Le PDC devient le Centre. De quelle cible?

En politique, le compromis est un instrument de la démocratie. Tu penses A, je pense Z, pour tenir le pays debout et essayer de le faire avancer il faut bien que nous cherchions une solution intermédiaire, qui va tirer un peu plus d’un côté ou de l’autre. Idéalement en fonction du poids des opinions A et Z dans la population, moins idéalement selon les rapports de force en termes de realpolitik, mais la perfection n’est pas de ce monde.

Le compromis n’est pas une opinion politique, ce n’est en fait l’opinion de personne. C’est l’aboutissement d’un processus, d’une confrontation où chaque partie perd quelques plumes. J’en déduis que la notion de compromis n’a rien à voir avec le Centre en tant que futur nom possible de l’actuel Parti Démocrate Chrétien. Les partisans de la réforme, en effet, le soulignent : la nouvelle marque correspond bel et bien à un système d’opinions à part entière, pas à un avorton de carpe et de lapin. C’est un socle de valeurs, pas le résultat d’un coupage de poire en deux.

C’est bien. Un parti doit avoir une identité, des idées propres. Il serait lamentable que sa ligne résulte simplement d’une sorte de rumination des désaccords qui divisent les autres protagonistes de la scène politique. Le compromis doit rester cet honnête pis-aller dont les partis s’accommodent par souci du bien commun, il ne peut en aucun cas devenir la colonne vertébrale d’une formation politique digne de ce nom. On ne devient pas Centre, on naît tel.

Cela étant dit, il y quand même un petit problème, c’est justement la dénomination proposée par la direction du PDC. De quoi le Centre est-il le centre, de quelle cible ? Si sa ligne ne se résume pas à son équidistance des autres formations du paysage politique – ce qui nous ramènerait à l’hypothèse déprimante d’un compromis prédigéré – à quoi cela rime-t-il d’y mêler la géométrie ?

Y penser

Alors comme ça, ça vous est égal que Khaled, un homme gay égyptien, ait dû fuir son pays dans des conditions traumatisantes pour sauver sa peau ? Et Shazima, l’enfant afghane qui a perdu ses deux mains en manipulant une grenade abandonnée par terre ? Et les activistes turcs des droits humains condamnés pour soi-disant terrorisme à l’issue d’un procès monté de toutes pièces ? Et les fillettes violées au Mexique, qu’une loi inique prive du droit d’avorter ? Vous vous en fichez, vous les abandonnez à leur sort ?

Non, vous êtes comme moi, vous frissonnez en voyant atterrir de nombreuses fois par jour parmi vos courriels des messages déchirants qui en appellent à votre générosité financière, ou au moins à la forme minimale d’engagement que constitue une signature, en faveur de toutes les victimes d’injustices et d’atrocités de la planète. Vous soupirez d’accablement en soulevant la pile des quatre ou cinq courriers humanitaires que la factrice glisse quotidiennement dans votre boîte à lettres, entre lesquels se noient les occasionnelles cartes postales de Bretagne, et même, c’est dire, les factures.

Alors vous lisez et de temps en temps vous donnez suite – mais la majorité de ces sollicitations, fatalement, prennent le chemin de la corbeille virtuelle, ou de celle dédiée au papier à jeter. Vous retirez de l’enveloppe les éventuelles babioles (sparadraps, autocollants, mini-crayons…) et vous les jetez séparément dans le sac poubelle payant, car ça vous ferait mal au ventre de les utiliser gratis. C’est un petit soulagement, au moins vous êtes honnête. Mais le sentiment d’impuissance et le malaise persistent.

Non, vous ne vous en fichez pas de Khaled et des autres, seulement, des fois, vous en avez ras-le-bol d’être envahi-e par la misère du monde, et ça en rajoute à la mauvaise conscience de ne pas en faire assez, ou même de ne pas assez y penser. Il faudrait dire, en fait : surtout de ne pas assez y penser. Parce que signer par internet une lettre à un chef d’Etat, ou remplir un bulletin de versement (avec un montant compatible avec votre budget), aussi paradoxal que cela puisse paraître, ça aide à se débarrasser du souci pour l’humanité. En ce sens, il faut endurer le sentiment d’impuissance et le malaise, qui au moins nous obligent à y penser.

La poire d’angoisse

Le port généralisé du masque m’horripile. Attendez, je n’ai rien de commun avec les complotistes et je n’incite personne à la désobéissance civile. Je me plie quant à moi scrupuleusement à la règle et j’approuve l’immense majorité de la population qui en fait autant. Ce qui m’horripile, ce n’est pas le diktat sanitaire, que je considère justifié, c’est la vision physique de mes congénères (et de moi-même) amputés des deux tiers de leur visage dans l’espace public.

Il y a la perte d’une dimension basique de la vie sociale, celle de la reconnaissance, dans les différents sens du terme, d’autrui par moi et de moi par autrui. Mais il y a encore pire, je m’en suis rendu compte tout récemment en renouant avec le plaisir d’assister (dans le cadre d’un festival à la montagne), après une longue abstinence forcée, à quelques spectacles d’arts vivants, en compagnie d’autres vivants.

Dans un car postal, on rêvasse en contemplant le paysage, au supermarché on se concentre sur la liste des courses, les autres sont juste un décor. Mais là, dans une salle ayant pour fonction de favoriser la communion (malgré la distance d’un mètre entre les sièges), les autres font partie de l’essentiel : et plus je regardais les gens qui m’entouraient, en attendant l’arrivée sur scène des artistes, plus mon malaise croissait jusqu’à devenir répulsion. Evidemment, pas à l’égard de mes sœurs et frères humains, mais à l’égard ce que la pandémie a fait d’elles, d’eux, de nous.

Le masque sanitaire est, symboliquement, un bâillon. Il couvre, en plus du nez, la partie de la face qui sert à protester, à exprimer des opinions, à échanger sur les choses du monde. Je dis bien symboliquement, il est vrai qu’on arrive quand même, de là-derrière, en parlant un peu fort, à tenir de brèves conversations factuelles. Rien à voir avec la mythique poire d’angoisse, cet épouvantable instrument de torture qui, fourré dans la bouche du supplicié, l’empêchait d’articuler le moindre son si ce n’est au prix d’atroces souffrances.

Pourtant, je l’avoue, un peu d’angoisse est là, à l’idée que l’humanité pourrait devoir s’habituer, par-delà les circonstances présentes, au port permanent de cet accessoire déshumanisant.

A mes lectrices

La question m’a déjà été posée deux ou trois fois, et a même donné lieu, il y a quelques mois, à un embryon de débat : pourquoi les commentateurs de mes chroniques sont-ils si rarement des commentatrices ? Pourtant, j’écris sur des sujets de culture et de société, pas sur les stratégies des entraîneurs de foot, et même, assez souvent, sur les rapports entre les sexes, qui sont censés intéresser tout spécialement les femmes.

Je n’ai pas les moyens de faire des statistiques, mais un coup d’œil approximatif sur les autres blogs du Temps m’a permis de constater que le mien ne fait pas exception : sur n’importe quel sujet, les hommes interviennent beaucoup plus souvent que les femmes. Sont-ils plus nombreux à s’intéresser aux blogs en général ? C’est possible, pour des raisons que les sociologues des médias n’auront certainement pas de peine à expliquer. Mais cela n’infirme pas une autre hypothèse parallèle, à savoir que, même à égalité de nombre, les lecteurs de blogs ouvrent leur bec plus volontiers que les lectrices.

Rien de nouveau sous le soleil. Quand elles ne sont pas interpellées ad personam, les femmes sont souvent réticentes à s’exprimer en public, même si elles en savent long sur la matière débattue, tandis que beaucoup d’ hommes ont tendance à émettre leur précieux avis même quand personne ne l’a spécifiquement sollicité. N’avez-vous jamais remarqué, par exemple, qu’à certaines conférences où le public est aux quatre cinquièmes féminin, ce sont plutôt les rares hommes présents qui, au moment des questions, assurent l’animation ?

Cela vient de très loin, et le volontarisme ciblé ne suffit pas.  Le Temps s’est donné du mal pour réaliser une quasi-parité entre blogueurs et blogueuses. Mais qui pourra réparer  le déséquilibre archaïque entre deux catégories de la population, dont l’une est encouragée depuis des millénaires à exercer le pouvoir de la parole, poussée par le message social à considérer indispensables ses opinons parfois tout à fait dispensables, et l’autre que l’on a enjointe à «se taire dans l’assemblée» (apôtre Paul) ? L’injonction a beau ne plus être d’actualité, elle laisse apparemment des traces inconscientes même dans les assemblées virtuelles que sont les blogs. Alors, chères lectrices, si vous n’êtes pas d’accord avec mon hypothèse, faites-le savoir !

Quand j’entends le mot responsabilité individuelle….

….mais non, mais non, je ne sors pas mon pistolet, j’ai une sainte horreur de tout ce qui ressemble de près ou de loin à une arme à feu, alors pensez-vous. Quand j’entends le mot, ou plutôt l’expression, responsabilité individuelle, je me demande si celles et ceux qui nous cassent les oreilles en la dégainant à chaque coin de phrase sont juste pas très futés ou plutôt de mauvaise foi.

Je porte un masque dans les transports publics. Quand je vais au supermarché, j’essaie de ne pas oublier de me munir d’un sachet en filet réutilisable pour les fruits et légumes en vrac. Je ne triche pas en remplissant ma déclaration d’impôts. En adoptant ces comportements, qui ne dépendent que de moi, je donne ma minuscule contribution à la lutte contre le Covid-19 et à celle contre la pollution de la planète par le plastique, ainsi qu’à la constitution d’un socle de ressources destinées à financer des biens communs. Mais ma bonne volonté ne servirait à rien, ou ne pourrait même pas se manifester, s’il n’existait pas des structures collectives engagées dans la mise en place d’une politique sanitaire, dans l’organisation de l’emploi des recettes fiscales – voire dans la production et la commercialisation  de sachets en filet réutilisables.

La responsabilité individuelle, c’est bien, mais l’invoquer à tout bout de champ comme si elle pouvait se substituer à la responsabilité sociale et politique des entreprises et de l’Etat, c’est l’enième version d’un tour de passe-passe séculaire : faire croire aux gens que vouloir c’est pouvoir, tout en les dépossédant du pouvoir de vouloir.

En italien, on dit arrampicarsi sugli specchi, grimper sur les miroirs, pour désigner la périlleuse opération consistant à défendre un point de vue avec des arguments tordus : on glisse et ça se casse en mille morceaux. C’est tout ce que je souhaite aux opposants à l’initiative «Pour des multinationales responsables», qui justement met en valeur l’irremplaçable dimension collective de la responsabilité –  en démocratie, une valeur avant tout  politique.

Les privilèges

Je l’ai pris en pleine figure, ce cri du cœur poussé par une femme noire lors d’une des manifestations organisées pour protester contre le meurtre de George Floyd : «Il faut que les privilégiés prennent conscience de leurs privilèges !» Parce que «plus jamais ça !», nous sommes toutes et tous bons à le scander en battant le pavé, parce qu’une signature contre le racisme, c’est facile à donner d’un clic. Beaucoup plus difficile est d’admettre que l’injustice découle de nos privilèges reçus à la naissance, quels que puissent être nos sentiments moraux – en l’occurrence les privilèges liés au fait d’avoir la peau beigeasse tendant vers le rosé.

Depuis des décennies j’essaie de faire comprendre aux hommes qu’aussi épris de justice qu’il soient individuellement, ils sont porteurs, par rapport aux femmes, de privilèges qu’ils n’ont peut-être pas cherchés, voire qu’ils renient, par leurs propos et leurs comportements, mais dont ils profitent quotidiennement malgré eux. Ce n’est pas une question de personnes mais de catégories forgées par la culture et par la société.

Avec les noires et les noirs, j’ai beau m’en indigner, c’est moi qui suis de l’autre côté de la barrière. C’est moi qui jouis de privilèges auxquels je pense rarement, comme de pouvoir mettre mes mains dans mes poches dans un commerce sans qu’on me soupçonne d’avoir volé une paire de chaussettes (exemple faussement anecdotique donné par un artiste noir interviewé récemment dans Le Temps). Je n’y peux rien, de même que les hommes féministes n’y peuvent rien si, dans d’innombrables situations de la vie, leur statut d’hommes leur vaut tacitement un badge de VIP.

Il y a pourtant une chose qu’on peut recommander à toutes et tous les privilégié.e.s de la terre : faire des efforts pour se reconnaître comme tels – la prise de conscience souhaitée par la manifestante. Ça ne suffira pas pour changer le monde, mais ce serait un premier pas.

Madame Maigret ne va jamais en boîte

«Bats ta femme tous les soirs en rentrant (ou tous les matins avant de sortir, les versions varient). Si tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait.». Cet adage d’origine géographique incertaine, il n’y a pas si longtemps on pouvait se tailler un joli succès en le dégainant entre la poire et le fromage, même en présence de dames obligées de sourire pour ne pas avoir l’air de pisse-vinaigre, dans des pays bien éloignés de ceux auxquels on reproche leurs mœurs barbares.

Après l’augmentation de la violence domestique qui s’est produite un peu partout pendant le confinement, on a reparlé de la violence contre les femmes à l’occasion du récent procès de Thonon-les- Bains. Cinq hommes ont agressé cinq femmes, à Genève, à la sortie d’une boîte de nuit, parce que l’une d’elles a refusé les avances de l’un d’entre eux. Les dégâts physiques et psychologiques sont énormes, la justice a sévi, encore heureux. De nombreuses voix intelligentes ont rappelé que ce genre de crimes n’ont rien d’accidentel, ils ont programmés, dans un régime social où les hommes sont encouragés depuis toujours à se considérer comme les propriétaires du corps des femmes. Il faut cependant creuser encore plus profond dans la structure du système patriarcal.

J’y pensais en relisant quelques Maigret, certains soirs de compote cérébrale. Eh oui, j’adore relire les Maigret, avec ce commissaire fumeur et alcoolisé, cette densité humaine à couper au couteau, ce Paris et cette France d’antan, comme de vieilles pantoufles. Et Madame Maigret, dont certains exégètes se plaisent à souligner qu’elle a, elle aussi, une personnalité. C’est possible. Mais ce qui me frappe à chaque relecture (c’est-à- dire, environ une fois toutes les décennies), c’est la hiérarchie entre les deux membres du couple.

Madame Maigret ne prend jamais d’initiatives, qu’il s’agisse d’aller en vacances, au cinéma ou au restaurant. Madame Maigret tient un repas prêt, qui sera ou ne sera pas mangé. Madame Maigret ne souffle mot quand son mari lui enjoint de renoncer à ses programmes pour se plier aux siens. Et le pire, c’est que, comme dirait l’autre, il faut imaginer Madame Maigret heureuse, parce que ça fait des millénaires qu’on lui explique que pour une femme, le bonheur, c’est d’être une seconde aimée. C’était vers le milieu du siècle dernier, autant dire hier.

Vous allez me demander, qu’est-ce que cela a à voir avec l’agression de Genève, alors que Maigret est le moins violent des maris, et que de surcroît Madame Maigret ne va jamais en boîte ? Je vous réponds : tout ! Absolument tout ! L’origine est la même, la hiérarchisation des sexes. L’infériorisation subreptice des femmes dans l’ordre social et familial, qui persiste sous le vernis égalitaire actuel, et leur infériorisation brutale par l’agression physique sont deux aspects d’un même phénomène.

Et le vrai problème, savez-vous, c’est que même moi, j’adore relire les Maigret.

De la peur de la mort

Parmi les leçons qui seront à tirer de la gestion de la crise par nos autorités, il y a celle de l’extrême difficulté de communiquer sur la peur de la mort. Il faut en distiller suffisamment pour que les gens respectent les consignes, mais en évitant de créer la panique. Il faut faire avec un manque gênant de certitudes scientifiques. Et il faut, surtout, standardiser le message, alors que tout le monde n’a pas la même relation à la mort.

C’est le problème de toutes les démarches de prévention, collectives ou individuelles. Il existait avant la pandémie, mais la pandémie l’a mis en pleine lumière. Les jeunes, dans l’ensemble, se croient immortels, c’est de leur âge. Les vieux, par contre, devraient savoir qu’elles et ils vont mourir un jour, mais le discours sanitaire officiel – pour la bonne cause, on est d’accord – parle de la mort comme d’une anomalie évitable. La médecine est prise au piège. Pour convaincre les gens de se protéger, contre le Covid-19 ou autre chose, elle est obligée de faire semblant de croire que la mort pourra être tenue en respect indéfiniment.

«Fumer tue». Certes, fumer, boire beaucoup d’alcool ou choper le Covid-19 impliquent un risque de mourir plus tôt que si on ne fumait pas, on ne buvait pas d’alcool et on ne chopait pas le Covid-19. Toutes conditions égales par ailleurs (génétique, état général de santé, autres habitudes de vie, sexe, statut socioéconomique etc.), ce qui est impossible à établir. Le message doit être simplifié, alors que le risque est quantitativement indéterminé. Et l’efficacité du message dépend non seulement de la structure psychique des individus, mais aussi de leur positionnement existentiel.

Parce que ne pas fumer, ne pas vider son litre (ou plus) quotidiennement et réussir à échapper au virus qui rôde, ça ne garantit pas la vie éternelle (sur cette terre). Dès lors, la pesée individuelle des intérêts, chez une partie de la population, ne penche pas forcément du côté de la peur de la mort.

La peur de la mort, d’ailleurs, est-ce bien le terme exact ? Il fut un temps où, dans nos sociétés chrétiennes, les gens avaient peur de mourir parce qu’ils avaient peur d’aller en enfer. Un supplice éternel, effectivement, ça a de quoi terrifier. Aujourd’hui que la plupart d’entre nous ne croient plus ni à l’enfer ni au paradis, je me demande si plus que de peur, il ne faudrait pas plutôt parler de la tristesse de devoir, une fois, quitter la vie.

PS Pour l’instant ça va bien, merci, juste envie d’un peu philosopher.

 

Les «personnes vulnérables», une catégorie mal ficelée

Quelle est la définition d’une «personne vulnérable» ? Réponse :   une «personne vulnérable», c’est une personne qui est censée se résigner à se faire faire ses courses par autrui, même si elle est par ailleurs une adepte quotidienne de la course à pied – et sans protester, il ne manquerait plus que ça, si on lui achète la mauvaise marque de bière (de toute façon, hein, gare à l’alcoolisme chez les vieux…) .

Au début de la pandémie, on a créé à la hâte et sans trop réfléchir cette nouvelle catégorie de la population, les «personnes vulnérables», ou «à risque», et on y a déversé en vrac, en plus des malades chroniques de tous les âges, l’ensemble des bénéficiaires de l’AVS : les sexagénaires ou jeunes septuagénaires sportives et en bonne santé et les résidents dépendants des EMS, celles et ceux qui exercent assidûment et avec enthousiasme des activités professionnelles, artistiques, manuelles, intellectuelles, associatives, éducatives – et celles et ceux qui n’ont malheureusement plus les moyens , physiques ou mentaux, d’aller se promener, ou au théâtre, ou à la gym, encore moins de jouer à la bascule avec un bébé de dix-huit mois.

Des pom-mes, des poi-res et des scoubi-scoubi-scoubi-dous (chanson de mon époque, j’ai 68 ans). Dans Le Temps de ce 22 avril une lectrice de 67 ans, en pleine forme, pratiquant la marche, la natation et le slam, grand-mère active, exprime excellemment son agacement face à ce qu’elle appelle la «stigmatisation» des plus de 65 ans. Je parlerais quant à moi plutôt de marginalisation, mais j’enrage tout autant qu’elle d’avoir été introduite de force dans ce paquet mal ficelé. A la veille de la réouverture de leurs salons, les coiffeuses et coiffeurs se demandent si elles et ils ont le droit d’accueillir des client.e.s «à risque». Les autorités les renvoient à la jugeote individuelle. Celle-ci pourrait mieux s’exercer si on prenait la peine de redéfinir la catégorie.

En tout cas, pour les tenants d’une reprise économique sans entraves – ni sanitaires, ni écologiques, ni, à Dieu ne plaise, philosophiques – marginaliser en bloc les plus de 65 ans n’a que des avantages. Une partie d’entre eux sont improductifs et une autre partie ne produit, sauf exception, que des biens qui ne pèsent pas lourd dans la comptabilité nationale : de la qualité de la vie, de la transmission intergénérationnelle, de la vie associative, des idées, de la culture au sens étroit et au sens large…..on ne perd pas grand-chose à les mettre de côté sans s’amuser à faire des distinctions. Et ça rassure la population : les personnes «à risques» sont ainsi protégées des dangers de la course à la croissance. On peut y aller.

Un conte de Pâques

Cette histoire ne m’appartient pas, elle m’a été offerte en cadeau par une lectrice assidue de ce blog. Elle s’appelle Carole et, si l’histoire vous plaît et vous intrigue, vous pouvez, comme moi, la remercier.

Il faut d’abord que je vous dise en quel lieu l’histoire s’est déroulée, dans un temps lointain où l’humanité n’avait pas encore été sommée de choisir entre l’imaginaire et le réel. Les deux peuvent coexister sans se nuire l’un à l’autre, surtout sur l’île allemande de Sylt, entourée par la Mer du Nord, où, écrit Carole, la lumière tardive, au début d’une nuit de juillet, s’étire en douces bandes d’argent à travers le ciel, habillant les arbres comme autant de fantômes naissants. C’est une histoire merveilleuse, c’est-à-dire, à la fois tenant du prodige et belle parce qu’elle est vraie.

C’est une histoire de lapins, adéquate pour un conte de Pâques, genre injustement négligé au profit des contes de Noël ; mais elle commence par un duo de rossignols, dans la clairière enchantée d’une sapinière entourée d’arbres couverts d’une gaze d’argent. Et déjà là, vous voyez bien qu’il serait totalement oiseux de chercher à savoir si la protagoniste, assise sur un tronc à écouter le récital, était dans un songe ou dans la réalité. Elle était dans les deux, en tout cas je suis sûre qu’elle a vu ce qu’elle a vu et ne l’a pas rêvé ; mais n’est-il pas prouvé qu’on voit la face cachée du monde quand on écoute de la musique après le crépuscule, à l’heure où le fond sonore des humains se voile, surtout s’il s’agit du chant des rossignols ?

 

En face de moi, un mouvement inattendu me ramène sur le sol de Sylt, dans mon bosquet. Un lapin de garenne – Sylt en grouille – s’assoit dos contre un sapin, de l’autre côté de la clairière. La lumière nordique, si mystérieusement claire dans la nuit qui commence, me permet d’en voir chaque détail. Je l’observe en pensant que, comme moi, il s’enivre du concert en cours.

Mais arrive alors un deuxième lapin, beaucoup plus jeune que le premier, à en juger par sa taille et son comportement plus vif. Il s’assoit à côté du grand lapin. Arrivent ensuite, un à un, une dizaine de jeunes lapins qui s’installent de même façon jusqu’à former un demi-cercle devant l’aîné.

Tout le monde est apparemment là. Le lapin adulte frappe le sol d’une patte arrière. Les jeunes l’imitent. On passe ensuite à l’autre patte arrière, les lapins ados continuant à refaire les mouvements de celui qui pourrait bien être leur papa ou leur grand-papa. C’est ensuite le tour des pattes avant, frappées l’une contre l’autre, puis d’un bond sur place, puis d’exercices d’oreilles et ainsi de suite, jusqu’à revue complète des gestes possibles en position assise.

La scène dure peut-être dix minutes, bien que, stupéfaite, je perde la notion précise du temps écoulé. A la fin, les acteurs s’en retournent l’un après l’autre dans l’épaisseur du bosquet, l’adulte fermant la marche. Et je crois comprendre soudain que je viens d’assister aux travaux pratiques d’une classe d’école, avec maître et élèves.

Les rossignols se sont tus. Les lapins ont disparu. Tout est silencieux. Je quitte le bois. La nuit est complètement tombée.

 

Avec la permission de Carole, je dédie cette histoire à mes petits-enfants, qui en ce moment ont la nostalgie des salles de classe, et à toutes celles et tous ceux qui ont le don, même adultes, de ne pas prendre les lanternes pour des vessies.