prothèse entrait malheureusement dans le cône de vision des appartements du fils du grand homme. Le Conseil d’Etat en a donc ordonné la démolition d’ici le 31 décembre 2020.
En faut-il davantage pour nous convaincre que le geste architectural d’Ando est vide de sens, qu’il ne correspond à aucune vision, aucune conviction des vertus émancipatrices de l’art ? Comment ne pas voir dans la nouvelle institution l’insigne de pouvoir, d’une échelle de valeurs sans le moindre rapport avec la fonction sociétale de l’art ? Le grand mécène est-il autre chose qu’un individu défendant ses propres intérêts, tout en prétendant œuvrer pour le bien commun ?
