Comme avant

Autour de moi (façon de parler) j’entends exprimer l’espoir que la crise nous mettra pour de bon sur la voie d’un monde meilleur. Personnellement je n’y crois pas une seconde, à voir comment est envisagée la reprise économique dans le discours dominant de celles et ceux qui sont aux affaires : comme un retour, le plus rapide possible, au monde d’avant. Le problème, c’est que, comme ça, dans l’urgence de ne pas laisser nos sociétés sombrer corps et biens, le changement dans la reprise est difficile non seulement à promouvoir, mais même à imaginer (ce qui serait plutôt ma compétence à moi, l’imagination – d’où mon désarroi). Deux exemples.

Les compagnies aériennes tirent la langue, certaines seraient menacées de faillite, avec à la clé d’énormes dégâts économiques et sociaux. Exit la «honte de voler», que les écologistes avaient péniblement réussi à instiller à une petite minorité de la population. La crise sanitaire est en train de démontrer tragiquement les bienfaits pour les écosystèmes de la réduction des gaz à effet de serre émis par les transports. Mais voilà, là, maintenant, je dois en penser quoi, me réjouir du possible naufrage de tout un secteur économique, en me prosternant devant la déesse visioconférence (bien incapable, de toute façon, de fournir un ersatz aux plages de cocotiers) ?

Les médias de qualité sont durement éprouvés par la chute de la publicité, laquelle concerne en bonne partie des biens de consommation au mieux superflus et au pire crétinisants. Me voici tacitement enjointe, si je veux continuer à m’ informer intelligemment après la crise, de souhaiter que – un  exemple entre mille –  les fabricants de cosmétiques puissent se remettre, comme avant, à embobiner les acheteuses (ou les acheteurs, même s’il y en a moins) avec les promesses mirobolantes et fallacieuses de crèmes soi-disant de beauté vendues à prix d’or.

Le phénomène est connu, ce qui n’a pas été pensé avant la crise ne le sera a fortiori pas pendant la crise. Convaincre en douceur les gens de moins voler pour leurs loisirs suppose de leur proposer une réflexion accessible sur le sens de leur vie – pas vraiment le moment quand le sens de la vie semble être prioritairement celui de la conserver. Révolutionner le modèle économique des entreprises de presse, pour diminuer leur dépendance, entre bien d’autres choses, du marché de la futilité – c’est encore moins la priorité maintenant qu’avant.

Ami.e.s qui rêvez d’un après-crise plus écologique, plus humaniste et plus intelligent, désolée pour mon pessimisme, mais nous sommes faits comme des rats.

 

Un peu de psychologie sociale, pour se distraire?

Le psychologue social Gustave Le Bon (1841-1931), connu en particulier pour sa Psychologie des Foules (ouvrage paru en 1895), estimerait sans doute avoir son mot à dire sur le comportement des foules en temps de crise sanitaire. Au vu des insanités que ce savant ( ?) si mal nommé a été capable de proférer sur d’autres thèmes, ses lumières ne me manquent pas vraiment. Voici ce qu’il écrivait en 1879: «Tous les psychologistes qui ont étudié l’intelligence des femmes (…) reconnaissent aujourd’hui qu’elles représentent les formes les plus inférieures de l’évolution humaine et sont beaucoup plus près des enfants et des sauvages que de l’homme adulte civilisé.»

En cette période de vie suspendue je tente, dans les limites de ma médiocre intelligence féminine, de combler mes lacunes les plus criantes en neurosciences élémentaires, et c’est dans un des livres que je suis en train de lire que je suis tombée sur cette éclairante citation. Bien sûr, je pourrais relire (je le ferai d’ailleurs peut-être) La Peste de Camus, ou de préférence L’Aveuglement de Saramago, où il est question d’une épidémie, particulièrement signifiante, de cécité; mais cela peut aussi être utile, dans des circonstances critiques, d’en savoir un peu plus sur le fonctionnement du cerveau humain (celui du citoyen et de la citoyenne lambda et celui de celles et ceux qui les gouvernent); et puis, je l’avoue, ça fait un bail que j’ai conçu l’arrogant projet de me rapprocher (certes, pas pour l’atteindre, je sais quand même rester à ma place, et je conseille aux sauvages d’en faire de même ) du niveau cognitif de l’homme adulte civilisé.

L’homme adulte civilisé est hanté depuis longtemps par la double question de savoir, primo, si le cerveau des femmes est anatomiquement comparable, même en un peu moins bien, à celui du sexe masculin de référence ; et secundo, si ces malheureuses ont été dotées par la nature d’un bagage suffisant de potentialités intellectuelles pour échapper, dans certains cas, au diktat de leurs hormones.

Bonne nouvelle, d’après ce que j’ai compris de ce que j’ai lu jusqu’ici, un nombre croissant de scientifiques adhère à l’idée que les comportements humains résultent d’une interaction originelle et permanente entre facteurs biologiques, environnementaux, éducatifs, culturels etc., de sorte qu’il est absolument impossible d’établir une relation entre la psychologie et les aptitudes des êtres humains et un état «naturel» des corps, qui n’a jamais existé.

Je n’ai pas les compétences pour dire quoi que ce soit de sensé sur les conclusions qu’on peut en tirer s’agissant de la diffusion d’une pandémie et des réactions différenciées qu’elle suscite entre les sociétés et les individus. D’autres le font et le feront. Je plaide par contre pour qu’on arrête tout de suite de dire n’importe quoi quant à l’influence de la moindre production de testostérone chez les femmes sur le nombre d’étudiantes à l’EPFL.

Quarantaine

Hier et ce matin, j’ai téléphoné aux différentes personnes avec qui j’avais rendez-vous cette semaine. Je suis rentrée dimanche d’Italie (non sans difficultés), ce qui risque déjà de susciter la méfiance. De plus, là-bas, j’ai fait une petite bronchite, vite passée. Je me suis fait ausculter par un médecin italien, tout va bien, pas l’ombre d’un coronavirus à l’horizon, mais j’ai quelques restes de toux, je suis un peu enrhumée, je ne voudrais pas vous mettre dans l’embarras… Effectivement, a été la réponse unanime, nous nous passons volontiers de vous voir. Et mieux vaut aussi, paraît-il, se tenir a distance de la famille, pour l’instant.

J’ai de la chance, j’ai un appartement confortable et surtout un métier – j’écris des livres – que je peux pratiquer chez moi à volonté, sans même devoir mettre en place du télétravail. Je suis un peu déprimée par l’annulation, à vues humaines, de toutes les présentations de mon roman en italien (qui étaient le but de mon voyage), mais c’est évidemment un malheur infime en comparaison de l’état général du monde. Je ne pense pas seulement à la crise sanitaire et à ses effets économiques, je pense surtout à tous ceux et toutes celles qui sont en détresse sur la planète, et dont on va maintenant s’occuper encore moins qu’avant –en première ligne, les martyrs de Lesbos.

Ce qui me fait bizarre, c’est l’absence de pression, une situation à laquelle je ne suis pas habituée, comme toutes les personnes actives dans notre société. Le temps n’est pas vide – je peux travailler et ce n’est pas le travail qui manque, lire, ranger mes papiers et pourquoi pas ma cave, téléphoner, m’appliquer à mettre en route ma nouvelle imprimante ; il est plutôt étrangement élastique, distendu – détendu ? On peut s’arranger pour se passer de moi partout, et je ne suis pas sûre que cela me fasse vraiment plaisir.

Je rêvasse sur ce temps suspendu par obligation, coup d’arrêt à la machine de mes activités sociales, dont il s’avère que la plupart ne sont pas vraiment indispensables. Est-ce que cela va m’inciter, au moment du retour à la normale, à laisser mieux respirer mon agenda ? Pas sûr, tant il est vrai que faire des choses avec les autres est indispensable à notre survie d’animaux sociaux.

Le masque et le niqab

Une fois, dans un service d’urgences médicales (non, non, rassurez-vous , c’était il y a quelques années et je n’avais aucun symptôme respiratoire), j’ai eu un choc de peur en voyant sortir de l’ascenseur deux larges fantômes noirs dépourvus de visage. C’étaient deux femmes en niqab, objectivement terrifiantes. Mais tout aussi terrifiantes me sont apparues, tout récemment, ces deux jeunes femmes élégantes, porteuses sous le ciel bleu d’un masque sanitaire, sur la place du Dôme de Milan.

Depuis que j’ai vu cette photo dans une revue scientifique en ligne (www.scienzainrete.it) je cherche à comprendre ce qui m’a tétanisée. Comme pour les deux sombres oiseaux de l’ascenseur, je crois que c’est la violation de l’apparence humaine, la défiguration du rapport à autrui, de la libre présence dans l’espace de la vie.

Dans le cas du niqab, cette défiguration est imposée par une coutume barbare, et seulement aux êtres de sexe féminin, que le voilement de la personne entière dépossède de surcroît de toute identité sociale. Dans le cas du masque sanitaire, les deux sexes sont à la même enseigne, et les gens restent plus ou moins identifiables aux parties découvertes de leur tête et à leur corps. Pourtant, il y a là aussi quelque chose de barbare, un déni symbolique d’humanité.

Le contact est rompu avec l’environnement que nous devrions pouvoir partager avec nos semblables, l’air, les premiers souffles du printemps sur le bitume, la perception de l’humeur de cet homme, de cette femme, dans un magasin ou dans un autobus. Le sentiment d’appartenance à un même monde. La possibilité d’une parole non filtrée par un accessoire qui crée une barrière artificielle d’étrangeté.

Je ne me mêle pas de savoir qui doit porter un masque dans les circonstances actuelles, ni où, ni quand. Je suppose qu’il faut suivre les recommandations, pas toujours unanimes, il faut le reconnaître, des autorités sanitaires suisses et mondiales – ce que tout le monde ne fait pas, apparemment, puisque les pharmacies sont en rupture de stock. Je ne parle pas de cela. Je parle d’un cauchemar où nous nous contraindrions nous-mêmes à vivre en permanence sous notre petit niqab blanc portatif, renonçant à la liberté de respirer sans entraves et de communiquer avec les autres face à face.

Trump: pourquoi tant de haine?

Rassurez-vous, cette question, je me la pose à moi-même, c’est un exercice d’introspection. Donald Trump est sans doute la personne vivante sur la planète pour qui j’éprouve l’hostilité la plus violente. Je ne souhaite pas sa mort par attentat (contrairement à lui, je suis une humaniste), mais je me surprends quotidiennement à désirer avec ardeur qu’un événement ou une circonstance quelconque mette ce personnage hors d’état de nuire. Je lui consacre beaucoup trop de mon temps de cerveau disponible.

L’impeachment a raté comme prévu, et rien n’est moins sûr, d’après les expert.e.s , qu’à l’élection de novembre il cède la place à un.e démocrate. Pourquoi la perspective de quatre années trumpiennes de plus me fait-elle pareillement bouillir de rage ? Dans ma vie privée, il m’est arrivé, comme à tout le monde, de souhaiter la disparition de mon paysage de certaines personnes malfaisantes. Mais là, je crois que c’est la première fois qu’une figure publique en tant qu’individu suscite en moi une répulsion si encombrante.

Il y a sa politique, intérieure et extérieure, aux antipodes de tous mes idéaux. Il y a la destruction, qu’il est en train de mettre en oeuvre, de l’image démocratique de «l’Amérique». Mais ça, c’est de l’analyse, de la critique raisonnée. Ce qui me tord les tripes chez l’homme aux cheveux jaunes, c’est sa personnalité : irresponsable, grossière, brutale, sexiste. Ce qui m’occupe excessivement la tête, c’est un terrible sentiment d’impuissance face à l’adhésion de la moitié du peuple états-unien, non pas à la politique mais à la conduite, publique et privée, de cet homme amoral. L’idée que cette adhésion, certes manipulée, influencée par le poids de l’inculture et de l’argent, est néanmoins volontaire, dans un pays libre. Je ressasse mon manque de confiance dans l’humanité.

Greta, Antigone, Cassandre et les autres

D’après le philosophe Bernard Stiegler (Le Temps, 7.1.20), Greta Thunberg a quelque chose d’une Antigone, la princesse thébaine qui brave les lois sociales en refusant, au péril de sa vie, de laisser son frère Polynice sans sépulture. Contrairement à la plupart d’entre nous, elle a la capacité «de dire ses vérités aussi puissantes que blessantes», pour défendre (là, c’est moi qui interprète les propos de Stiegler) des valeurs éthiques absolues qui transcendent les accommodements ordinaires du bon sens.

J’aime mieux cette vision radicale de la personnalité et de l’action de la jeune suédoise plutôt que le discours lénifiant, très répandu parmi les belles âmes vieillissantes, selon lequel elle se limiterait à incarner avec vigueur une révolte générationnelle. Certes, Greta parle au nom des jeunes de la planète, mais c’est surtout une figure tragique troublante par son extrémisme.

C’est cet extrémisme, cet engagement total pour une cause immense, ce choix d’une vie entièrement vouée, en tout cas pour l’instant, au salut de l’humanité (dont aucun parent «normal», avouons-le, ne rêve a priori pour son enfant) – cette déraison, en somme, face à nos règles raisonnables, qui va faire d’elle un de ces êtres, rares, qui changent vraiment l’Histoire. Elle me fait penser à un personnage des Misérables (le roman de Victor Hugo, pas le film extraordinaire de Ladj Ly) : Enjolras, le jeune révolutionnaire dont la République est le seul idéal et le seul amour, héros des barricades de 1832.

Greta Thunberg n’est pas un modèle, c’est une prophétesse. Je me demande d’ailleurs si, au chapitre des références tragiques grecques, elle n’est pas autant une Cassandre qu’une Antigone. Cassandre, fille du roi troyen Priam, a reçu du dieu Apollon le don de connaître l’avenir, mais assorti de la malédiction de ne jamais pouvoir être crue lorsqu’elle anticipe les désastres – et donc de ne pas pouvoir faire en sorte de les éviter. Christa Wolf en a fait la protagoniste d’un de ses plus beaux livres.

Antigone, emmurée vivante, se suicide, Enjolras tombe sous les balles et Cassandre, après mille souffrances, meurt assassinée. Greta, elle, vivra certainement sa vie de femme – le mieux possible, espérons-le. Mais son destin, elle aussi, elle l’aura mis en jeu, sans calcul, au nom de quelque chose qui la dépasse.

 

Cher journal (Le Temps),

Cela fait plusieurs mois que je voulais t’écrire, et quelle meilleure occasion que cette année qui commence ? J’ai été, autrefois, ton employée, et j’ai maintenant l’honneur, depuis que tu m’y as invitée, de tenir un blog, celui-ci, sur ton site – mais je suis surtout une lectrice assidue et attentive, voire passionnée, des informations, enquêtes et réflexions que tu me proposes tous les jours ouvrables, et qui valent largement le prix de l’abonnement. Tu m’es cher parce que tu es un excellent journal, auquel je ne voudrais renoncer pour rien au monde.

J’apprécie, en particulier, ton engagement pour deux des causes les plus importantes de la prochaine décennie, qui est celle où mes petits-enfants arriveront à l’adolescence et commenceront à s’interroger sur le monde : la cause des femmes et la cause de la planète. Tu en fais beaucoup sur ces deux sujets, il paraît que certain.e.s te le reprochent, pour ma part, au contraire, je t’en félicite. Seulement, je me demande pendant combien de temps tu vas arriver à tenir dans ton exercice d’équilibrisme.

Entre, d’une part, l’appel au volontarisme politique, dont tu as bien compris qu’il est nécessaire pour instaurer l’égalité et pour sauver la planète du désastre, et d’autre part l’attachement persistant à tes références idéologiques, notamment en matière de libéralisme économique, tu marches sur une corde raide sans filet. Et ça m’ennuierait que tu te casses la figure.

Cher journal, avec toi, je vais jouer cartes sur table. Tel qu’il est conçu actuellement en Suisse, le libéralisme économique est le frein principal à la justice de genre (voir la lamentable saga du congé de paternité) ainsi qu’à la sauvegarde d’un monde vivable (voir les résistances à l’initiative pour des multinationales responsables). Entendons-nous, libérale, je le suis aussi, je ne nourris aucun fantasme communisant – mais dans le sens de la liberté de chacune et chacun de ne plus être discriminé.e et opprimé.e, ni contraint.e à habiter une planète abîmée, polluée et martyrisée de toutes les manières au nom de la recherche indécente du profit.

L’économie est le sang qui circule dans nos veines. Vas-tu défendre tes engagements jusqu’à prôner ouvertement un repensement radical de ses règles, pour que les veines de toutes et de tous soient irriguées des substances vitales de la liberté et du bien-être?  Je me réjouis de continuer à te lire, en 2020 et au-delà.

Le sexe des anges

Sur l’une des cartes de vœux qui atterrissent ces jours parmi mes mails, cette illustration m’a fascinée. Un ange….une ange ? Difficile de trancher en contemplant ce magnifique portrait d’un être essentiellement indécidable, fille et garçon, corps et esprit, enfant et presque adulte. Mais pourquoi diable (oups…) faudrait-il trancher ? L’expression discuter du sexe des anges ne renvoie-t-elle pas à l’idée d’un pinaillage vain?

D’après le peu que je sais (commentaires bienvenus), l’Eglise catholique a fait des anges des êtres asexués pour ne pas mêler un quelconque érotisme à la mission de médiation entre Dieu et l’humanité. Mais le beau ou la belle ange de l’illustration semble plutôt cumuler les deux sexes avec son éclatante ambigüité charnelle – incarner l’infinité des bonheurs, matériels et spirituels, inscrits dans tous les corps.

Nous vivons à une époque où une partie de l’humanité refuse de s’enfermer dans une seule identité sexuelle, revendiquant, par exemple, la possibilité de ne cocher ni Madame ni Monsieur sur les formulaires administratifs, ou d’utiliser des toilettes non marquées par une jupette ou par un pantalon. C’est ce qu’on appelle l’expérience queer de navigation quotidienne entre la dite féminité et la dite masculinité. A chacune et chacun de s’y reconnaître ou pas du tout, vive la liberté et les chaussettes à licornes roses, quels que soient les petits pieds qui les revêtent. Le moment serait-il venu d’enrichir le sens prêté aux anges, d’en faire les messagères/messagers de tous les possibles ? Peut-être que Dieu, au fond, serait d’accord….

Je me suis renseignée. L’image, reprise sur Wikimedia Commons et appartenant au domaine public (ce qui m’autorise à l’utiliser à mon tour), représente une œuvre de Joanna Mary Boyce, intitulée Bird of God (1861) et figurant en ce moment même dans une exposition à Londres consacrée aux «Sœurs préraphaélites». Je recopie : «170 ans après l’exposition des premiers tableaux par les Frères préraphaélites en 1849, “Sœurs préraphaélites” explore la contribution négligée de douze femmes à ce mouvement artistique emblématique(…)» Haha! Encore du grain à moudre sur la vaste question de l’encagement dans les identités sexuelles. Joyeuse Noëlle !

On a le Noël qu’on peut

Il y a quelques semaines, j’avais mis de côté un encart publicitaire sur le thème de Noël, quatre grandes pages émanant d’une grande entreprise de décoration. C’était rose, argenté, sirupeux, ouaté, dégoulinant. Comme en plus, par malheur, je n’aime pas les macarons, je m’étais dit que j’allais en faire mon point de départ pour une chronique bien sentie sur la guimauve de Noël. Eh bien, c’est raté. J’ai fini par le jeter, en sortant du concert d’un chœur d’enfants où j’ai chanté, moi aussi, de tout mon cœur et à pleins poumons, Les anges dans nos campagnes.

C’est ennuyeux que dans notre culture les bons sentiments soient associés aux confiseries, ainsi qu’à des légendes tout aussi sucrées de petit roi de l’amour (garçon) né dans la paille, fruit des entrailles d’une maman mère de Dieu – mais les bons sentiments, après tout, valent mieux que les mauvais. Sur un autre registre, pas incompatible (car l’âme humaine est une auberge espagnole), c’est ennuyeux que la coutume des cadeaux, censée prouver à ses proches qu’on leur veut du bien, soit devenue la honteuse foire consumériste que l’on sait – mais qui peut se permettre d’affirmer que sous le rite social ne persiste pas, dévoyée et maladroite, une certaine forme d’expression de l’amour ?

On a le Noël qu’on peut, avec ses remugles mélangés de bâtons de cannelle et de fric gaspillé, sa sainte famille périmée et toutes les autres, que les saintes de service essaient de recomposer. La boîte aux lettres déborde de demandes de dons assorties de cartes que plus personne n’envoie. Nostalgiques, pressés, des étoiles plein les yeux et des quadratures du cercle plein le dos, au mois de décembre les humains occidentaux privilégiés se débattent dans un fritto misto d’émotions contradictoires.

J’en connais qui militent pour la suppression de Noël, cette mythologie saisonnière de l’amour du prochain, or, myrrhe, encens et champagne en action. Personnellement, je ne suis pas d’accord. Cette vieille histoire fait partie de moi, avec ses fables enfantines, le Messie de Händel, le panettone, la symbolique du solstice – et aussi avec ses distorsions contemporaines, qui ne font d’ailleurs que prolonger les précédentes. On a le Noël qu’on peut, avec sa magie frelatée, mais je préfère ce Noël-là à rien du tout.

 

 

 

 

 

 

 

Féminicides et patriarcat

Les hommes sont en moyenne plus grands de taille, plus lourds et plus musclés que les femmes, c’est un fait. Mais ce fait n’explique pas la violence, parfois meurtrière, toujours destructrice, dont certains d’entre eux (pas nécessairement des armoires à glace) usent à l’égard des femmes – il contribue seulement à en rendre possibles les manifestations physiques. Les viols, les passages à tabac et les féminicides ont leur origine ailleurs que dans la confrontation des corps. Ils ont leur origine dans la subdivision de l’humanité en deux catégories de valeur inégale, c’est-à-dire dans le patriarcat.

Les hommes qui abusent sexuellement des femmes, les maltraitent,  les battent ou les assassinent ne le font pas parce qu’ils ont les moyens de le faire, ils le font parce que le système patriarcal  les y autorise, en dépit de la loi, qui le leur interdit. Le système patriarcal a été mis en place dans la nuit des temps, il est infiltré dans les profondeurs de l’imaginaire collectif, tandis que la loi est une superstructure fragile et d’élaboration relativement récente. Il suffit d’un rien pour qu’elle ne tienne pas le choc face à la puissance, archaïque et totalisante, du droit arbitraire de l’humain masculin en tant qu’ «être supérieur».

Droit d’humilier l’ «être inférieur», physiquement mais d’abord moralement, droit de le tenir en situation de dépendance, physique mais d’abord psychique, sociale, économique ; droit d’anéantir sa personnalité à travers le réseau de discriminations qui ont fait des femmes, à travers les millénaires, des mineures interdites d’autonomie et de création.

Alors, maintenant, dans les pays tendanciellement démocratiques, on s’étonne et on s’indigne, on cherche, à juste titre, des parades juridiques et logistiques, on déploie (pas partout et pas assez, mais ça commence) un volontarisme de bon aloi pour «protéger les victimes», on fait même, parfois, des tentatives bienvenues pour éclairer et rééduquer les coupables. C’est bien, mais le problème est anthropologique. Il faudrait avoir le courage de prendre la mesure de l’écrasement du présent par le passé – de remettre en question, et pas seulement dans certains cénacles universitaires, tout un pan fondateur de notre civilisation.