Circulez : la COP 21 interdite aux cyclistes et peu favorable aux piétons

Peut-on arriver à la COP 21 en vélo et surtout peut-on en repartir à pied ? La question pourrait paraître anecdotique face à l’importance des enjeux de la conférence sur le climat si elle ne révélait pas une incohérence profonde entre les objectifs affichés et les moyens mis en œuvre pour y parvenir.

J’ai tenté de quitter l’enceinte du Bourget pour rejoindre à pied la ville homonyme. Cela n’a pas été facile ; parcourir les 300 mètres qui séparent les espaces de la conférence des premières habitations ne va pas de soi. Il convient d’abord de traverser le parking pour se diriger vers la sortie de l’enceinte du site. A plusieurs reprises, il faut expliquer à des hommes lourdement armés ce que l’on souhaite faire : quitter la COP 21 à pied.

Les moins informés vérifient que c’est bien prévu par le règlement. La confirmation arrive ; oui, c’est possible, vous pouvez y aller. Arrivé au portique, le piéton doit emprunter la voie des bus qui font la navette avec la station de RER qui se trouve à moins d’un kilomètre. Autant dire que venir à pied au Bourget ne relève pas de l’exploit. Tout au plus, cela représente dix minutes de marche.

– Attention, ne vous faites pas écraser.
– Merci, au revoir.

De Suède en vélo

L’exploit, c’est un Suédois rencontré au portique qui venait de l’accomplir. Avec le vélo couché de sa conception, il avait pédalé depuis son pays pour arriver à la COP 21 sans compter sur rien d’autre que la force de ses pieds. J’ai assisté à l’étrange négociation entre un gendarme posté à l’entrée et le frêle suédois dans son engin futuriste. L’entrée sur le site lui était bel et bien refusée. Rien dans le règlement n’était prévu pour les engins de ce type.

– Mais c’est un vélo monsieur, vous pouvez l’inspecter.
– L’accès aux vélos a été supprimé pour des raisons de sécurité. Vos pouvez laisser votre engin sur le trottoir et entrer à pied.
– Mais j’ai pédalé de Suède pour échanger sur mon expérience cycliste avec les gens à la COP 21.
– Impossible d’entrer, libérez le passage Monsieur.

Urpo Taskinen et son engin interdit d'accès à la COP 21
Urpo Taskinen et son engin interdit d’accès à la COP 21

Urpo Taskinen restera interdit devant le portique. On peut se demander si cette goujaterie organisationnelle dit quelque chose de l’événement dans son ensemble. Le rejet des piétons et des cyclistes seraient-il le symptôme d’un égarement fondamental ?

La COP21 ne propose pas de travailler sur les changements radicaux qu’il faudrait entamer dans la production et la vie de tous les jours pour inverser la dégradation climatique planétaire. Tout au plus, elle cherche les remèdes afin de prolonger la longévité des dispositifs et des habitudes qui sont à l’origine du problème. Polluer un peu moins pour continuer à polluer ; consommer moins d’énergie fossile pour continuer à rouler en 4X4. Renoncer purement et simplement au pétrole n’est pas une option.

Les radicaux, ceux qui prônent une révolution sociétale pour remédier au désastre annoncé, ne sont pas au Bourget. Quand ils ne sont pas assignés à résidence, ils tournent le dos à cette gigantesque foire médiatique, à ses compromis inatteignables et à ses milliers de conférenciers venus du monde entier. La COP 21 est un royaume éphémère de bonnes intentions non contraignantes, de revêtements en bois « façon écologique » et de stands de fondations qui affichent des desseins louables mais ne sont sans doute parfois que la caution verte de multinationales aux objectifs bien moins estimables.

Certes l’écologie est en train de devenir un secteur important de l’industrie. En tant que tel, il est en concurrence avec d’autres branches industrielles. Les constructeurs de panneaux solaires et autres producteurs d’éoliennes seront peut-être un jour en position de faire face aux pétroliers. Est-ce vraiment le point de basculement auquel nous devons aspirer ? L’enjeu de la sauvegarde du climat se résume t-il à une révolution techno-scientifique qui pointe mais peine à s’imposer ?

Dans le train du retour deux jeunes employés de l’entreprise qui vient de conclure le marché du siècle en louant l’équipement de la COP 21 comparaient, en toute innocence, la conférence sur le climat et le dernier salon sur lequel ils étaient intervenus:

– Tu ne comprends pas; pour Milipol nous n’étions que quelques dizaines. A la COP 21, on est des centaines. Ce n’est pas du tout la même chose. Le chiffre d’affaires pour le salon de Milipol se comptait en centaines de milliers d’euros. Pour la COP 21, ce sont des dizaines de millions.

– C’est dingue.
– Oui, c’est fou.

 


Photo: AFP

Le premier ministre du Qatar, invité gênant de l’Elysée

Pendant que la France peine à définir un plan d’action contre l’Etat Islamique, qui soit autre chose que de la gesticulation médiatique, les affaires continuent. Trois jours seulement après les attentats de Paris, le premier ministre du Qatar était accueilli par le président François Hollande. La visite était initialement prévue dans le cadre du 19e salon Milipol, le grand rendez-vous commercial de la sécurité intérieur des Etats qui se tenait à Paris la semaine dernière.

Dans ce salon ouvert au public, on pouvait suivre une table ronde sur l’investissement dans les pays instables, s’informer sur les dernières applications de surveillance par drone, ou tester de nouvelles armes non létales sur des volontaires. Les organisateurs du salon ne pouvaient mieux espérer pour la 19ème édition de leur évènement: la sécurité n’est plus l’affaire d’une frange conservatrice de la société mais serait devenue un objectif national, tous bords confondus. Des mesures jusqu’ici combattues par tous, sauf par l’extrême droite, ont été adoptées du jour au lendemain sous la pression électoraliste d’un scrutin prévu en France dans deux semaines.

A la guerre comme à la foire

Il y a de l’argent à se faire dans ce domaine et les principaux acteurs du secteur n’ont pas attendu les attentats pour se positionner sur les marchés des pays du Golfe. Indice de la confiance qui règne entre la France et ses partenaires que sont le Qatar et l’Arabie saoudite, le 19e salon Milipol se tenait simultanément sur deux sites. Sur le modèle de la foire d’art de Bâle qui s’exporte à Miami, le salon de la sécurité se tenait aussi à Doha.

Il est légitime de se demander si les récents évènements ne sont pas de nature à compromettre quelque peu les partenariats avec les monarchies du Golfe.

Si le goût des affaires ne semble pas pâtir de la proximité spirituelle entre certains milieux saoudiens, qataris et Daech (Doha vient d’acheter en mai dernier 24 avions de combat français Rafale pour 6,3 milliards d’euros), il est aussi vrai qu’aucun dignitaire français ne s’est empressé à s’afficher aux côtés des dignitaires qataris.

Pour le premier ministre du Qatar, la visite fut courte, l’étiquette tant bien que mal respectée, la tenue vestimentaire occidentale et la poignée de main d’une froideur inégalée !

A terme, il va peut être falloir aller au-delà de la vision court termiste qui s’accommode d’investissements venants de pays qui cautionnent le projet sociétal de Daech.

L’Arabie saoudite, était jusqu’à présent le principal obstacle à la constitution d’une coalition internationale contre l’Etat Islamique. Le royaume s’accommodait parfaitement de l’acharnement du groupe contre l’axe chiite Iran-Syrie.

Reste que la France ne peut pas se permettre le double discours que pratiquent les monarchies du Golfe. Les voix réclamant un abandon de l’alliance stratégique avec le Qatar sont de plus en plus nombreuses, et l’actualité ne laisse pas beaucoup de marge à l’exécutif.


Photo: Le premier ministre du Qatar reçu par François Hollande sur le parvis de l’Elysée – Reuters

 

 

Construire avec un marteau

De tous les métiers liés à la construction, celui de démolisseur est probablement le moins pres­tigieux. Pourtant, le collectif Rotor en a fait sa marque de fabrique. En lançant ce mardi 10 novembre, en Belgique, une nouvelle plateforme de revente d’objets et de matériaux issus de chantiers de démolition, Rotor semble vouloir passer à la vitesse supérieure. Portrait d’un collectif qui a choisi de faire de la casse l’étape la plus excitante du chantier.

Un passage souterrain doté d'un plafond doré. Installation réalisée par les étudiants
Un passage souterrain doté d’un plafond doré. Installation réalisée par les étudiants

L’histoire commence à Genève quand Maarten Gielen, enseignant à la HEAD et membre fondateur de Rotor, implique ses étudiants dans le démontage de l’intérieur d’une boutique. Les matériaux, étagères, plafonds, revêtements de sols, mobilier, soigneusement récupérés doivent servir à alimenter des projets en design et design d’espace tout au long de l’année. La leçon se voulait claire : il fallait concevoir de nouveaux usages pour les matériaux récupérés. Les étudiants, répondant avec enthousiasme au défi lancé par leur enseignant, transformèrent, déplacèrent et détournèrent des lieux et des objets.

À la fin de l’année, la direction demanda aux responsables des ateliers de débarrasser tous les éléments encombrants. Les maquettes, les constructions ayant servi aux diplômes devaient disparaître pour laisser place à la prochaine session. C’est la loi impitoyable des écoles, qui remplit chaque printemps les bennes à ordures des premières œuvres de futurs Damien Hirst.

Les éléments récupérés disposés sur la voirie.
Les éléments récupérés disposés sur la voirie.

Les précieux matériaux de la classe de Maarten Gielen ne furent pas épargnés. Les étudiants consciencieux contactèrent les services communaux et les sortirent sur le trottoir, la veille du jour convenu. En bons ambassadeurs de la rigueur helvétique, ils prirent le soin de les trier et de les disposer de façon ordonnée sur la voirie. De façon inattendue, les passants se servirent. Certains revinrent en voiture pour charger ce dont ils avaient besoin. À 4h du matin il ne restait plus rien.

Cette issue inattendue transformait  l’expérience genevoise en véritable leçon de choses : un glissement du rapport au monde matériel capable d’instruire une nouvelle façon d’habiter la ville.

 

 Rotor Deconstruction
Rotor Deconstruction

C’est bien de cet épisode genevois que Rotor s’est inspiré en créant la nouvelle plateforme nommée “déconstruction” : un inventaire numérique de matériaux récupérables. Rotor ne souhaite pas se substituer au marché existant des matériaux antiquisants, les revendeurs de vieux pavés et autres boiseries d’exception n’ont rien à craindre.

Rotor vise une tranche beaucoup plus importante et inexploitée du marché de la démolition : celui de la reconversion d’espaces de bureau, rénovés à grands frais tous les vingt-cinq à trente ans pour demeurer compétitifs sur le marché immobilier.

Le Catalogue de la Triennale d'architecture d'Oslo, dont Rotor assurait le commissariat, en 2013.
Le Catalogue de la Triennale d’architecture d’Oslo, dont Rotor assurait le commissariat, en 2013.

Ayant souscrit des partenariats avec des grands groupes immobiliers spécialisés dans le tertiaire, Rotor propose à ces bailleurs d’intervenir avant le strip out pour enlever les éléments qui peuvent encore servir. Rotor ne rachète pas pour autant les matériaux qu’il récupère. Les propriétaires les cèdent en échange de crédits carbone.

 

Cet échange (épargnes en émission de CO2) n’a rien d’anecdotique. Le crédit accordé pour le recyclage d’un revêtement intérieur d’un grand plateau de bureaux standard équivaut à l’usage pendant vingt ans de 60m2 de panneaux solaires. Il ne faut pas oublier qu’une brique fait son poids en CO2. Au moment où l’Europe s’engage lentement dans le long chantier de la rénovation énergétique, Rotor parvient à définir une approche à la fois innovante, et d’une grande justesse. L’écologie en construction n’est plus à déduire uniquement de l’emploi du dernier gadget high tech. Elle découle aussi du temps accordé pour qu’un maximum d’éléments puissent retrouver un usage. Le basculement est de taille et traduit assez justement l’écart entre une écologie d’apparat et celle qui exige des changements plus profond pour advenir.

Rotor Deconstruction
Rotor Deconstruction

Maarten Gielen aime décrire la variété des profils des acheteurs potentiels. Du designer à l’affût de matériaux imprégnés d’authenticité à l’entrepreneur en quête d’une bonne affaire, le projet semble fonctionner et même générer des vocations ailleurs qu’en Belgique. En France, Patrick Bouchain n’avait-il pas invité à voir les déchetteries des petites villes de province comme des lieux de renouvellement de la sociabilité autour de l’échange?

Rotor Deconstruction
Rotor Deconstruction

L’enthousiasme suscité par la présentation de la plateforme, à Arc en rêve à Bordeaux est l’indice d’une demande croissante des architectes pour de tels dispositifs. Espérons qu’en Suisse, pays réputé pour la qualité de ses matériaux de construction, des initiatives similaires verront le jour. Il faudrait pour cela que le contexte en matière de normes puisse s’assouplir. Un cadre normatif trop contraignant, indexé sur les seules performances matérielles d’éléments neufs et usinés ne laisse aucune place à des pratiques de récupération à grande échelle. Cette évolution ne se fera pas sans l’instauration d’un régime de dérogations réglementaires permettant d’ajuster les normes à chaque cas particulier.

 

http://www.rotordeconstruction.be/

http://www.arcenreve.com

L’idéalisme pragmatique de l’AUA – Le cas de la Villeneuve.

 

 

La grande exposition qui s’ouvre vendredi 30 octobre à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris invite à se replonger dans l’histoire singulière d’une coopérative qui a marqué son époque en France. L’Atelier d’urbanisme et d’architecture (AUA) reste dans les annales comme l’association fructueuse d’architectes, d’urbanistes et d’ingénieurs ayant su négocier avec le politique la mise en œuvre de projets d’envergure en matière d’aménagement urbain.

 

Le grand ensemble de la Villeneuve à Grenoble occupe une place importante dans l’histoire des tentatives de réinvention de la forme urbaine dans la seconde moitié du 20e siècle. Il fait preuve d’une volonté réelle de rompre avec les a priori du fonctionnalisme standard pour expérimenter de nouvelles configurations et accroître le rôle des habitants dans la planification.

En cela, il est caractéristique de la démarche de l’AUA qui a tenté de marier le pragmatisme de la gouvernance municipale et les idéaux communautaires des années 1960. Travaillant comme une agence de service public, l’AUA s’efforça en effet de reconfigurer l’alliance entre les décideurs et les concepteurs, non plus sur la base d’une connivence affairiste, mais sur celle d’un véritable engagement politique. Proches des communistes, mais pas seulement, les membres de l’AUA deviennent ainsi les planificateurs attitrés de certaines communes engagées dans la voie du réalisme socialiste municipal à la française. Ainsi, l’arrivée en 1965 d’une gauche unie et plurielle aux commandes de la ville de Grenoble scelle leur engagement dans la construction de nouveaux quartiers au sud de l’agglomération.

Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent, Quartier de l’Arlequin, Villeneuve de Grenoble, 1968-1973 . Vue d’ensemble © Alexandra Lebon
Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent, Quartier de l’Arlequin,
Villeneuve de Grenoble, 1968-1973 . Vue d’ensemble © Alexandra Lebon

 

La Villeneuve est dense. Elle l’est d’autant plus que la densité et la complexité ont fait partie, dès le commencement, des outils mobilisés pour constituer une nouvelle forme urbaine. Le mot d’ordre était de rompre avec la non-ville des barres et des tours et de mettre en place un plan capable de devenir le support de la vie collective. Le rejet du modèle fonctionnaliste n’est plus alors que l’apanage de quelques spécialistes. Au cours des années 1970, sa dénonciation se répand chez les politiques, tous bords confondus (sans parler du cinéma, qui en fait un leitmotiv). « La sarcellite », ce mal de la ville rectiligne, appelle un remède. C’est précisément sur ce terrain que l’AUA va déployer ses efforts collectifs.

Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent- Quartier de l’Arlequin, Villeneuve de Grenoble, 1968-1973, Vue d’ensemble © Archives Jean Tribel
Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent- Quartier de l’Arlequin, Villeneuve de Grenoble, 1968-1973,
Vue d’ensemble © Archives Jean Tribel

 

La ville unitaire

 

Le premier renversement, qui explique les grandes lignes de leur intervention, repose sur l’idée selon laquelle il faut cesser de séparer les fonctions (l’habitat, les espaces de travail, les lieux d’éducation). Au contraire, il s’agit d’organiser des télescopages, de rechercher la complexité et de créer, dans les interstices, le support d’une vie sociale.

Si la mixité programmatique n’a pas encore le caractère prescriptif qu’elle acquerra quelques années plus tard[1], elle est au cœur du travail de planification de l’AUA. Le quartier administratif, les quartiers résidentiels et le centre commercial sont reliés par des axes piétons. Quant aux groupes scolaires, quand ils ne sont pas assimilés aux ensembles d’habitation (les Géants), ils les jouxtent.

Dans le texte du catalogue consacré à la Villeneuve, Sibylle Le Vot mentionne le caractère tâtonnant de leur démarche. Amenés à repenser le plan directeur à la fin des années 1960, les membres de l’AUA hésitent entre une centralité conventionnelle et une conception polycentrique. Ils optent finalement pour un schéma polynucléaire.

L’ensemble prend la forme d’une mégastructure au déploiement organique et aux typologies hétéroclites. Des quartiers très différents les uns des autres sont parcourus d’une rue piétonne souvent surélevée, qui fonctionne comme un espace public à investir.

Les urbanistes de l’AUA recherchent plutôt des façons de créer un contexte de vie intéressant. La proximité, les vis-à-vis assumés, les effets d’empilement, les décalages, les retraits, les porte-à-faux, les ouvertures soudaines sont autant de moyens devant apporter à la nouvelle ville la diversité souhaitée. Les différents quartiers sont disposés autour d’un parc paysager et varient de l’ensemble intermédiaire bas noyé dans une végétation luxuriante, au labyrinthique Géants, ou à l’Arlequin, ce front bâti de plusieurs centaines de mètres, surélevé sur pilotis et dont la hauteur peut atteindre quinze étages.

 

A l’Arlequin l’innovation prend la forme d’une théâtralité du rez-de-chaussée. Polychrome, évoquant la Cité dans l’espace de Kiesler, la place sous les immeubles constitue, encore aujourd’hui, un décor urbain des plus stimulants. Une véritable rue abritée, colonne vertébrale du projet urbain de l’AUA, et qui n’est pas sans évoquer les expérimentations situationnistes et le principe d’une construction spatiale continue susceptible de servir de support à des expériences collectives. L’Arlequin n’est peut-être pas la nouvelle Babylone, mais l’ensemble s’amuse à recréer des effets de labyrinthe ludique. Les rues qui serpentent, se croisent, se superposent sont autant d’atteintes portées à l’efficacité rectiligne du chemin de desserte.

Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent en collaboration avec Henri Ciriani, Michel Corajoud et Borja Huidobro, Rue piétonne, Quartier de l’Arlequin, Villeneuve de Grenoble, 1973. Vue de la rue piétonne © Fonds DAU. SIAF / Cité de l’architecture & du patrimoine / Archives d’architecture du xxe siècle
Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent en collaboration avec Henri Ciriani,
Michel Corajoud et Borja Huidobro, Rue piétonne, Quartier de l’Arlequin,
Villeneuve de Grenoble, 1973. Vue de la rue piétonne
© Fonds DAU. SIAF / Cité de l’architecture & du patrimoine /
Archives d’architecture du xxe siècle

L’art critique au service de la ville

 

L’art doit prendre part au projet d’émancipation par la ville. Loin d’être ornementale, l’intervention artistique au sein des quatre quartiers se veut critique, à l’instar de cette fresque des Malassis mettant en scène les naufragés de Géricault sur un radeau en forme de côte de bœuf, perdus sur une mer de frites. Aussi surprenant que cela puisse paraître à une époque où les grandes enseignes commerciales décident des grands aménagements urbains[2], cette fresque imposante signalait l’entrée du centre commercial. Elle fut recouverte dans la plus grande indifférence en 2000.

Le naufrage, la crise sur la richesse même. Coopérative des malassis. Photographie © Musée de Grenoble.
Le naufrage, la crise sur la richesse même. 1974
Coopérative des malassis.
Photographie © Musée de Grenoble.

 

L’écart inconciliable entre une fresque murale critique et le haut lieu du consumérisme qu’elle recouvre est caractéristique des contradictions qui traversent le projet urbain progressiste de l’AUA. Vouloir construire la vie collective sans se donner les moyens de restructurer la vie quotidienne est aussi vain que de vouloir éveiller par une image l’esprit critique de celui qui pousse son chariot rempli de provisions vers le coffre de sa voiture. Malgré ses qualités, l’habitat collectif expérimental des années 1970-1980 n’est pas parvenu à élever la vie collective au rang de modèle de société enviable. Les années 1980 et le vent d’individualisme qu’elles font souffler vont parachever la débâcle idéologique du modèle collectif. En 1973, Jean Luc Godard réalise Numéro 2 à la Villeneuve et radiographie la domestication de la classe ouvrière par l’habitat collectif. Si le film ne s’aventure que rarement en dehors du huis-clos domestique, il porte un jugement sévère sur le rôle de l’habitat social dans l’instauration de rapports d’individualisation au sein d’une famille. La politique du logement serait vouée à l’édification d’un ethos individuel par des moyens mécaniques. Et pourtant, si la Villeneuve n’échappe pas à la sentence godardienne, elle se défend plutôt bien comparé à d’autres « utopies » transformées aujourd’hui en ghettos. Contre tous les oiseaux de malheur qui la pourchassent, la Villeneuve a su maintenir une véritable mixité sociale qui fait aujourd’hui son principal attrait.

Photogramme du film Numéro Deux, 1975, Jean-Luc Godard
Photogramme du film
Numéro Deux, 1975,
Jean-Luc Godard

Aux séquences alarmistes de reportages en quête d’émotions[3] répondent des dizaines d’initiatives citoyennes qui tissent à la Villeneuve un réseau associatif d’une grande diversité. Cela va des ateliers populaires d’urbanisme au collectif d’artistes “VILL9 la série” dont un court métrage a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Cette initiative s’inscrit dans la continuité de la télé participative qui existait à la Villeneuve dans les années 1970.

 

Le dimanche, dans le parc aux grands arbres à la croisée des quartiers, le tableau est tout sauf celui d’une cité à la dérive. Il fait encore bon vivre à la Villeneuve et le travail paysager de Michel Corajoud y est pour beaucoup. Les cris d’orfraie xénophobes d’un président décidé à pêcher dans les eaux troubles de l’extrême droite ont dû résonner comme une double agression. Le fameux « Discours de Grenoble » de Nicolas Sarkozy sur l’immigration, ce grand moment agitprop du néolibéralisme des années 2000, offensait tant ceux qu’il stigmatisait que ceux qu’il était supposé défendre.

Reste l’ensemble, aujourd’hui classé, engagé dans une longue rénovation contestée qui entame le caractère unitaire de l’Arlequin, sans que l’on puisse pour autant parler de résidentialisation : ce saucissonnage des grands ensembles en parties distinctes inaccessibles aux non-résidents. A la Villeneuve, la privatisation de l’espace partagé n’est pas encore à l’ordre du jour, tant il semble que ses habitants y demeurent attachés.

[1] Un quota (jamais atteint) de sept postes de travail pour dix habitants avait tout de même été fixé pour les villes nouvelles de la région parisienne.

[2] Les Halles de Paris entreront dans l’histoire comme une affaire d’ingérence d’une société privée –Unibail – dans un projet d’aménagement du centre effectif d’une ville de 10 millions d’habitants.

[3] En 2015, des habitants ont décidé de poursuivre France Télévisions en justice suite à un reportage d’Envoyé spécial dressant un portait peu flatteur de leur cité. Déboutés, ils ont tout de même remporté une victoire médiatique en réagissant à la stigmatisation.

 

Le pôle muséal à Lausanne s’ancre enfin dans le réel

Cela fait cinq ans que nous connaissons l’emplacement et la forme du futur MCBA, et un peu plus de deux ans qu’ont été désignées les institutions qui vont contribuer à former un pôle. Depuis, le bureau espagnol Barrozi / Veiga a reçu le prix Mies van de Rohe, et la plupart des recours contre leur projet ont été rejetés.

Si l’annonce du lauréat du concours pour la deuxième tranche, le bureau portugais Aires Mateus, nous rapproche du premier coup de pioche, il ne résout pas les problèmes fondamentaux du projet dans son ensemble: l’inadéquation du site choisi ainsi que certaines incohérences du projet culturel.

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Le projet du Musée cantonal des Beaux-Arts. (DR)

La première question, relative au choix du site, reste d’actualité: pourquoi construire dans l’enceinte d’une gare, si l’activité que l’on souhaite y développer est incompatible avec le milieu ferroviaire? Extrapolant sur les réticences des assureurs à garantir les prêts d’œuvres au nouveau musée, les architectes du MCBA ont été conduits à prendre des précautions disproportionnées. Pour palier à l’éventualité d’un accident ferroviaire aux abords du futur musée, ils ont transformé la façade sud, celle qui est orientée vers le lac (et la lumière), en paroi aveugle digne d’un abri atomique.

Un train pourra exploser à cinq mètres d’un Vallotton, la peinture restera intacte! A ceux qui se demandent pour quelle raison le principe de précaution appliqué aux œuvres ne s’applique pas aux habitations qui bordent les voies, la réponse, qui ne manque pas de cynisme, consiste à spécifier que les habitants, contrairement aux tableaux, ont des pieds! L’idée que le projet muséal puisse contourner le chantage spéculateur des assureurs n’effleure même pas les esprits. Travailler avec les jeunes artistes, privilégier, comme au MAMCO, la création in situ, au lieu de viser des blockbusters du museum globalisé ; c’est en effet un tout autre projet culturel qu’il aurait fallu édifier pour qu’il puisse trouver sa place dans la friche ferroviaire.

La deuxième phase du pôle muséal.
La deuxième phase du pôle muséal. (DR)

Rude compétition

Le palmarès dévoilé lundi 5 octobre  à Beaulieu ne manquait pas d’intérêt : la compétition fut rude entre des géants de l’architecture globalisée (Nouvel, Sanaa, Lacaton&Vassal), nos stars nationales (Olgiati, Graber Pulver, Gigon-Guyer, Kerez) et nos espoirs locaux (local architecture). Le jury a écarté des gestes forts (Nouvel, Olgiati) pour privilégier une proposition discrète qui noue un dialogue avec le MCBA.

En cela, le projet retenu pour la deuxième tranche rectifie certaines des incohérences de la première, sans pour autant parvenir à les lever entièrement. Le MCBA sera une construction nouvelle déguisée en friche industrielle: du neuf qui imite du contextuel. La deuxième tranche continue sur le même terrain difficile, cherchant à justifier, dans le même élan, de sa forme et de sa raison d’être. Obligé de prendre place sur un site inadéquat sans faire de l’ombre à son grand frère, le bâtiment se déploie au fond d’une cour dont l’étroitesse est habilement dissimulée par les rendus numériques.

Variation sur le thème de la stratification programmatique, l’édifice, pour moitié souterrain, superpose les deux musées qu’il est censé accueillir. Une faille au niveau du rez-de-chaussée sépare la partie supérieure consacrée au design de la partie inférieure, dévouée à la photographie. Sur ce point le choix des architectes se révèle judicieux. Il semble accomplir précisément ce que MCBA refuse de faire : déduire sa forme de son programme.

Imposant et forclos, le MCBA évoque l’univers des monuments funéraires. Avec la deuxième phase, les références demeurent chtoniennes, mais de façon plus nuancée. La boîte d’Aires Mateus est un bunker déconstruit, un volume opaque traversé par une faille lumineuse.

Ancrage dans le réel

En quittant l’exposition et ses images faussement enjouées, on réalise que la très belle halle des locomotives n’est pas encore démolie (ce ne serait qu’une question de semaines) et que les contraintes programmatiques de la deuxième tranche sont des extrapolations fondées sur d’autres extrapolations. Des projections fictives sur des hypothèses que l’on pourrait tout aussi bien remettre en question, pour repenser le tout.

Variant les langages formels au lieu de s’établir à partir d’un grand geste unique, le pôle muséal semble faire sienne cette prudence qui consiste à former un ensemble avec des éléments hétéroclites. C’est peut être le point sur lequel le projet d’Aires Mateus s’avère le plus pertinent. En se positionnant par rapport au MCBA, il parvient à résonner assez justement avec les tonalités monocordes du projet Barrozi / Veiga. Ce faisant, il le transforme en contexte et lui accorde par la même occasion ce qui lui faisait défaut : un ancrage dans le réel. Quant au pôle muséal dans son ensemble, le choix programmatique d’un acte en deux temps pourrait s’avère finalement salutaire en permettant de corriger certains des défauts du projet initial.

Athènes, ville ouverte

Samedi 26 septembre, des bus de ville réquisitionnés ont acheminé des centaines de réfugiés qui campaient sur une des places centrales du centre ville d’Athènes vers le stade couvert du parc du Falère.

La décision de réquisitionner le stade olympique de Taekwondo a été prise suite à l’arrivée massive de migrants et à l’incapacité de les accueillir dans des structures adéquates. Les images apocalyptiques d’un stade fermé abritant des centaines de réfugiés témoignent de la gravité de la situation. Elles constituent aussi un dernier épisode ironique à la question du devenir du prestigieux héritage post-olympique.

Le stade du Taekwondo réquisitionné
Le stade du Taekwondo réquisitionné

Au début des années 2000, la Grèce a investi des milliards d’euros dans la construction d’infrastructures sportives qu’elle n’a pas su reconvertir, à l’instar du système de sécurité dernier cri C41, livré clé en main par Siemens pour un milliard d’euros et partiellement débranché peu après les jeux car jugé inconstitutionnel par le conseil d’Etat. En quelques années, la plupart de ces équipements coûteux sont tombés en désuétude, comme le complexe olympique côtier d’Helinikon, un vaste ensemble au sud de la ville.

Quinze ans plus tard, l’urbanisme dopé des JO, incompatible avec les  besoins réels d’une ville, trouve enfin une utilité à la hauteur de ses prétendus idéaux.

Il s’agit évidemment d’une solution provisoire, prise en prévision de la dégradation des conditions météorologiques. Les pluies torrentielles qui tombent ces derniers jours sur Athènes et sa région rendaient la vie de migrants très difficile. Le campement du Taekwondo est une étape dans leur traversée. Ils y restent quelques jours, le temps de prendre une douche et de manger quelques repas chauds avant de repartir sur les routes qui mènent au Nord.

Anthi Karangeli responsable du campement d’hébergement d’urgence de l’Elaionas installé dans des baraquements de la protection civile tient le même discours : les gens restent quatre à cinq jours tout au plus. Sur place le nombre de femmes faisant la queue pour recevoir un repas excède celui des hommes. Le campement regorge aussi d’enfants.

Dans une ville ou le parti néo-nazi récolte pas moins de 7% des suffrages, l’arrivée des migrants a généré une surprenante mobilisation en leur faveur. Partout dans la ville des points de collecte permettent aux habitants de déposer des vivres. Sans cet effort, il serait  impossible de nourrir convenablement les milliers de personnes qui affluent tous les jours. Ils sont un complément nécessaire aux cantines de la Marine chargées de préparer les repas distribués.

collecte de vivres, le samedi 26 septembre, au centre ville.
collecte de vivres, le samedi 26 septembre, au centre ville.

Comme  au moment des Jeux, Athènes a de nouveau des allures de ville ouverte, où la situation d’extrême urgence prend le dessus sur la normalité. Le précieux parquet d’un stade sur lequel campent des familles est à l’image d’autres scènes qui ponctuent le parcours des migrants du sud au nord de l’Europe. Des quais de gare bondés et des trains qui repartent pleins vers les pays de l’ex-Yougoslavie, des colonnes d’hommes et de femmes marchant dans la nuit le long des voies ferrées ou s’armant de patience derrière des murs de fils de fer barbelés : ces scènes, l’Europe les reconnait pour les avoir vécues au siècle dernier.

Quand les réfugiés empruntent l’itinéraire de l’autoroute de la fraternité yougoslave.

Autoput Bratstvo i jedinstvo: l’autoroute de la fraternité et de l’unité. L’ouvrage fut à la Yougoslavie ce que le canal de Suez est à l’Egypte, ou le tunnel de base du Gothard à la Suisse: une infrastructure porteuse d’une aspiration nationale, un ouvrage de progrès symbolisant un peuple.

A elle seule, cette route a cristallisé les aspirations et les contradictions du projet national yougoslave. Conçue peu après la Seconde Guerre mondiale, elle traversait quatre des six républiques qui constituaient la Fédération. De la frontière avec l’Autriche jusqu’à la Grèce, cette autoroute de 1180 km était un ouvrage d’exception pour les standards balkaniques. Artère traversant les plaines fertiles d’un pays non aligné et plus prospère que ses voisins, cette voie rectiligne était empruntée tant par les Yougoslaves que par les gastarbeiter turcs et grecs qui prenaient part au miracle économique de la RFA.

Dans le sens inverse, elle était largement fréquentée par les touristes allemands et autrichiens en quête de soleil méditerranéen. Parsemée de monuments fédérateurs, elle traversait le quartier administratif et résidentiel du nouveau Belgrade, disposé symétriquement de part et d’autre de l’axe. L’autoput yougoslave était une grande avenue à l’échelle d’un pays. Elle a marqué plusieurs générations de voyageurs, par sa monotonie, ses restaurants de service public, mais aussi par son efficacité. En s’y engageant, on traversait l’Europe d’une traite.

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La fragmentation de la Yougoslavie aura eu raison de cette artère indispensable. Dans un territoire éclaté, où des frères ennemis s’efforcent désormais d’accentuer les particularités linguistiques d’une langue commune, cet axe unifiant n’a plus lieu d’être. Progressivement les nouvelles frontières ont modifié les priorités. Les Croates ont développé les axes qui longent la côte et négligé celui qui les reliait à l’ancienne capitale. Les Macédoniens et les Serbes se sont retrouvés piégés dans des insularités de fait. Comme pour un empire saucissonné par les généraux à la mort de l’empereur, l’autoroute a été partagée en plusieurs tronçons de réseaux nationaux, issus d’un pays amputé.

Le corridor 10

Au paradoxe titiste – construire une nation avec des peuples qui ne s’appréciaient pas – s’est substitué le double langage europée : celui qui renomme l’axe yougoslave en « corridor paneuropéen » tout en contribuant, par son inaction, à la dissolution de l’Etat qu’il desservait. L’empressement avec lequel la Communauté Européenne a donné raison aux ardeurs indépendantistes a largement contribué à exaspérer l’inimitié fratricide.

Le paradoxe reste entier, encore aujourd’hui. Après dix ans de guerre et quinze ans de marasme économique, les pays nés de l’éclatement doivent aujourd’hui parvenir à coopérer pour intégrer la perspective européenne. A la fin de la guerre, l’autoput yougoslave s’ajoute à la liste des grands axes stratégiques qu’il va falloir développer pour combler le retard en infrastructures des pays d’Europe de l’Est. Il devient le 10ème corridor paneuropéen.

Le chemin des réfugiés

Livret du bâtisseur volontaire de l'autoroute de la fraternité et de l'unité.
Livret du bâtisseur volontaire de l’autoroute de la fraternité et de l’unité.

Aujourd’hui, c’est à peu de choses près le long de cet axe stratégique qu’évoluent les colonnes de réfugiés qui remontent vers l’Allemagne. C’est ce couloir meurtri, décousu que reconstituent par leur progression les flux d’hommes, de femmes et d’enfants qui fuient la guerre. Il ne s’appelle plus «route de la fraternité» et pourtant ceux qui l’empruntent n’attendent que cela.

Quant à la nomenclature bruxelloise qui s’obstine à nommer «corridor» un axe dont personne ne veut, sera-t-elle un jour reconnaissante à ces milliers de réfugiés qui le font exister, contre tous les égoïsmes balkaniques, par leur lente progression? Car un axe est un peu comme un sentier, il lui faut un flux pour prendre corps. Le corridor 10 a enfin trouvé le sien.

 

(Crédit photo: Hochgeladen von Aristote2 / Wikipédia)

Les flux de réfugiés vont-ils changer les villes ?

Et si l’arrivée massive de réfugiés syriens dans les grandes métropoles européennes, et l’élan de solidarité qu’elle suscite, modifiait la perception des villes ? De fait, elle pourrait avoir une incidence positive sur l’évolution de certaines d’entre elles.

L’été 2015 constitue un tournant dans l’histoire des migrations : pour la première fois, l’Europe voit débarquer sur ses côtes des familles avec enfants. Bon nombre d’entre elles proviennent des campements d’Anatolie, constitués pour l’essentiel des habitants des villes dévastées du Levant. Cette population fuyant la guerre, issue de la classe moyenne, souvent éduquée et urbaine, contraste avec le stéréotype du jeune migrant issu des milieux ruraux. Elle bouscule les idées reçues sur la place qu’occupent les réfugiés dans les sociétés qui les accueillent et appelle une nouvelle approche sur leur rôle dans le développement des villes européennes.

Des villes qui rétrécissent

Alors que tout semblait impossible et qu’on disait la capacité d’accueil saturée, la politique de l’asile a pris un tournant inattendu, donnant subitement au phénomène une dimension historique. L’Allemagne fait état de centaines de milliers de réfugiés qui pourront être redistribués sur l’ensemble de ses villes à proportion de leurs ressources.

La France, plus réservée, compte ses forces avant de s’engager sur des chiffres et se demande si ces nouveaux arrivants ne pourraient pas trouver leur place dans certaines communes qui perdent des habitants au lieu d’en gagner. L’assemblée extraordinaire des maires au Ministère de l’intérieur, samedi 12 septembre, cherchait précisément à impliquer les élus locaux dans une stratégie nationale d’accueil des réfugiés.

Le terrain d' aventure Lollard, sur le site d'une école bombardée, à Londres.
Le terrain d’ aventure Lollard, sur le site d’une école bombardée, à Londres. (DR)

Le phénomène des shrinking cities, autrement dit le rétrécissement d’agglomération résultant d’un déclin économique chronique, hante la France depuis un certain temps. Si le phénomène reste peu abordé — les communes étant récalcitrantes à être reconnues comme décroissantes (les politiques préfèrent le terme plus neutre et moins alarmiste de zones détendues)—, il est pourtant bien réel. Il concerne pas moins de 69 zones urbaines sur un total de 354 que compte le pays. Toutes ont en commun d’avoir perdu des habitants entre 1975 et 2007[1]. Des grandes villes comme Saint-Etienne, Le Havre ou Valencienne sont concernées. Dans certaines petites villes industrielles, la perte de population atteint 1% par an. Un indice de l’ampleur du phénomène est la quantité de logements détruits dans le parc immobilier social. Si l’Allemagne, réunification oblige, a dû affronter la question de la décroissance par une politique volontaire, la France a préféré se réfugier dans le déni. Brandissant son taux de natalité exceptionnel, elle a laissé de nombreuses communes se débrouiller avec les conséquences de la décroissance urbaine : la dégradation des infrastructures, la baisse des recettes fiscales et l’endettement.

L’idée d’inverser ce lent dépérissement par une perfusion de nouveaux habitants semble cohérente. Il se pourrait en effet que les populations fuyant la guerre contribuent à inverser le déclin de centaines d’agglomérations, un problème chronique (la décroissance) trouvant inopinément sa solution dans un autre problème (l’urbicide syrien).

Un nouveau souffle venu d’Orient

Ce scénario semble jouer un rôle déterminant dans l’optimisme et la générosité manifestés par l’équipe de M. Hollande.  Ce à quoi il va falloir être attentif, c’est le milieu dans lequel ces familles vont être intégrées. Une véritable refonte de certains quartiers sur les bases des besoins de cette nouvelle population serait nécessaire. Loger des familles dans des appartements désuets, perdus au milieu de nulle part et dont personne ne veut, risque d’être aussi improductif que l’inaction des dernières décennies. Le repeuplement d’agglomérations déclinantes doit s’accompagner d’un véritable travail sur leur cartographie culturelle, sociale et économique. Il serait souhaitable que cela prenne la forme d’une véritable refonte des collectivités sur des bases volontaires au lieu de tenter de disséminer discrètement les gens pour en atténuer l’impact. Donner à cette intégration l’allure d’un acte souhaité plutôt qu’un geste subi serait essentiel pour sa réussite.

Ce qui devrait être recherché, c’est précisément l’effet d’un nouveau souffle. Dans les ensembles désolés de barres et de tours de Valenciennes ou Saint-Etienne, de nouveaux quartiers éphémères pourraient voir le jour. Insérés dans les grands ensembles rectilignes, des maisons préfabriquées, des commerces et des écoles en bois, en bouleverseraient le fonctionnement. Les nouveaux habitants y apporteraient l’esprit des villes qu’ils ont fui. L’intégration des réfugiés permettrait ainsi une forme de perfusion d’une culture urbaine moyen-orientale d’exception dans des ensembles en quête désespérée d’urbanité. Il se pourrait que le savoir vivre syrien soit précisément ce qui manque aux grands ensembles en perte de vitesse pour enfin devenir ce qu’ils n’ont jamais été : des villes.

[1] Shrinking Cities, villes en décroissance : une mesure du phénomène en France, Manuel Wolff, Sylvie Fol, Hélène Roth et Emmanuèle Cunningham-Sabot, décembre 2013. Cybergeo – revue européenne de géographie.

 

 

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