Il est difficile d’imaginer ce qui traverse la France à la fin des années 1960. Il faudrait pour cela reconstituer les tensions et les rapports de force qui sous-tendaient cette société du plein emploi et des grands chantiers de la reconstruction. Week-end de Jean-Luc Godard peut nous aider à nous faire une idée. Plus ouvrier et agricole que tertiaire, le pays est sur le point de voir basculer l’équilibre entre la ville et la campagne, l’urbain et le rural, qui était resté inchangé depuis le XIXe siècle, malgré les grands bouleversements des deux guerres mondiales.
Dans un paysage en pleine modernisation, où la jeune comptable débutante gagne plus qu’un ouvrier qualifié en fin de carrière, le conflit des générations n’est plus une affaire de goût ou de conviction politique, mais devient structurel. La motorisation d’une part de plus en plus importante des ménages est l’un des indicateurs de ce basculement généralisé. Ajoutez à cela l’incapacité du réseau routier à s’adapter assez rapidement aux hordes de nouveaux automobilistes qui sillonnent les routes, et vous obtenez le décor de Week-end. Une allégorie cinématographique assez féroce que Jean-Luc Godard réalise juste avant 1968, et qui dépeint la France comme un champ de bataille où l’individualisme et le consumérisme mènent la guerre contre les valeurs collectives qui prévalent encore dans une grande partie de la société. Jean Yanne et Mireille Darc en véritables héros dantesques, ne cessent de remonter d’un enfer qui n’en finit pas. Les embouteillages succèdent aux carambolages à perte de vue et de travellings.
Le chacun pour soi à la recherche du plaisir ne peut être qu’un carnage, théâtral et spectaculaire, mais qui n’est pas très éloigné de la réalité qui voit année après année entre quinze et dix-huit mille Français mourir sur les routes. La ceinture de sécurité réduira quelque peu l’élan morbide de cette civilisation de l’excès, mais la dépendance automobile ne diminuera pas d’un pouce avant les années 2020 et le début d’une timide réduction des déplacements en voiture à l’échelle nationale.
Week-end sera projeté mardi 29 mars à Bordeaux, au cinéma Utopia, dans la cadre d’Ecrans Urbains le cycle de projection sur la ville et l’architecture organisé par arc en rêve.
“Les sports ont fait fleurir toutes les qualités qui servent à la guerre : insouciance, belle humeur, accoutumance à l’imprévu, notion exacte de l’effort à faire sans dépenser des forces inutiles.”
Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive.
En 1945, les appareils de reconnaissance britanniques qui survolèrent Berlin saisirent une image qui contrastait avec le champ de ruines qu’était devenue la capitale du troisième Reich : le stade olympique resplendissait, intact au milieu des décombres. Etait-ce par respect pour l’olympisme que les bombardiers alliés avaient épargné l’ouvrage de frères March ? Leur mission étant de briser le moral de la société civile en ciblant les villes, ils n’ont probablement pas jugé nécessaire de détruire un édifice dépourvu de vie : le stade, sans avoir été touché, était déjà une ruine. Il y a certainement d’autres explications sur les choix stratégiques des bombardements alliés, mais elles débordent largement cette réflexion sur l’olympisme et à l’étrange défaut de vitalité qui caractérise ses productions. D’ailleurs, l’absence de vie des stades érigés pour célébrer la jeunesse et la fraternité universelle n’est pas l’apanage du site berlinois. Il y a, dans la plupart des sites olympiques modernes, comme une étrange sensation de vide. Une vacance inscrite dans la pierre. Les métropoles du 21e siècle rivalisent pour remporter le privilège d’accueillir les Jeux. Des sommes considérables sont investies pour permettre la tenue d’un événement à l’échelle de notre communauté globalisée. Outre les inéluctables stades, les chantiers olympiques permettent d’améliorer les infrastructures majeures des métropoles concernées : nouveaux aéroports, liaisons ferroviaires, tram, métro et rénovations urbaines. Ce scénario idyllique où l’on gagne à tous les coups comporterait-il un revers, sorte de fatalité liée au sens profond de l’idéal olympique ? Pour répondre à cette question, il va falloir se replonger dans l’esprit des pionniers.
Les Jeux, hymne à la nation
C’est un grand patriote, défenseur de la cause coloniale et fervent nationaliste, qui est à l’origine de la renaissance des Jeux. Persuadé des bienfaits du sport dans l’éducation des jeunes, Pierre de Coubertin est un pacifiste conscient de la nouvelle ère qui s’annonce. Cette ouverture ne l’empêche pas d’être ancré dans le 19e siècle qui a forgé ses convictions politiques. Toute l’ambiguïté de son projet de grande fête des nations réside dans cette double orientation : moderne par sa disposition universelle, mais encore trop hanté par le passé dans sa façon de se définir comme une renaissance antique. Le projet de Pierre de Coubertin préfigure l’ère de la globalisation en invitant toutes les nations à se réunir, sur un plan d’égalité, pour s’affronter sans se battre. En cela les Jeux sont assurément modernes, faisant preuve d’un certain humanisme dans leur souci affirmé de se substituer à la guerre. Pierre de Coubertin semble vouloir prévenir le principal désastre du siècle à venir : la guerre entre les nations devenue totale par sa mécanisation. Le matériau de cette reconstitution ne sera pas puisé dans le passé lointain, mais dans celui, proche, de l’époque qui se termine. Les Jeux ne sont pas tant une résurgence de l’Antiquité, qu’une réminiscence du 19 e siècle et de ses obsessions. La fascination pour les ruines et une certaine mélancolie romantique imprègnent leur rhétorique. Paradoxalement, le siècle des révolutions, de l’industrialisation et des grands centres urbains, cultive une étrange attirance pour le déclin : une fascination pour la mort présente dans toutes les formes de création de cette période. L’esthétisation des ruines est un des signes distinctifs de cette sensibilité que Nietzsche, parmi d’autres, qualifie de « mort de Dieu ». Au cours du 19 e siècle, la perception de la Grèce antique va passer de l’âge d’innocence à son stade réflexif. L’esprit critique romantique va subtilement poser les bases pour l’avènement d’une autre appréhension de l’Antiquité. La Grèce, dont l’ère classique s’était crue la parfaite résurgence, dévoile progressivement sa face cachée. Avec les ruines des innombrables fouilles, refont surface certains aspects ignorés. Bien moins lumineuse que ce que l’on croyait, la Grèce du romantisme tardif est peuplée de divinités chtoniennes : un monde immaculé et cruel, dont les tragédies gardent quelques traces. Il ne sera plus question d’un état glorieux à atteindre par le faste baroque. La Grèce à l’ère romantique émerge comme une entité inaccessible, perdue à jamais dans les brumes de l’Achéron. Comprendre la renaissance des jeux en 1896 ne saurait se faire sans tenir compte de ce basculement dans la perception du monde grec. Les nouveaux Jeux olympiques naissent dans un climat de nostalgie pour ce qui n’est plus, et de fascination pour le nouvel universalisme. Ils fusionnent le spleen de ne jamais retrouver l’éclat antique et la conscience d’une nouvelle ère mobile, globale et mécanisée.
Les Dieux du stade
Si les Jeux de la première moitié du 20e siècle posent les fondements de l’esprit olympique, il faut attendre 1936 pour voir se déployer de manière désinhibée le lien funeste qui les rattache à l’Antiquité. Le régime nazi, avide d’héroïsme mortifère, va y trouver un terrain propice, capable de porter sa rhétorique. Les Jeux, comme les défilés nocturnes aux flambeaux et les parades commémoratives de tout genre, deviennent des manifestations de l’adhésion aveugle d’un peuple à l’idée de sa propre perte. De la même façon que la monumentalité en architecture prédispose à la ruine, la pompe des fêtes nazies augure, comme un enterrement prématuré, le feu et la mort qui vont s’abattre sur le pays. Voici un régime qui a tout fait pour gagner sa place dans le panthéon des empires à jamais révolus. Les Jeux vont devenir le médium d’une filiation directe avec la Grèce mythique dont le Reich s’imagine l’épigone. Les Dieux du stade de Riefenstahl montre bien comment le régime va tenter de concilier deux éléments incompatibles : refonder les Jeux dans leur prétendue origine antique, tout en mobilisant un dispositif médiatique moderne.
Le très spectaculaire relais de la flamme d’Olympie à Berlin, est certainement la contribution allemande qui traduit à merveille la paranoïa du régime.C’est en 1936 que la cérémonie de la flamme est orchestrée pour la première fois.L’allumage solennel sur le site archéologique d’Olympie, ainsi que le transport de la torche sur plusieurs milliers de kilomètres, traduit cette quête de pureté originelle chère aux Allemands du troisième Reich. Cette année-là, les spectateurs vont suivre aux actualités cinématographiques de l’UFA (Universum Film Aktiengesellschaft, grande entreprise cinématographique allemande de l’entre-deux-guerres) le voyage de la flamme à travers l’Europe. Goebbels l’aura très bien compris : le récit de la filiation antique des Jeux modernes est un spectacle capable de suggérer sa vision d’une « Europe avec comme capitale Berlin ». Le paradoxe bat son plein : le transfert immédiat du feu antique au présent, nécessite la plus importante médiation qui puisse être : le cinéma. Transformée en spectacle, la « filiation directe » du Grec au jeune Aryen perd quelque peu de son immédiateté mais devient ce qu’elle n’a jamais cessé d’être : un outil de propagande efficace, venant corroborer la fable nationale du troisième Reich. L’accentuation du caractère spectaculaire des Jeux de 36 va marquer l’identité de l’événement. Après Berlin, que ce soit à Londres, Los Angeles ou Moscou, on réitérera les astuces et les trouvailles très symboliques des propagandistes du Reich. L’olympisme leur doit bien d’avoir poussé à son paroxysme, en plein délire national-socialiste, le sens profond des Jeux : sa constitution en spectacle de masse, c’est-à-dire en expérience collective censée se substituer à la mort (sur les liens entre la foule et la mort, Georges Bataille a écrit de très belles pages dans “L’Erotisme”). Cela vaut tant pour l’Allemagne de 1936, que pour les spectateurs hyper-connectés de notre nouveau millénaire. Aucune médiation, aussi complexe soit-elle, ne peut briser le lien durable entre la foule et le néant. Il n’est pas nécessaire de recourir à une quelconque symbolique occulte pour en faire le constat : l’individu pris dans la foule apprend à renoncer à son individualité. Il s’exerce à relâcher son emprise sur l’existence, comme il devra bien le faire le jour de sa mort. Il suit le mouvement collectif, comme pour s’assurer de son hétéronomie. Il apprend ce que ne plus être maître de soi veut dire. Tout cela comme dans une répétition générale de l’ultime subordination à laquelle il est voué. Le stade n’est-il pas, par définition, le réceptacle de ce morbide transfert ? Que l’on adhère ou pas à cette thèse, il est difficile de nier l’engouement des régimes totalitaires pour les stades de tout genre. Jeux, fêtes populaires, concerts, discours, internements, pendaisons, rafles, exécutions : l’usage qui en a été fait au 20e siècle tient plus de l’arène romaine que du théâtre grec. Les jeux de masse organisés par le régime nord-coréen sont un parfait exemple de cet assujettissement de l’individu à la foule, commun à tous les totalitarismes. Inspirés des cérémonies d’ouvertures des jeux olympiques, les Jeux coréens sont une incessante succession de tableaux en l’honneur du régime et de son vénéré leader, Kim Jong Il. Animée par des milliers de figurants, cette interminable parade dans un stade bondé choque autant pour le contenu du message diffusé que pour l’effort qu’il exige. Le spectacle de milliers d’enfants transformés en rouages d’un processus qui les dépasse est sans ambiguïté : en quoi l’aveuglement du Nord-Coréen pris dans la mécanique infernale de la foule colorée diffère-t-elle de celui d’un supporter ou d’un spectateur assis dans les gradins d’un stade ? La fable est différente, mais la structure est la même. Tous les deux sont pareillement pris dans un enchaînement qu’ils contemplent mais qui les tient à la fois. Ils sont, pour reprendre une célèbre expression de Rem Koolhaas, « des prisonniers volontaires de l’architecture ». La structuration des jeux olympiques en spectacle de masse est déterminante pour le projet urbain qu’ils génèrent. L’urbanisme de la table rase et des fantasmagories qui transforment des villes entières en plateau télévisuel d’une fête sans ancrage peut-il finalement produire autre chose que des ruines, des espaces sans vie ? Les projets olympiques portent en eux la désolation d’un aménagement qui n’est pas destiné au site qui les accueille. Un urbanisme tourné vers l’avenir, rivé sur le passé, dont le présent se résume à 15 jours de frénésie télévisuelle. Une malédiction.
L’architecte bangladais Kashef Chowdhury a remporté le prix international RIBA 2021 pour le Friendship Hospital, Satkhira, un hôpital communautaire de quatre-vingts lits situé dans une zone rurale isolée du sud-ouest du Bangladesh. L’occasion de relire l’interview réalisée pour Archizoom Papers lors de l’exposition monographique Faraway So Close qui s’est tenue à l’EPFL en 2019
Christophe Catsaros : L’architecte Muzharul Islam a grandement contribué à l’identité nationale du pays par son travail sur le patrimoine bâti. Selon vous, l’histoire de l’architecture moderne au Bangladesh pourrait-elle être appréhendée dans une perspective postcoloniale ?
Kashef Chowdhury : Dans le cas du Bangladesh, la question du patrimoine colonial et postcolonial est compliquée. Après la domination britannique, nous avons dû faire face à la scission entre l’Inde et Pakistan. Le passé récent, celui de notre indépendance en 1971, est plus important dans la production culturelle globale. Plus que le passé colonial, c’est ce passé récent qui détermine la situation actuelle.
Ce que je fais, et je ne suis pas le seul à le faire, ce n’est pas de remonter 50 ou 100 ans en arrière, mais plutôt des milliers d’années. Ce faisant, on se rend compte que la région est un véritable creuset de cultures et de religions. Il y a un passé hindou dans la région, et avant cela une présence bouddhiste, sans oublier l’ère musulmane avec l’arrivée des Moghols.
J’essaye de regarder au-delà des limites de la situation actuelle pour trouver l’inspiration. En considérant cette perspective historique plus large, je peux dire que ce qui m’intéresse davantage, c’est l’identité régionale, plus que celle nationale. Une identité qui serait liée au delta du Bengale s’avère déterminante, à tous points de vue. Cette zone plus large du delta comprend des parties de l’Inde et du Bangladesh. C’est toute la région du delta que nous considérons comme notre pays. Les frontières politiques peuvent alors passer dans un second plan. C’est également ce qui s’est passé en Europe, d’une certaine manière. Par ailleurs, cette approche ne doit pas viser l’homogénéité, mais plutôt permettre aux gens de se rapprocher autour de ce qu’ils partagent : leur rapport au contexte fluvial.
Quelle est la spécificité de cette région du Bengale, eu égard à son patrimoine bâti ?
KC : Le climat au Bangladesh est très chaud et très humide. C’est une des raisons pour lesquelles les bâtiments ne durent pas. Notre patrimoine bâti se dégrade plus rapidement en raison des conditions météorologiques. Les civilisations qui prospéraient ici il y a 2 000 ans possédaient une culture constructive développée, avec des systèmes de drainage élaborés. Les fondations de leurs réalisations en attestent. Pour ce qui est des bâtiments existants les plus anciens, ils remontent à 800 ans, pas plus. Cela signifie que notre patrimoine bâti est là, et en même temps, il ne l’est plus.
L’architecture moderne a contribué à définir cette identité bengali et Muzharul Islam faisait partie de cet effort. D’une certaine façon, c’est aussi ce que nous faisons aujourd’hui : essayer de contribuer au patrimoine bâti de ce pays. À cet égard, tout ce que nous construisons mérite d’être réalisé avec soin, pour qu’il puisse durer. Faire des bâtiments qui durent a aussi une dimension environnementale. Nous ne pouvons pas continuer à produire des bâtiments qu’il nous faut reconstruire tous les dix ans. C’est un énorme gaspillage d’énergie humaine et matérielle. Il est essentiel que nos constructions durent plus longtemps. C’est ce que rend possible une architecture de qualité. Mon objectif est de construire suffisamment bien pour que le bâtiment aille au-delà de sa durée de vie initiale.
La question du rapport entre urbain et rural semble déterminante dans votre travail.
KC : Pour intervenir sur l’urbanisation dans la région du Bengale, il faut comprendre à quel point cette partie du monde est densément peuplée. La densité est supérieure à celle de la Chine, et nous avons atteint un point de rupture. J’ai essayé de travailler dans cette perspective, mais je ne pense pas que l’architecture puisse à elle seule répondre à ces questions. Ce qu’il faut pour intervenir à cette échelle, ce sont des politiques publiques d’aménagement. Les solutions relèvent de la politique et non de l’architecture. Nous, les architectes, pouvons contribuer ponctuellement à cet effort, mais ce qu’il faut, c’est une volonté politique pour agir à grande échelle. L’architecture et même la planification ne suffisent pas.
La plupart de vos bâtiments se passent de climatisation.
KC : 90% de ce que nous faisons peut être traité avec de la ventilation croisée. Certains environnements de travail où les gens doivent porter un costume ne peuvent pas se passer de climatisation. Mais partout ailleurs, la ventilation sera suffisante. Il suffit d’étudier un peu la question pour obtenir un rafraichissement passif efficace.
La mosquée rouge de Keraniganj a ceci d’inhabituel qu’elle est littéralement ouverte sur son environnement. C’est une « mosquée avec vue ».
KC : Personnellement, je pense que les mosquées devraient être plus souvent ouvertes. Il suffit de penser aux besoins fondamentaux auxquelles elles répondent. À l’origine, une mosquée n’est rien de plus qu’un abri où les gens peuvent se rassembler pour prier. L’aspect rituel est moins déterminant que dans d’autres religions, ce qui justifierait d’être hors de vue. Tout ce dont vous avez besoin pour consister une mosquée c’est un toit, des ouvertures sur les côtés pour que l’air puisse entrer, de la hauteur pour que l’air chaud puisse monter et être emporté par la brise. C’est tout ce que j’ai fait pour la mosquée rouge. La couleur renvoie aux constructions ancestrales en briques rouges dans la région. La mosquée est rouge, mais aussi inondée de vert. La palette de couleurs serait incomplète sans la végétation qui entoure la mosquée.
L’intégralité du dossier d’Archizoom Papers consacré à Kashef Chowdhury est disponible sur le site de la revue l’Architecture d’Aujourd’hui.
Quand un ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, compare trois des philosophes les plus influents du XXe siècle à un virus contre lequel il conviendrait de « fournir le vaccin », il y a de quoi s’inquiéter. Foucault, Deleuze et Derrida sont à la France ce que Hegel, Nietzsche et Schopenhauer sont à l’Allemagne : la pensée la plus pertinente d’une époque. Le fait qu’on prétende les attaquer au nom d’un vague combat personnel contre le « wokisme » devrait inspirer la moquerie, à moins qu’on ne puisse plus qu’en pleurer. Désireux de séduire l’électorat d’extrême droite qu’il imagine volage et prêt à suivre la majorité, Jean-Michel Blanquer a parrainé les 7 et 8 janvier derniers un prétendu colloque contre le wokisme (« Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ») organisé dans un amphithéâtre loué à la Sorbonne. Comme il n’y avait pas beaucoup d’historiens, de philosophes et de sociologues disposés à prendre part à cette mascarade, les organisateurs ont dû racler le fond de la casserole pour bricoler un semblant de panel académique composé d’éditorialistes et essayistes envieux de la gloire de Zemmour — Mathieu Bock-Côté (CNews), Jacques Julliard (Marianne) ou encore Pascal Bruckner — de membres du médiatique Observatoire du décolonialisme (fondé par Xavier-Laurent Salvador, à l’initiative de l’événement), collectif de chercheurs indépendants et frustrés d’être ignorés par la communauté scientifique — qui rassemble des universitaires moins connus pour leurs travaux que pour leurs opinions — et de spécialistes qui se sont exprimés tout à fait en dehors de leur domaine de compétence (comme Alexandre Gady, historien de l’architecture et profiteur invité à l’EPFL). Le décor était planté. Tout ce beau monde a palabré dans l’indifférence la plus totale, pour légitimer cette ineptie intellectuelle qu’est le combat contre le wokisme et la déconstruction et qui anime les plateaux de CNews. Car au-delà de cette sphère médiatique d’animateurs qui ricanent dans les matinales, personne ne comprend ce que recouvre ce terme, surtout pas ceux qui en abusent. C’est sous ce nom étrange que l’on range les études postcoloniales et notamment l’effort entrepris par les historiens, sociologues et théoriciens de tous bords pour repenser l’impact de l’expansionnisme occidental de la Renaissance à nos jours. Qualifié à tort de wokisme, ce travail nécessaire d’analyse des mécanismes culturels qui ont créé les sociétés coloniales bafouerait les racines judéo-chrétiennes de l’Europe. Il remettrait en cause le fondement moral de toutes ces inégalités qui persistent et maintiennent les millions de Français issus de l’immigration dans une citoyenneté de seconde zone.
Cela dit, ceux qui crient au scandale poussent rarement le raisonnement aussi loin. Ils s’indignent que des mots nouveaux puissent entrer dans le dictionnaire et s’exclament « et puis quoi encore ?! ». C’est cette ethos du « et puis quoi encore ?! » que l’initiative de M. Blanquer a voulu associer aux bancs prestigieux de la Sorbonne. Dans son discours d’ouverture, Jean Michel Blanquer (qui a tout de même une maîtrise de philosophie !) a expliqué avoir compris d’où venait le problème : il n’est ni dans les inégalités qui structurent la société française, ni dans l’exclusion d’une partie non négligeable de la population de toute forme d’éducation. Non. Le problème de la France, c’est le prétendu relativisme des Foucault, Deleuze et Derrida. Ce que la France a produit de le plus fertile au 20e siècle. Ce n’est pas une plaisanterie, ni un mot d’esprit de mauvais goût. Jacques Derrida qui a croisé la philosophie et la psychanalyse, Michel Foucault qui a hybridé l’histoire et la philosophie et Gilles Deleuze, qui a mis les concepts en mouvement. La seule chose que la France a réussi à exporter aux Etats-Unis, à part ses vins et ses fromages à pâte molle. Voilà l’ennemi à abattre. Qu’un ministre de l’éducation en fasse des agents pathogènes à éradiquer, des entités nuisibles à éliminer, est le signe d’un changement. Depuis le milieu du 20e siècle, la droite a évité de penser à voix haute. Les déboires du national-socialisme ont rendu difficile de monter sur la barricade en tenant la bannière de la révolution conservatrice. La droite s’est retranchée sur les plateaux de télévision, laissant à la gauche le privilège de la radicalité et la tâche de réfléchir et débattre dans les universités. Il semblerait que le temps de cette pudeur soit révolu. La droite veut reprendre ses billes, son rôle dans l’enseignement supérieur et en particulier le droit à la radicalité. Que ce coming-out soit l’acte d’un gouvernement centriste au nom d’un effort de séduction de l’électorat d’extrême-droite n’est pas une justification. L’erreur de M. Blanquer est à la fois intellectuelle et de goût. S’il veut faire renaître le radicalisme de droite, qu’il le fasse avec de vrais intellectuels (qui doivent bien exister quelque part ?). Qu’il aille chercher les héritiers de Carl Schmitt au XXIe siècle, pour que nous sachions à quoi nous en tenir. En est-il seulement capable ? À défaut de trouver une vraie place pour la radicalité de droite dans l’histoire des idées, il pourrait simplement être catalogué comme l’imbécile qui a légitimé un débat de comptoir en lui ouvrant les portes de l’université.
Il faut peu de choses pour réveiller un trauma. À Athènes, quelques mètres cubes de béton coulés au mauvais endroit auront suffi à rappeler aux Athéniens leur désamour de ce matériau qui symbolise la transformation irréversible de la ville, dans la seconde moitié du 20e siècle. Ce ciment de la discorde a déclenché une polémique d’une rare virulence sur un sujet qui faisait, jusque-là, l’objet d’un consensus : l’aménagement des sites archéologiques en général, et les travaux de restauration de l’Acropole d’Athènes en particulier. Cela fait plus de 40 ans que le Parthénon et les constructions adjacentes, les Propylées, le temple d’Athéna Nikè et l’Érechthéion sont en travaux. Il s’agit tout à la fois du chantier archéologique le plus prestigieux et le plus long de l’histoire de la Grèce moderne. Une lenteur d’exécution qui ne relève pas de la prétendue inefficacité méridionale, mais de la démarche prudente des archéologues de l’YSMA, le service chargé de cette restauration. Les objectifs de ce projet complexe et articulé sont multiples. Il s’agit tout d’abord de corriger des erreurs de restauration des deux siècles précédents, comme l’assemblage aléatoire de fragments, les recompositions sans fondements historiques ou, bien plus grave, l’oxydation des éléments métalliques. Par sa façon de revenir sur les actes de restauration anciens, ce projet permet de mesurer l’évolution des pratiques de conservation. Il a débuté à une époque où l’usage des nouvelles technologies était balbutiant et se poursuit avec l’aide d’applications et d’outils qui permettent de scanner, cartographier et modeler beaucoup plus facilement des éléments manquants. Malgré ces nouvelles applications, les grandes lignes du chantier restent inchangées et reposent toujours sur l’utilisation d’outils analogiques comme le pantographe. Si la restauration suit à la lettre les règles de la charte de Venise, elle semble aussi bénéficier d’une évolution des usages sur la question de l’ajout de nouveaux éléments afin de reconstruire une portion effondrée. Là aussi les critères qui président à la décision de refaire un fragment à neuf sont avant tout de nature constructives et statiques. On complète pour consolider l’existant plutôt que pour retrouver la forme ancienne. S’il n’y a pas de limite dans la quantité de nouveaux matériaux qui peuvent compléter l’ancien, l’objectif reste d’assurer la stabilité avec un minimum d’éléments ajoutés.
Le béton de trop
La polémique est née d’une intervention réalisée sur les axes de circulation, et non sur le bâti à proprement parler. De nombreux articles ont fustigé l’odieux bétonnage de l’Acropole. La critique virulente a surpris le milieu de l’archéologie, peu habitué à être jugé dans l’arène médiatique. Et pour cause : toute intervention fait l’objet d’un minutieux travail de recherche, d’une série d’annonces, d’une validation par des pairs et surtout d’une autorisation par un conseil scientifique indépendant. Il en va ainsi de la restauration des accès dont « l’odieux bétonnage » faisait partie. Les cheminements en béton n’étaient qu’une partie d’un vaste projet de reconstitution des accès du monument, depuis les Propylées jusqu’au Parthénon. Pour comprendre ce qui est en jeu, il faut remonter dans le temps.
Les Athéniens du 5ème siècle avant notre ère, en guerre contre les Spartiates, n’ont pas eu le temps de terminer l’aménagement des abords de l’Acropole. C’est pendant la période romaine, cinq siècles plus tard, qu’un monumental escalier est réalisé. Des éléments préservés de cet escalier qui se déployaient de part et d’autre d’une rampe permettent aujourd’hui d’envisager une reconstruction archéologique. Celle-ci permettrait de corriger les diverses restaurations approximatives du 19e siècle ainsi que l’aménagement actuel, réalisé sans fondement historique dans les années 1950. La reconstitution du grand escalier permettrait de diversifier les accès au site, rétablissant les cinq points d’entrée des Propylées, au lieu de l’accès actuel, unique et forcément congestionné. Ce scénario aurait pu se concrétiser sans la levée de boucliers aux relents démagogiques de l’hiver dernier. Mélange d’indignation patriotique (que viennent faire les Romains dans un monument grec ?!) et d’arguments plus légitimes liés à la fréquentation (faut-il vraiment créer les conditions d’une augmentation des flux de visiteurs?), tout et son contraire a été entendu. L’escalier transformerait le site en supermarché, aliénant la pureté hellénique du site.
Si le soutien ministériel au responsable du chantier Emmanouil Korres, n’a fait qu’augmenter le polarisation de la controverse, le chantier suit aujourd’hui son cours. Sa lenteur procédurale joue en sa faveur lui permettant d’échapper aux feux de l’actualité. L’équipe de l’YSMA poursuit les étapes scientifiques préalable au chantier. La proposition pour l’escalier central sera débattue, avant d’être, ou pas, approuvée. Pour ce qui est des axes de circulation, ils sont loin des descriptions alarmantes qui en ont été faites. Réversibles, puisque le béton a été coulé sur une membrane protectrice, ils matérialisent des circulations qui existaient à l’époque classique, tout en garantissant aux trois millions de visiteurs qui gravissent le rocher annuellement, un minimum de sécurité. Il faut se souvenir que les voies irrégulières qu’ils remplacent étaient à même la roche et convenaient peu à la fréquentation élevée du site, sans parler des jours pluvieux où la roche polie devenait glissante. Certes, gravir le rocher en marchant sur le marbre blanc lissé par la pluie et le soleil était une expérience unique. Le contraste de la roche irrégulière avec la partie couverte des Propylées tenait du miracle esthétique. C’est peut-être le seul reproche qui puisse être fait à l’aménagement. Le lisse du béton supprime le puissant contraste dialectique qui s’établissait entre les sols accidentés et le bâti préservé.
Mais est-ce suffisant pour rejeter le projet dans son ensemble ? Est-il réaliste de prétendre aborder l’Acropole en 2022 comme Byron ou Chateaubriand ont pu le faire, en promeneurs solitaires? L’Acropole, haut lieu du tourisme mondial, peut-elle faire l’économie d’un aménagement de ses accès ? L’ascenseur greffé sur le mur nord ou les rampes PMR réalisées ces vingt dernières années sont bien plus intrusives que les voies en béton, mais personne n’en conteste l’existence. Quant à l’escalier, sa reconstruction pourrait comporter une dose de vérité historique, au-delà de la raison archéologique. Celle d’une réconciliation du temple avec l’ère de la culture de masse. Rome face à Athènes constitue un changement culturel. L’introduction de la grande échelle, urbaine et impériale, face à la mesure et l’échelle maîtrisée de la cité grecque. Dans ce contexte, reconstruire l’escalier « romain » pourrait être un acte réconciliant l’échelle et les usages de notre époque avec celle du monument athénien. Une façon d’inscrire le présent sans trahir le passé. Un acte de lucidité architecturale, fondé sur des critères archéologiques, venant corriger le contresens des aménagements éphémères, prétendument invisibles.
Article paru dans le numéro 445 de l’Architecture d’Aujourd’hui
Si demain la glace de L’Antarctique devait fondre, ou même se retrouver dispersée sous forme de gigantesques icebergs dans les océans de la planète, le niveau de la mer s’élèverait de 63 mètres. Même Paris serait entièrement submergée. Ce scénario improbable donne une échelle de grandeur des réserves d’eau douce qui constituent ce continent de glace, très peu habitable, mais essentiel pour préserver l’habitabilité de notre planète. Tout cela et bien plus est admirablement détaillé dans un des plus beaux catalogues d’architecture de l’année, Antarctic Resolution, édité par Giulia Foscari, qui avait déjà reçu le prix DAM Architectural Book en 2015 pour Elements of Venise, avec l’OMA. Son nouveau projet, présent lui aussi à la Biennale de Venise sous la forme d’un livre déployé, constitue une véritable anthologie politique, architecturale et environnementale de la présence humaine sur le continent gelé. L’ouvrage n’est pas sans évoquer le travail qui a été mené il y a une dizaine d’années par le Laba de l’EPFL avec les leçons de Barents, en arctique cette fois-ci. L’idée était alors d’ausculter sous plusieurs angles un territoire extrême, en pleine évolution. S’il part d’une intention semblable, le projet de Foscari semble pousser beaucoup plus loin l’analyse du territoire gelé.
Antarctic Resolution est incontestablement “koolhaasien” par sa disposition critique à étendre le champ de l’architecture au point de le dissoudre parmi les autres disciplines. L’ingénierie, l’urbanisme, la sociologie, le design et l’écologie sont abordés dans un même élan, mais aussi avec le sérieux que mérite chacun de ces domaines de savoir. Le volet politique de l’ouvrage fait, pour sa part, la généalogie du statut extraterritorial de l’Antarctique, avec un première phase de conquête tâtonnante et parfois concurrentielle, jusqu’au traité de 1959 qui gèle sans révoquer les revendications territoriales de la dizaine de nations qui en avaient formulé. Le traité fit de l’Antarctique un espace protégé. Il établit aussi la liberté d’y mener des recherches en y installant des missions scientifiques. À une époque ou le nucléaire était en pleine expansion, il proclama l’interdiction d’y mener des essais ou d’y stocker des déchets. À partir de ce moment, l’Antarctique est devenu le laboratoire du monde de demain, tant sur le plan de la coopération internationale qu’en matière de préservation des ressources naturelles. L’ouvrage consacre un chapitre assez fourni à la sociologie de ces expéditions, leur caractère essentiellement masculin, ou encore l’extrême promiscuité à laquelle sont confrontés ces chercheurs obligés de vivre de longs mois de confinements dans des conditions proches de celles d’un sous-marin. L’évolution de l’aménagement intérieur des bases, leur espaces de loisir, leur modularité ou encore leur démontage est présenté comme un véritable laboratoire constructif de l’occupation pérenne d’un milieu des plus hostiles.
Architecture antarctique
Si l’ouvrage s’efforce d’aborder toutes les approches envisageables, celle qui prime est incontestablement l’approche architecturale. Foscari offre un diaporama complet des différentes typologies ainsi que des enjeux de l’acte de construire en Antarctique. Outre les difficultés d’acheminement des matériaux et des éléments de construction, le gel des sols et les tempêtes hivernales, les architectes doivent jongler avec des fenêtres très restreintes pendant lesquelles les travaux sont possibles. Parmi ces nombreuses expéditions, il faut distinguer entre celles qui s’implantent sur la roche et la terre ferme, notamment sur le littoral et sur la péninsule antarctique, et celles qui s’aventurent à l’intérieur du continent, sur le glacier antarctique. Là, les choses sont encore plus difficiles. Outre des températures extrêmes et de longs hivers sans lumière, il faut gérer les fortes chutes de neige qui augmentent l’épaisseur du glacier d’un à deux mètres par an. Cela explique que de nombreuses expéditions ont instauré des camps enfouis, accessibles par des puits rallongés au fur et à mesure ou la structure s’enfonçait dans le glacier. D’une durée limitée, ces sous-marins dans la glace ont longtemps été la forme la plus évoluée pour maintenir des missions permanentes sur le glacier. Leur forme souvent ovoïde était calculée pour résister le plus longtemps que possible au poids de la neige qui s’accumulait au fil des ans. Au bout de quelques années, ils devenaient inutilisables. Impossibles à démonter, ces bases désaffectées, captives du glacier continuent à dériver vers la mer au rythme de 100 mètres par an.
À cet égard, le glacier fonctionne comme un récipient qui se remplit par haut et qui se vide par les côtés. C’est pour pallier à l’obsolescence rapide et l’impact environnemental de ces camps enfouis, qu’est apparue l’idée de constructions sur pilotis capable de se rehausser au fur et à mesure qu’augmente le niveau du glacier. La nouvelle génération de bases fonctionne sur ce principe. Elle consiste à élever annuellement le bâtiment pour lui éviter l’ensevelissement. Placée sur des glissières, Halley 6 est de ces bases qui parviennent à rester à la surface en étant déplacées une à deux fois par an. Véritable Walking City d’Archigram, le bâtiment sur pilotis est glissé hors de son emprise au sol, sous le niveau d’enneigement. D’autres camps appliquent le même principe, sans avoir à tracter le bâtiment hors de sa fosse.
Neumayer, le projet allemand repose sur des verrins hydrauliques qu’il suffit de soulever pour positionner les appuis sur de la neige tassée. Le bâtiment est ainsi surélevé deux fois par an. Véritables vaisseaux sur pilotis, ces laboratoires ambulants ont un rôle essentiel à jouer dans la recherche autour de l’évolution du climat. Si ces constructions ont, au même titre que la recherche spatiale, une dimension symbolique, elles rendent possible des travaux de recherche d’une extrême importance. C’est une mission en Antarctique qui a tiré la sonnette d’alarme sur la diminution de la couche d’ozone, c’est d’elles toujours que l’on essaye de comprendre les mécanismes climatiques menacés par l’augmentation des gaz à effet de serre. En cela elles sont doublement vitales.
Le savoir est structuré comme peut l’être un édifice. Tel est le point de départ du stimulant projet de Mariabruna Fabrizi et Fosco Lucarelli que l’on pouvait voir jusqu’au 7 décembre à la galerie Archizoom de l’EPFL. En cherchant les liens entre les savoirs et l’architecture des dispositifs qui les archivent et les diffusent, cette recherche permet d’entrevoir les antécédents dans la constitution des systèmes d’organisation des connaissances. Il est question des bibliothèques, et de leurs systèmes de classement, décimal chronologiques et alphabétiques comme celui de Dewey, ou reposant sur des analogies et des rapprochements par affinités comme ceux de Sitterwek ou de Warburg. Il y est aussi question d’architecture des lieux de diffusion de la connaissance, avec certains plans d’universités comme ceux que Candilis, Josic et Wood ont réalisés pour l’université libre de Berlin en 1963, et qui préfigurent des organisations non hiérarchiques du savoir. Il est finalement question de l’architecture de ces nouveaux espaces virtuels qui aspirent à se substituer au monde réel en s’appropriant la part d’aléatoire et d’imprévu qui le distingue ( certes plus pour longtemps ), des mondes virtuels. La centaines de projets exposés sous forme de plans ou de dessins forment une sorte de trame archéologique des supports d’assistance et d’organisation des connaissances à travers les âges, sans aucune prétention d’exhaustivité, mais plutôt avec la volonté d’exposer l’étendue du champs et la variété des éléments pouvant relever du sujet. Passant des dessins de Saarinen pour un « data center » dans les années 50, à ceux de Cedric Price pour un centre d’apprentissage modulable, en passant par des “machines” élaborées pour convertir les musulmans du 14e siècle, on évolue dans un espace qui organise les éléments qu’il contient selon une logique qui lui est propre. Il ne s’agit pas d’épuiser le sujet mais de l’ouvrir.
L’exposition qui donne lieu à un très beau catalogue aux éditions Caryatide / Cosa mentale, est stimulante pour une raison supplémentaire. Elle pose l’exigence d’une compréhension des systèmes et des réseaux de connaissance et d’information, à un moment très précis de l’histoire des techniques ou une partie non négligeable des acteurs du numérique œuvrent pour leur opacification. Faces aux obscures dystopies immersives auxquelles nous voue Zuckerberg et à l’invisibilité des algorithmes prédateurs qui scandent nos vies privés et professionnels, Database, Network, Interface apparaît comme une ultime tentative de porter un regard critique et de se souvenir que ce filtre qui nous entoure et que nous appelons tantôt toile, tantôt réseau est bel et bien une construction, un édifice duquel on devrait pouvoir sortir de temps en temps. À défaut de détenir les clés du système, nous devons nous satisfaire de l’information qu’il s’agit bien d’une construction. Cyril Veillon, directeur d’archizoom, me confiait que les étudiants de l’école d’architecture s’intéressent peu à ces choses là. Comprendre les machines qui les englobent n’est pas une priorité pour eux. La bataille pour garder le contrôle citoyens des systèmes qui organisent le savoir, n’a pas été perdue; elle n’a tout simplement jamais eu lieu, et ne risque pas d’avoir lieu sur tik tok, sauf sous forme de parodie.
Article paru dans l’édition de janvier 2022 de la revue artpress
Si Strasbourg n’est plus la ville tiraillée par les conflits franco-allemands qui se sont succédé aux XIXe et XXe siècles, son architecture porte encore les traces de la concurrence à laquelle se sont livrés les deux pays pour asseoir leur souveraineté dans la cité frontalière. L’architecture a été utilisée pour consolider le retour de la métropole rhénane dans le giron national à chaque fois que la ville est passée de la France à l’Allemagne. Française jusqu’en 1870, elle fut allemande jusqu’en 1918, puis à nouveau de 1940 à 1944. À chaque changement de camp, la ville et ses administrations faisaient l’objet d’une réorganisation stratégique. L’hôpital civil est emblématique de cette histoire saccadée, faite de démolitions, de constructions, de stratégies interrompues et de départs précipités, qui font la richesse et la complexité de l’architecture et du tissu urbain strasbourgeois. Paradoxalement, dans le cas de l’hôpital civil, cette transition s’est opérée autant sous le signe de la continuité que celui de la rupture.
Le CRBS, réalisé conjointement par Groupe-6 et DeA architectes, gagne à être appréhendé sous l’angle de la résilience des usages et des institutions dans une ville qui change de camp tout en gardant la même population. C’est ce rapport à l’histoire qui constitue le contexte bâti et programmatique du nouvel ensemble de laboratoires. Et c’est toujours en tenant compte de cette histoire que Strasbourg projette l’évolution du site de son hôpital civil en futur pôle de recherche au rayonnement européen. Dans cette optique, le CRBS constitue, au même titre que certaines institutions européennes qui ont vu le jour dans la seconde moitié du XXe siècle, une authentique réconciliation architecturale dans sa manière de synthétiser des qualités que l’on attribue pour certaines à l’art d’édifier à la française et pour d’autres à la culture du bâti germanique.
Le CRBS, tête de pont de la prochaine mutation de l’hôpital civil
Que ce soit par sa centralité, par sa superficie ou par la diversité architecturale des bâtiments qui le composent, l’hôpital civil strasbourgeois est une institution qui fonctionne comme une métonymie de la ville : une portion délimitée capable de rejouer à une moindre échelle les grandes lignes de l’évolution de l’ensemble. C’est un véritable quartier avec ses monuments, ses places et ses jardins, dont l’évolution porte les traces des grandes étapes de l’histoire de la ville. Aussi étendu que le quartier pittoresque de la Petite France, l’hôpital civil et ses vingt-trois hectares forment une enclave au centre de Strasbourg. Cette emprise territoriale s’explique en partie par le fait qu’à son commencement, de nombreux patients s’acquittaient des soins qu’ils avaient reçus en léguant des terres. Valorisés, ces legs ont permis de constituer un grand domaine. Quant à l’ampleur des services et départements qui le composent, elle serait le fait de la surenchère concurrentielle à laquelle se livrent les deux pays. Chaque reconquête fut l’occasion d’un effort pour affirmer le rayonnement intellectuel et scientifique de l’hôpital, personne n’osant défaire ce que les « autres » avaient fait de constructif. C’est ainsi que l’administration allemande mit en place à partir de 1870 un fonctionnement en cliniques, préfigurant l’articulation des soins et de la recherche qui, par la suite, s’est généralisée avec les centres hospitaliers universitaires. L’administration française qui reprit l’hôpital à la Libération conserva ce qui avait été mis en place par les Allemands.
Cet urbanisme de l’acte accompli explique en partie le caractère éclectique et fragmenté de cette ville dans la ville. C’est contre cette dispersion que s’est érigé le projet de nouvel hôpital civil. Conçu par Claude Vasconi en 2008, il a cherché à unifier ce patchwork de cliniques et leur fonctionnement fragmenté. Pris dans un seul ensemble, les départements pouvaient interagir et offrir des soins coordonnés. Vasconi, passé maître dans l’art d’une rhétorique architecturale du pouvoir qu’affectionnent les acteurs institutionnels privés et publics, a inscrit ce regroupement dans une méga-structure futuriste et unitaire qui exhibe sa technique. Pourtant, dans cette « guerre » entre entropie et concentration, c’est l’éclectisme et la dispersion qui pourraient finir par l’emporter.
Grâce à la concentration rendue possible par l’édifice de Vasconi et par la désaffection de nombreux bâtiments, la métropole de Strasbourg a envisagé la reconfiguration d’une partie du site en pôle de recherche à rayonnement international. Cette nouvelle stratégie, baptisée NEXTMED, vise à reconvertir, démolir et reconstruire les dizaines d’édifices vidés, afin d’y installer des activités indépendantes de recherche et développement en technologies médicales.
Le CRBS est à l’avant-poste de cette nouvelle stratégie de laboratoires autonomes fonctionnant en synergie, tant avec l’hôpital qu’avec l’université. Formellement, le CRBS est aux antipodes de l’approche unitaire incarnée par le vaisseau gris de Vasconi. L’objectif n’est pas tant de se démarquer par le design que de s’ouvrir sur la ville et de penser la cité hospitalière comme un système complexe, constitué d’entités autonomes capables d’interagir ou de développer des dynamiques propres. Tant la morphologie du bâtiment (un parallélépipède autonome) que le traitement uniforme de ces quatre façades « pixelisées » vont dans ce sens. So architecture remet à l’ordre du jour le principe éclectique d’unités pavillonnaires qui régissaient le site depuis sa création jusqu’à l’arrivée du vaisseau gris de Vasconi. Conçus à partir d’un échantillonnage chromatique prélevé dans un périmètre de 500 mètres, les quatre façades du CRBS fonctionnent comme une machine à synthétiser la matière visuelle de cette portion de la ville. Ce mécanisme se superpose à la fonction bioclimatique de la façade. Les deux fonctionnalités, énergétique et esthétique, ne sont pas distinctes mais intégrées. Il n’y a pas une fonction d’un côté et une peau qui la recouvre de l’autre. Le revêtement est déjà la fonction pleinement déployée.
Un bâtiment d’une grande densité sur une parcelle réduite, avec un impératif de calme, de concentration et de repli – voici comment Guillaume Delemazure décrit la demande qui a été faite aux architectes, et qui a trouvé sa réponse dans l’organisation des laboratoires autour d’un vide central. Le patio central est tout à la fois le support de la bonne organisation de l’ensemble, un gage de qualité et un vecteur de socialité pour ceux qui s’y activent. Là aussi les choses s’emboîtent. À elle seule, la qualité fonctionnelle de l’équipement ne suffit pas à garantir un environnement de travail optimal. Les lieux de recherche ont longtemps négligé le cadre de vie, préférant mettre l’accent sur l’équipement du laboratoire et le travail qu’il permet d’accomplir, plutôt que sur sa socialité potentielle. Jusqu’à ce qu’on comprenne à quel point l’interaction sociale et le cadre de vie pouvaient avoir une incidence sur la qualité de la recherche. Le CRBS a choisi de reconsidérer bon nombre de ces réflexes typologiques où, pour des générations de laborantins, l’unique cadre de vie professionnel devait être la paillasse et le restaurant d’entreprise. Ici, les espaces de travail sont évolutifs, organisés en huit entités ou groupements de laboratoires, qui peuvent s’adapter aux particularités et aux besoins des équipes universitaires qui y sont affectées. L’ensemble est pensé comme un dispositif mixte entre la recherche médicale (Institut national de la santé et de la recherche médicale) et la recherche universitaire. L’évolution des méthodes d’enseignement a fortement conditionné sa flexibilité et la possibilité d’affecter les locaux sur de courtes durées, en fonction de projets spécifiques. Pauline Copyloff, responsable du service du patrimoine de l’université de Strasbourg, est explicite sur ce point : les laboratoires ne sont pas affectés à tel ou tel professeur, mais à des projets. Ce mode de fonctionnement ouvert est conforté par l’importance accordée aux espaces informels. Ils sont pensés comme une composante essentielle du travail des chercheurs. Le CRBS a fait le pari d’une transversalité inter-laborantine qui permettrait, par exemple, de lancer un sous-projet avec des collègues d’un autre laboratoire que le sien. Par ces choix, le laboratoire cesse d’être cet espace stérile replié sur lui-même, pour enfin tirer profit de ce qui vient de l’extérieur, du hasard et de la sérendipité.
Au CRBS, chaque couloir se termine sur une baie vitrée donnant sur l’extérieur et chaque laboratoire, à l’exception de certains équipements très spécifiques, jouit d’une vue sur la ville. Les stores fermés ou ouverts règlent ainsi la quantité de dehors qui pénètre dans ce monde protégé. À cela s’ajoute la fonction réfléchissante de la verrière du patio qui capte le panorama de la ville pour l’inclure dans le cœur du bâtiment. Il suffit de lever la tête pour saisir un morceau de ciel et une portion du centre historique. Arrivé à ce point, on réalise que les deux grandes composantes du projet – son insertion urbaine et son fonctionnement modulaire – font écho à l’aspect du bâtiment. Les pixels ne sont pas juste une image, mais un principe organique qui s’applique autant à la façon du bâtiment de contenir que d’être contenu. Chacun de ces compartiments peut être perçu comme un pixel interagissant avec les autres, et jusqu’à l’ensemble lui-même qui devient un pixel à l’échelle de la ville. Manifeste d’un nouvel éclectisme assumé, le CRBS signale l’entrée de l’hôpital civil dans une nouvelle époque. Sans imposer l’uniformité et la table rase, il trouve dans la transformation de l’existant un levier pour créer du nouveau.
Version réduite d’un article sur le CRBS paru dans le numéro 109 de la revue Archistorm. Toute les images du CRBS sont de Luc Boegly.
Érigé sur une friche ferroviaire à l’entrée de la ville d’Arles, sur le site d’un ancien centre d’entretien de la SNCF, le nouveau défi de Frank Gehry, commandité par Maja Hoffmann pour y loger la Fondation Luma, est fait pour être vu. Il marque l’entrée dans une nouvelle conception du rôle du mécénat dans la vie culturelle.
C’est un drôle de bâtiment, formellement complexe, mais auquel manque l’envolée expressive qui a fait la renommée du starchitecte californien. C’est un peu comme si, en essayant de modérer ses élans, Frank Gehry niait son propre langage plastique. Reste une tour de verre et de métal déstructurée, hybride, qui contraste avec le déploiement minéral et horizontal de la cité méridionale. Ce manque de clarté dans le geste semble qualifier le projet Luma dans son ensemble. Que vient faire un équipement de cette ampleur dans une petite ville de 50 000 habitants ? Faut-il considérer la nouvelle fondation comme une affaire publique, comme le sous-entendent les prises de position officielles (le maire d’Arles ne cache pas son admiration pour la générosité des Hoffmann) et les espoirs qu’elles déclenchent dans la société locale, ou doit-on plutôt la percevoir comme une affaire strictement privée ? À Arles, ni les choix fondamentaux à l’origine du projet ni la façon dont il se positionne par rapport à l’existant n’attestent d’une stratégie commune entre les pouvoirs publics et la mécène. Luma évolue de manière autonome, répondant à une vision et à une stratégie individuelle sûre de son succès. Avec sa tour étincelante, Maja Hoffmann inscrit dans la pierre le nom de ses enfants, Lucas et Marina, ainsi que celui d’une lignée de mécènes dont la fortune est liée au géant pharmaceutique Roche. Rompant avec la discrétion qui caractérise l’apport de sa famille à la ville depuis plusieurs générations, elle y parachute une véritable machine de guerre. Gehry ne cache pas s’être inspiré de l’industrie militaro-industrielle pour l’enveloppe du bâtiment et notamment des plaques en mousse métallique qui protègent les véhicules Humvee.
S’immisçant dans le destin d’une ville dotée d’un vrai potentiel de développement et faisant face à un important problème de chômage (15% contre 9% à l’échelle nationale), Maja Hoffmann assume pleinement sa fonction d’acteur capable d’agir à l’échelle de l’agglomération toute entière. Ses propos rapportés sur le site de la Fondation servent d’adage au programme : « L’esprit de notre projet est de faire en sorte qu’il soit un activateur du tissu artistique, culturel, écologique, social et économique d’Arles et de la Camargue, dans le delta du Rhône en Méditerranée, à travers un échange et une connexion continue avec le monde et son évolution. »
Confier le devenir d’une ville à des acteurs privés n’est plus un tabou. Comment revitaliser Arles pour en faire, à terme, une « Venise » provençale ? Comment sortir cette commune d’une léthargie que Les Rencontres de la photographie viennent perturber trois mois par an ? La formule, plusieurs fois éprouvée, est connue. Faire construire par un starchitecte une institution phare qui inscrit un nouveau lieu sur la carte globalisée du tourisme de luxe et de l’art contemporain. Entre Tel Aviv, Miami et Bâle, Arles aura bientôt sa place. Et qui de mieux pour accomplir cette requalification que celui dont le plus célèbre musée, celui de Bilbao, est devenu synonyme de renaissance d’une agglomération en perte de vitesse ? Frank Gehry est également un signe, censé donner le ton. Le marché immobilier y croit et attend l’arrivée des nouveaux acquéreurs qui vont faire basculer la ville en classe affaires. Outre un parc paysager conçu par Bas Smets et des halles ferroviaires reconverties par Selldorf Architects, le projet Hoffmann comprend plusieurs investissements immobiliers dans le tissu historique de la ville, dont deux bâtisses anciennes réhabilitées en hôtels : le Cloître et l’Arlatan. L’artiste coréen Lee Ufan y croit aussi en inaugurant en 2022 une fondation d’art contemporain, conçue par Tadao Ando. L’État, enfin, y contribue, en déplaçant juste à côté de la tour Gehry la toute nouvelle École nationale supérieure de la photographie, dotée d’une belle canopée miessienne conçue par Marc Barani et proposant, pour l’essentiel, un déploiement souterrain. Dit autrement, face à l’érection de la culture globalisée, l’État esquive et s’enterre.
La « part maudite »
Luma, comme la fondation Louis Vuitton ou la Collection Pinault. les projets prestigieux se succèdent, court-circuitant le lien intrinsèque qui existe en France entre l’État et sa politique culturelle. C’est un peu comme si, n’osant pas remettre en question une doctrine respectée, l’État s’évertuait à lentement y substituer un modèle alternatif : soit une réforme qui ne dit pas son nom. Le face-à-face entre la Fondation Luma et la future école de la photographie pourrait à lui seul symboliser la victoire de la nouvelle doctrine sur des principes qui, de Malraux à Lang, ont façonné les stratégies culturelles publiques dans la seconde moitié du XXe siècle. La culture devait avoir un rôle pédagogique et fédérateur pour la société, et l’État en était le principal pourvoyeur.
Si personne n’ose encore contester ouvertement cette mission, la machine semble enrayée jusqu’au point de non-retour. Lors du discours de Versailles en juillet 2017, le Président de la République citait la « part maudite » de Georges Bataille. Cette « part maudite », qui constitue un surplus, ce qui doit être dilapidé, dépensé gratuitement pour permettre à l’économie générale, matérielle et symbolique de continuer à fonctionner, n’est-elle pas aujourd’hui représentée par notre système culturel ? Il semble préférable de laisser ceux qui en ont – de l’argent – sacrifier le leur. Maja Hoffmann peut bien remplacer l’État dans son rôle de grand prêtre menant les cérémonies de dépense symbolique censées nous purger du trop-plein. Certes, Luma n’a pas grand-chose à voir avec la scandaleuse surfacturation à des fins d’exonération fiscale réalisée par la Fondation Louis Vuitton à Paris. Maja Hoffmann a acheté le terrain et présente un budget tout à fait raisonnable pour un projet de cette ampleur, soit 150 millions d’euros. Malgré ce côté fair‑play, sa façon décomplexée de corréler développement économique et action culturelle ne l’empêche pas d’être un vecteur décisif de la financiarisation de l’art.
De retour dans les rues de la ville, les devantures désuètes datant des années 1970 cèdent lentement la place aux enseignes plus prestigieuses. Certes, le grand luxe et ses marqueurs reconnaissables ne sont pas encore là, mais ils ne sauraient tarder. L’envolée des prix depuis cinq ans est incontestable. Ils ont doublé, passant de 1500 à 3 500 euros le m2, voire plus dans certains cas. Un responsable du service du patrimoine, qui n’a pas souhaité être nommé, est même allé plus loin en nous suggérant d’arpenter la Roquette, le quartier du centre, historiquement populaire. Aujourd’hui, les chantiers s’y succèdent et les anciens habitants laissent leur place à des acheteurs qui transforment les vieilles maisons en résidences secondaires. Le quartier est restauré, mais de plus en plus inhabité.
À quoi bon questionner l’espoir que fait miroiter l’inscription d’Arles dans la constellation des hauts lieux de l’art contemporain ? Certes, Gehry vieillissant n’a pas donné le plus bel exemple de ce qu’il aurait pu faire et le bâtiment évoquant le visage à moitié défiguré d’Arnold Schwarzenegger dans Terminator exhibe ostensiblement son caractère hybride et sa non-finitude. Dire que Maja Hoffmann s’empare du rôle qui est celui de l’État ? Dans un contexte général de réduction de la contribution publique au budget de la culture, cette initiative constitue pour la plupart une excellente nouvelle. À Arles, transformée pour l’occasion en gigantesque partie de SimCity, tout semble aller de soi. L’art contemporain, comme n’importe quelle autre activité lucrative, s’installe dans une région qui espère en tirer profit.
Propos d’introduction de la 2e journée des Rencontres Romandes du Bois organisées par LIGNUM Vaud au Musée Olympique à Lausanne.
L’engouement pour le bois dans la construction est l’indice d’une demande croissante pour des villes plus saines, moins dispendieuses en ressources énergétiques. Les acteurs de la filière bois ont une responsabilité à ne pas trahir ces attentes et ne pas être en deçà de ce à quoi aspire aujourd’hui la société. Le bois a un rôle central à jouer dans l’effort pour créer des villes et des campagnes plus durables, des économies stabilisées qui n’auront plus besoin d’une fuite en avant spéculative pour ne pas être en crise. Le bois peut être un régulateur global de nos sociétés. Et je ne parle pas de captation de CO2, mais de l’écosystème global, qui comprend les environnements naturels, les lieux de production, les lieux de vie de travail et de retraitement des déchets. Aujourd’hui, le bois est engagé dans une sorte de compétition pour pour faire aussi grand aussi haut et aussi rapide que l’acier et le béton. Mécaniquement, tout semble possible, tant en termes de portée que de résistance. La limite des 100 mètres pour les structures en bois est sur le point d’être dépassée, ce qui était inimaginable il y a 20 ans. Il n’est pas certain que cette course à la performance soit la meilleure voie, même si les exploits du bois flattent les acteurs de la filière. Il vaudrait mieux laisser le matériau dicter son propre agenda et déterminer un peu plus l’usage qui en fait. Construire des tours en bois peut être intéressant en termes de défi, mais d’un autre côté, en essayant de remplacer l’acier et le béton, le bois s’écarte de plus en plus de ses qualités intrinsèques. Et la principale qualité à laquelle je pense est la circularité de l’économie qu’il rend possible Le bois est le matériau archétypique de l’ économie circulaire qui va de l’arbre au déchet.
Bois global vs bois local
Aujourd’hui le bois est devenu un matériau globalisé. Dans ce contexte, il est légitime de se demander si la globalisation de l’offre et de la demande est la meilleure chose qui pouvait advenir à la filière. Ce bois globalisé qui traverse les océans pour être transformé avant d’être vendu comme « produit vert » est-il toujours en phase avec le récit de transition écologique qui en justifie la demande ? Ce bois globalisé est-il autre chose que la récupération commerciale d’un imaginaire écologique égaré? Face à des acteurs du marché de la construction qui évaluent leurs options à la lumière de leurs seules marges, n’est-il pas encore temps de fixer des règles ou des limites permettant de promouvoir telle pratique plutôt que telle autre? Ne faudrait-il pas plutôt penser le bois comme une ressource ancrée dans un territoire, élément d’une économie qui pense ensemble le produit fini, son façonnage, son impact paysager et son démontage?
Si le bois doit jouer un rôle dans la transition vers une société à faible émission carbone, nous ne devons pas hésiter à promouvoir encore davantage l’utilisation du bois local. Mais pour cela, nous devons apprendre à construire autrement. Il ne s’agit pas de revenir à la charrue et à la scie hydraulique, mais de trouver des façons de faire du bois un régulateur global des écosystèmes humains.
Au plus fort de la foi en l’énergie fossile, On se déplaçait en utilisant de l’essence, ou se chauffait au fioul , les routes étaient pavées de goudron, les aliments réalisés avec des engrais issus d’hydrocarbures et les maisons pleines d’objets en plastique.
L’idée n’est pas de remplacer le pétrole par du bois, mais de laisser le bois dicter de nouvelles règles. Ses propres règles. Celle de sa croissance lente, celles de ses limites mécaniques, celles de ses cycles de déclin naturel.
Le bois peut être une clé de l’émancipation politique des communautés d’habitants. Il peut devenir un gage pour permettre aux gens de prendre part à la configuration de leurs espaces de vie et de travail. Nous pouvons imaginer de nouvelles formes de modularité de l’habitat qui s’appuient sur les caractéristiques techniques du bois. Le bois pourrait nous aider à évoluer collectivement vers des formes de construction moins réglementées et plus abordables.
Promouvoir le bois en général ne suffit plus. L’option du bois dans la construction, les choix qu’elle offre sont plus nuancés qu’on ne le pense. Entre les murs à ossature bois prêts à monter et le bois brut, il y a des distinctions importantes à faire en termes de performances et de qualités environnementales. Entre une tour en bois et un bâtiment de quelques étages construit sur mesure pour ses futurs habitants, ce n’est pas forcément du même rapport au bois qu’il est question. Il faut aller au-delà de l’image générique du bois. Il est important de développer la capacité des professionnels et des consommateurs à distinguer et évaluer ces différentes options sur des critères autres qu’économiques. Il est également important de mettre en avant les solutions les plus vertueuses en termes de durabilité. Dans le bois, comme ailleurs, il existe des produits “locaux”, “biologiques” et des produits verdis, faussement durables, des produits industriels transformés vertueux et d’autres qui le sont moins.
Au Royaume Uni, ils sont en train de construire le plus grand stade en bois. un stade de 5000 places pour l’équipe Forest Green Rover, qui a fait de l’écologie un étendard. L’équipe est VEGAN et la pelouse sans engrais. Conçu par Zaha Hadid, il est une merveille d’ingénierie et de construction durable. En y regardant de plus près on se rend compte que le nouveau stade implique le déménagement de l’équipe depuis son ancien stade à Nailsworth, une zone périurbaine ou elle se trouve actuellement vers une zone en rase campagne, à la jonction 12 de l’autoroute M5, c’est à dire uniquement desservie en voiture individuelle. Le nouveau stade aura aussi 1700 places de parking. Son bilan, si l’on inclut aussi son fonctionnement, risque donc d’avoir un impact négatif sur l’environnement.
Junk Wood
Il existe beaucoup de choses qui ne servent à rien, et qui s’affichent comme vertes. Le mobilier bas de gamme en panneau aggloméré que l’on ne prend même plus le soin de déménager quand on change d’appartement. Les innombrables gadgets, de la cuillère jetable en bambou, au tableau de bord en chêne d’un SUV diesel. On pourrait appeler cela le junk wood. Tout ce qui est en bois n’est pas forcément vertueux. Il serait peut être temps de faire entrer le bois dans une économie holistique qui tienne compte de toutes les paramètres de la vie d’un produit: de l’arbre planté et l’environnement que constitue cette matière en devenir, sa coupe et son façonnage, au milieu que constitue l’activité qui consiste à le transformer, puis à la qualité environnemental du chantier qui va le transformer en bâtiment, et jusqu’à son démontage et la qualité humaine qui peut accompagner un chantier de démolition.
Le bois permet une gestion globale de la graine au déchet. Dans cette compréhension du bois, il s’agit pas de faire entrer que des paramètres quantitatifs: quantités, transport, énergie grise, recyclage. Il s’agit surtout de comprendre que le bois peut être un acteur du paysage, un acteur social. Il peut aider à modeler nos paysages naturels, aider à rendre les lieux de travail et de stockage plus compatibles avec la ville, les chantiers moins nuisibles, et même parfois festifs. Au Pays-d’Enhaut, au 19e siècle, l’acte de couper un arbre et l’acte de construire étaient intrinsèquement liés. L’acte d’habiter et l’acte d’entretenir étaient liés aussi. Le monde durable et holistique a bel et bien existé. c’était la règle de nos sociétés jusqu’à ce que la fuite en avant d’un développement sans frein nous fasse basculer dans la dystopie que nous traversons actuellement. Peut être qu’il est temps qu’il redevienne équilibré et apaisé. Le bois peut y contribuer.