L’art de Christo est mort, bien avant son concepteur, décédé à 84 ans

La mort d’un artiste est rarement le moment propice pour formuler une critique sur son travail. Dans le cas de Christo, artiste américain spécialiste de l’emballage superlatif, il est tout de même légitime de se demander ce qu’il nous laisse en héritage, et si nous voulons de ce qu’il nous adresse.
Pour Christo, la question de l’héritage se pose d’autant plus que la pandémie vient de décaler deux projets majeurs qui lui étaient consacrés: une exposition sur la période 58-64 au Centre Pompidou et l’emballage de l’Arc de Triomphe. L’exposition au Centre Pompidou se tiendra finalement en juillet en revêtant l’habit solennel de l’hommage rétrospectif. Quant au projet d’emballage de l’Arc de Triomphe, son report en 2021 ne l’empêche pas résonner avec les évènements qui s’y sont déroulés en 2019 : une révolte populaire, celle des gilets jaunes, violemment réprimée. Si l’œuvre annoncée n’est pas ouvertement décrite comme étant liée aux événements de l’année passée, elle fonctionne néanmoins comme un véritable retournement symbolique. C’est un peu comme si la victoire du souverain sur son peuple révolté devait donner lieu à un nouveau monument. Ce fut longtemps l’usage en France, et de toute évidence ça le reste.

Et Christo dans tout ça ? Les tonnes de plastique qu’il utilise pour emballer ont-elles une place dans un monde que l’on souhaite moins bêtement gaspilleur ? La façon dont le communiqué des organisateurs souligne la nature recyclée de l’emballage synthétique fait apparaître le caractère déplacé de cette intervention. La question a du se poser aux communicants du Centre Pompidou : comment « resservir » le maître emballeur sans brusquer la sensibilité écologique des citadins du 21e siècle ? Recycler les tonnes de plastiques d’une action symbolique douteuse sera-t-il suffisant pour la rendre acceptable ?

Le recyclage est à ce point synonyme d’écologie que l’œuvre pourrait même passer pour vertueuse. Et si le recyclage ne suffisait pas ? Et si ce n’était qu’un leurre pour se donner bonne conscience ? Pour chaque bouteille de PET recyclée en Suisse, combien de bouteilles du même plastique et de la même chaîne de production sont jetées sur les plage de Méditerranée ou d’Indonésie? Le recyclage ne fait que perpétuer un ethos consumériste qui à son tour poursuit la destruction de nos environnements.
Le maitre emballeur Christo n’est rien d’autre qu’un symptôme de ce monde du jetable où, du moment qu’on recycle, tout va bien.

Christo est mort et il est probable que son art superlatif ne lui survivra pas. S’il reste quelque chose de lui ce sera le souvenir d’une époque ou des artistes entrepreneurs dépensaient des millions pour des gestes éphémères à la signification douteuse.

Son art est dans tous les cas en porte-à-faux avec le basculement écologique attendu aujourd’hui. Son tout dernier monument annoncé, sorte d’ode à l’emballage universel se substituant à la démocratie, aurait pu tout simplement être abandonné au nom de la crise. Les excuses ne manquaient pas. Ses organisateurs, idéologues du consumérisme artistique, en ont décidé autrement.

Non seulement vous aurez droit aux mêmes gesticulations superlatives dont se sont gavées les années 1980, mais nous vous les servirons en lieu et place du plus virulent appel à la justice sociale que vous ayez connu au 21e siècle.

Dans un journal télévisé de 1985 archivé par l’INA, la voix off dit: « Voici le projet de Christo. Il ne changera rien dans la vie des parisiens. Ce clochard pourra dormir comme d’habitude, dans la même position, sous cette arche ».

En effet. Rien ne changera, surtout pas le sort du clochard qui pourra crever de sa cirrhose sous l’œuvre splendide du grand artiste.

#Be water

Bien avant l’ouverture économique de la Chine à l’Occident, les habitants des métropoles du delta de la rivière des Perles captaient la télévision de Hongkong pour profiter de sa riche culture cinématographique, dont Bruce Lee est l’un des hérauts. À cette époque, Be Water s’appliquait aux ondes UHF qui s’infiltraient dans les foyers et submergeait l’ethos maoïste à grand coup d’individualisme capitaliste.

Restaurant éphémère dans la région de Shenzhen.

En 2019, l’adage du roi du kung-fu est devenu le hashtag d’une série de manifestions d’une rare intensité, qui protestaient contre l’emprise gouvernementale chinoise sur l’ancienne colonie britannique. Comme l’eau, les manifestants ont multiplié pendant plusieurs mois les actions éclairs et les rassemblements symboliques. Évitant la confrontation avec les forces de l’ordre, surjouant la préparation à l’insurrection, ils ont appliqué les méthodes de la guérilla à une protestation pacifique. Ils s’inscrivaient ainsi dans une série de soulèvements qui, de Maïdan à la place Tahir, en passant par les gilets jaunes, surprennent par leur rapidité de déploiement, leur intensité et surtout l’absence d’organisation centralisée. Dans toutes ces « révolutions », il n’y a ni base, ni parti, ni même les rudiments d’un cadrage organisationnel autre que celui des réseaux sociaux.

Employés de Bank of China sur le parvis du musée du parti communiste à Guangzhou.

Le scandale de Cambridge Analytica a permis de mesurer à quel point ces réseaux perçus comme un espace de liberté et d’expression individuelle, pouvaient faire l’objet d’un traitement d’ensemble et à certains égards d’une manipulation.
Il suffit d’avoir accès aux informations adéquates pour savoir quel canal mobiliser et pour quel effet. L’ère de la post-vérité est aussi celle d’une opacité dans le déclenchement de certains soulèvements. Les émeutes de 2019 en Iran ont-elles été téléguidées par Washington et les gilets jaunes ont-ils été propulsés au-devant de la scène par des hackers russes? Le déclenchement d’un nouveau cycle de protestation à Hongkong est-il lié à l’hostilité de moins en moins cachée des Etats-Unis envers la Chine?
La furtivité de ces interventions rend illusoire toute tentative de tirer au clair les jeux d’influences qui en sont à l’origine. Be water dit aussi l’impossibilité de détenir la vérité. Comme l’eau, elle nous échappe des mains.

Ce que les villes doivent aux bombardements

La ville moderniste porte les traces indélébiles de l’urbicide perpétré pendant la Seconde Guerre Mondiale. Retour sur une mutation post-traumatique.

Pour mesurer à quel point le bombardement aérien a changé notre façon de voir les villes, il faudrait déjà prendre acte de l’ampleur de la destruction qui advint en Europe. Comme tout évènement traumatique, la destruction de l’Europe par les airs fut dans la plupart des cas refoulée, oubliée, dans certains cas purement et simplement niée.

Tract allié largué sur les villes françaises pendant la Seconde Guerre Mondiale.
En France, les bombardements aériens ont fait quelques 75000 victimes.

Au cours de cette guerre dont la modernité consista à mettre au même niveau les populations civiles de l’adversaire et ses forces armées, les villes sont devenues des cibles à part entière. Exposées au feu des aviateurs ennemis, elles n’assuraient plus leur fonction première : celle de protéger leurs habitants. Au fur et à mesure que la guerre se propageait, les villes sont devenues synonymes de destructions massives et de mort collective. Les conséquences de la terreur infligée aux citadins ont toutes les caractéristiques d’un traumatisme psychique.
Que ce soit en Allemagne, en Angleterre ou aux Pays-Bas, la planification urbaine va réagir très rapidement au potentiel destructeur des bombardements, notamment dans sa façon d’envisager la reconstruction. Avec le recul qui est le nôtre, il est possible de discerner, au sein du monolinguisme architectural des années 1950-1960, les grandes lignes qui relèvent d’une réaction à la menace aérienne. 
La généralisation du modèle de la ville fonctionnelle faite de barres et de tours, le développement de l’urbanisme souterrain et la création de grands axes automobiles interurbains seraient, parmi les choix des planificateurs, ceux qui s’apparentent le plus à une réaction post-traumatique.
L’urbanisme moderne des années 1950-1960 relève d’une stratégie collective de dispersion et de camouflage. Des routes pour fuir, des foyers qui ne brûlent pas et des infrastructures pouvant se transformer en abris collectifs : bienvenue dans la ville née de la peur des villes!

Du renouvellement souhaité au renouvellement forcé

Les quartiers populaires, denses et imprévisibles, ont toujours été perçus comme le talon d’Achille des sociétés industrielles. Lieux de toutes les débauches politiques et morales, leurs ruelles insalubres représentent un état à surmonter. Dans les années 1930, de nombreux urbanistes travaillent sur des méthodes pour remédier à ce mal. La démolition et la reconstruction étant la solution la plus courante, la plupart des projets de cette période prévoient de remplacer les trames labyrinthiques des quartiers ouvriers par des voies de circulation automobiles larges et rectilignes. Il s’agit d’agrandir des axes existants, d’en créer de nouveaux et de profiter du bouleversement pour reconstruire les immeubles insalubres. Marseille, Hambourg ou Gênes ont fait l’objet de chantiers d’assainissement et de renouvellement de cette nature, bien avant la reconstruction des années 1950. 

Relevé de la destruction de la ville de Hambourg. 1944, Collection Gutschow.

La proposition de Gutschow1 pour le Grand Hambourg datant de 1941 surprend par l’ampleur des percées qu’elle envisage. Rien encore ne présage la destruction massive qui va bientôt advenir avec l’arrivée en août 1943 des escadrons incendiaires d’Arthur Harris2, et pourtant les plans témoignent d’une volonté de modifier radicalement la trame existante. La même chose peut être dite de Marseille qui, en 1942, voit son vieux port rasé au nom de l’hygiénisme et de la lutte contre le métissage ethnique.
A Blessing in Disguise. War and Town Planning in Europe, l’ouvrage de référence aux éditions DOM, éclaire sur la façon dont la guerre a précipité les différents projets de renouvellement envisagés. En portant un regard attentif sur des documents produits et des propos tenus par les urbanistes de l’époque, cette étude plurielle révèle combien les plans utopiques de table rase ont été rattrapés par la réalité du désastre qui s’est abattu sur l’Europe. La destruction a propulsé les planificateurs dans leurs desseins les plus ambitieux. Ce qui était encore irréaliste ou inatteignable à la fin des années 1930 devenait, au cours d’une nuit, la seule option concevable. L’ouvrage permet de comprendre que, s’il y a une continuité entre la planification urbaine avant et après la guerre, il y a surtout un changement de paradigme qui s’est opéré, et qui fit toute la différence : la destruction massive modifia les priorités. En 1937, l’audace d’un urbaniste se mesure à l’ampleur des transformations qu’il propose. En 1945, face aux champs de ruines, l’exercice se complexifie. Il faut à la fois saisir l’occasion d’instaurer la ville moderne et préserver ce qui peut l’être du passé.

La dissection automobile de la ville

L’idée de se servir de projets d’infrastructure routière pour requalifier des quartiers n’a rien de nouveau. La modernisation envisagée dans la première moitié du 20e siècle est similaire à celle mise au point, un siècle auparavant, par le baron Haussmann. La grande différence réside dans la place accordée à la voiture. Dans les années 1930, l’arrivée de l’automobile préfigure partout en Europe la prochaine étape dans le développement des villes. Si la guerre ralentit dans un premier temps cette évolution, absorbant à elle seule l’essentiel de l’effort industriel, elle va l’accélérer par la suite, du fait des moyens de production qu’elle aura permis de mettre en place. L’effort de guerre, une fois celle-ci terminée, contribuera à la renaissance économique des pays éprouvés. La place de la voiture dans la ville d’après-guerre est une conséquence directe de ce basculement d’une économie de guerre à une économie de consommation. Cela signifie aussi que la voiture individuelle et tout ce qu’elle apporte en termes d’infrastructures est le legs direct de la guerre à la société civile.
Si avant la guerre le développement de l’automobile est perçu comme un moyen de renouvellement parmi d’autres, après la guerre, il s’impose comme l’unique option : la motorisation de la société civile permet de modifier son organisation spatiale. Grâce à elle, le zonage va enfin pouvoir être appliqué à grande échelle. La voiture individuelle sera le moyen d’une dispersion tactique des fonctions qui constituent la ville. Eloignés des centres industriels, disséminés sur le territoire, les quartiers ouvriers paraîtront moins vulnérables, mais aussi moins menaçants pour ceux qui les redoutaient. Le déferlement automobile dans les villes européennes se trouve ainsi doublement lié à la guerre. Il la précède en tant que possibilité de développement, et lui succède une fois la catastrophe advenue, comme seul moyen de mettre en place une forme urbaine à l’abri des bombes. Les grands projets routiers urbains de la seconde moitié du 20e siècle portent la marque de cette double appartenance : ils sont à la fois le remède et la conséquence d’un acte destructeur.

La ville d’après les camps

Aucun projet n’illustre aussi bien le lien entre l’urbanisme moderne et les camps que la cité de la Muette à Drancy, au nord de Paris3. Cette ville modèle construite dans les années 1930 servit pendant l’occupation de camp de déportation. L’affectation d’une des premières villes satellites de barres et de tours à une mission d’épuration ethnique, fut un des rares moments de lucidité sur les principes inhérents à l’hygiénisme. Ce qui n’empêchera pas cette architecture de devenir le modèle dominant dans les années 1950. 

La cité de la Muette à Drancy ( 1931-1934 Beaudouin, Lods, Bodiansky ) Cité de l’architecture et du patrimoine.

Si les grandes lignes de la reconstruction européenne précèdent l’urbicide des années 1940, l’acte destructeur donne une toute autre légitimité aux principes modernistes. Il fait passer le projet urbain moderne de la sphère de l’utopie à celle de stratégie nécessaire. Cela s’établit à partir de la façon dont les villes atteintes vont organiser l’habitat d’urgence pour les citadins délogés par les bombes. Les campements précaires, situés le plus souvent à la périphérie des villes, adoptent des plans orthogonaux. Ils constituent la toute première réaction à la violence destructrice et force est de constater qu’ils portent les germes de la planification fonctionnelle qui va se généraliser quelques années plus tard. Les baraquements des rescapés sont le lien le plus évident entre la forme de la ville nouvelle et la destruction qui en est la cause. Ils inaugurent dans l’urgence le geste qui va rendre possible la transition de la ville historique à la ville nordiste : le déplacement massif de populations. 
L’hébergement des victimes des bombardements implique souvent la création de véritables quartiers précaires, loin des décombres. A Rotterdam, où le centre-ville est totalement anéanti, c’est la classe ouvrière qu’il faut reloger dans des baraquements. Le relogement des classes populaires fut souvent l’occasion de les éloigner définitivement du centre-ville. Les camps de sans-logis de Rotterdam seraient une première occurrence d’une pratique qui va s’intensifier après la guerre : le recours au zonage social dans des opérations de requalification urbaine. 
Cet exemple est loin d’être une exception. Le relogement des victimes des bombardements dans des camps aux abords des villes présage des cités-dortoirs qui vont proliférer à la reconstruction. Les baraquements inaugurent une vaste politique d’éloignement des classes ouvrières des centres-villes. Qu’elle ait été voulue et méthodiquement exécutée ou subie importe peu. Le fait est qu’elle va modifier à long terme la démographie socio-économique des grandes villes, avec pour ultime conséquence la dérive de gentrification que connaissent aujourd’hui des villes comme Londres et Paris. 

Rotterdam Détruit. (E. Besnyö)

Si ce ne sont pas les mêmes instances qui gèrent le relogement d’urgence des rescapés et la construction des cités-dortoirs, ces deux temps dans l’histoire des villes meurtries s’accordent pour former un acte unique. A la fin des années 1960, quand la Ville de Paris décide de reconstruire les quartiers populaires autour de la place des Fêtes, les plus pauvres des habitants délogés vont se retrouver à une vingtaine de kilomètres de la capitale, à la Grande Borne d’Emile Aillaud. Il n’y avait aucune menace dans le ciel et pourtant la direction pour les plus pauvres sera la même : la sortie. 


Un abri dans la ville

L’idée d’enterrer la ville pour se protéger des bombes a été pendant longtemps un scénario de science-fiction, avant de devenir une stratégie urbaine plus ou moins assumée. Les années 1920 et 1930 regorgent d’exemples de fictions littéraires ou cinématographiques traversées par l’idée d’une ville sous la ville. 
De Metropolis (1927) de Fritz Lang, où l’enterrement des quartiers ouvriers rime ouvertement avec confinement social, à Things to Comme (1936) d’après un scénario de H. G. Wells, où la ville enterrée prend la forme d’une utopie techno-scientifique, l’hypothèse d’une ville à l’abri des bombes précède et annonce le déferlement des années 1940. 

Things to Come raconte l’annihilation puis la renaissance de l’humanité suite à une guerre aérienne qui aurait duré plusieurs décennies. La société du futur, pacifiste et technophile, va prospérer dans des cités enterrées. La vie sous terre est rendue synonyme de progrès et de contrôle absolu de l’environnement humain. Les cinéastes ne sont pas les seuls à envisager le confinement comme une solution d’avenir. Certains architectes y pensent également et ce avant que l’aviation n’ait les moyens d’entreprendre des bombardements à grande échelle. 
Le GECUS (groupe d’études et de coordination de l’urbanisme souterrain)4 est fondé en 1933 à Paris, bien avant que Cologne, Rotterdam et le Havre ne partent en fumée. La thèse défendue par ce groupe de travail est celle d’une nécessité accrue de développer l’urbanisme souterrain. Si l’optimisation des circulations reste l’argument principal en faveur des structures souterraines, le spectre de la guerre aérienne n’est pas pour autant ignoré. Dans ses écrits, Edouard Utudjian5 établit clairement le lien entre la menace des bombes et le développement de l’urbanisme sous terre. Il n’est pas le seul à le faire. L’argument de la protection civile est souvent celui qui légitime le surcoût de construction d’une infrastructure souterraine. La Guerre froide et la nouvelle menace nucléaire ne vont pas changer la donne. Les infrastructures souterraines sont à la fois des abris potentiels face aux conséquences mécaniques d’une attaque, et des garanties quant à la mobilité des habitants et leur aptitude à évacuer la ville. 

Projet de parking sous les Champs Elysées. 1963, E. Utudjan.

Dans les villes éprouvées, les réseaux métropolitains se sont révélés bien utiles. A Londres par exemple, la décision d’ouvrir le métro aux habitants pour les protéger des attaques allemandes est prise au cours de la Blitzkrieg. Initialement, l’état-major redoutait les effets socio-politiques de grands rassemblements populaires dans des lieux publics. Toute la campagne de prévention reposait initialement sur des solutions d’abris individuels. L’expérience de la guerre va dicter le changement de cette stratégie.
Pendant la reconstruction, les projets souterrains vont trouver un argument supplémentaire : l’incitation à l’usage de la voiture rend impérative la création d’espaces de stationnement. Les réseaux de parkings souterrains sont le complément indispensable aux voies rapides qui sillonnent les métropoles. Si le développement économique reste la première justification de ces ouvrages souterrains, il serait trompeur d’ignorer leur utilisation éventuelle en tant qu’abri. La société civile pressée de tourner la page, préfère l’oublier; les planificateurs, eux, savent pourtant que chaque parking, chaque station de métro, constitue un abri potentiel. La menace nucléaire et son caractère secret ne va faire qu’augmenter cette double identité des infrastructures souterraines. La prévention sera aussi furtive que la menace qu’elle redoute. 

Une ville qui ne brûle pas

Dans l’absolu, les choix architecturaux modernes sont associés à l’amélioration des conditions de vie : plus de lumière, plus d’espace, plus d’air frais et plus de confort domestique. Il suffit pourtant de les replacer dans le contexte de la guerre aérienne pour constater qu’ils relèvent aussi de la protection passive. Sur ce point, les campagnes aériennes contre l’Allemagne et le Japon ont joué un rôle déterminant dans la définition de la menace. Le point de basculement dans l’efficacité des bombardements aériens contre des villes fut l’usage d’engins incendiaires. Les bombes explosives avaient un impact circonscrit. Les grandes villes étaient trop grandes pour être détruites à l’explosif. L’impact souhaité, celui d’une dissolution de la société prise de panique sous l’effet des bombes, ne pouvait être atteint. La destruction rendait les gens solidaires, altruistes. Ce constat poussa les états-majors à modifier leur stratégie. Au début de 1942, quelques semaines après la tristement célèbre conférence de Wannsee, où s’est décida l’accélération de la solution finale, L’Etat major britannique décidait un changement de stratégie5 dans sa guerre aérienne contre l’Allemagne nazi. Les bombardements ne viseraient plus que des sites militaires ou stratégiques.
Ils cibleraient aussi le moral des allemands, c’est à dire leurs villes. Les centres urbains et leur population civile devenaient des cibles à part entière. Deux facteurs vont matérialiser ce changement de stratégie: la suprématie aérienne des alliés et le recours à une combinaison d’engin explosifs et incendiaires.
La destruction totale d’une ville, quelle que soit sa taille, est désormais possible. Les attaques incendiaires partent du principe que la matière fusible n’est autre que la ville elle-même. Elles ont pour objectif de déclencher un nombre considérable d’incendies qui vont se propager d’immeuble en immeuble. À partir d’un certain nombre de foyers, toute intervention des pompiers est vaine. Très rapidement, les flammes atteignent l’intensité requise pour générer leur propre système de vents. La température de l’air qui soufflait dans les rues de Hambourg le soir où elle fut détruite s’élevait à 600 °C. Tout matériau fusible s’embrasait instantanément. Quant aux habitants réfugiés dans les caves, ils se sont trouvés pris au piège. 
Les tempêtes de feu ont été particulièrement meurtrières. Kassel, Dresde ou Hambourg ne sont que quelques-unes des treize grandes villes allemandes à subir des raids de cette nature. D’une efficacité stratégique discutable, ces attaques vont rendre les villes plus périlleuses que le front. Les bilans se chiffrent en dizaines de milliers de morts et concernent pour l’essentiel des femmes et des enfants. 25000 pour Dresde, 50000 pour Hambourg, sans compter les blessés et les sans abris. Dès 1942, l’Allemagne va devoir gérer des centaines de milliers de réfugiés fuyant ses villes anéanties. Rien qu’à Hambourg, 800 000 personnes ont du être relogées6. Certaines villes ont mis des décennies à atteindre à nouveau leur nombre d’habitants d’avant la guerre. Une destruction d’une telle ampleur allait nécessairement laisser des traces dans l’inconscient des victimes et des instigateurs. 

Le jour d’après

Compte tenu de la vulnérabilité de la trame urbaine historique et vu la rapidité avec laquelle des villes entières ont été anéanties, la question du feu allait devenir une préoccupation majeure des architectes et urbanistes de la reconstruction. Les nouvelles formes urbaines allaient devoir résister aux incendies. Plusieurs éléments attestent d’une réflexion allant dans ce sens. 

Easy or harder to hit and destroy (D. Haskell, 1939)

Après la guerre, l’immeuble indépendant disposant d’un toit en dalle et d’une structure en béton armé deviendra l’option la plus répandue. S’il est vrai que ce type de construction précède la destruction, son adoption systématique témoigne d’une prise en compte de la réaction au feu. Que ce soit à l’est ou à l’ouest de l’Europe, dans le nord industrialisé ou dans le sud ensoleillé, on construit les mêmes bâtiments, d’après les mêmes principes urbains. Une des explications pour l’adoption simultanée d’une typologie unique dans des contextes aussi différents n’est autre que la menace aérienne. Si la ville de la reconstruction n’est plus une ville au sens propre du terme, c’est certainement parce que celle qui l’a précédée aura été trop vulnérable.

Apogée et déclin de la non-ville 

Comment qualifier ces nouveaux quartiers de barres et de tours qui prolifèrent un peu partout en Europe ? S’ils sont habités par des citadins, ils nient les principes qui définissent la ville historique. Malgré l’optimisme du discours ambiant faisant état de renaissance et de progrès, ces ensembles peinent à dissimuler combien leur forme découle d’une destruction. La création d’entités satellites, proches mais détachées du tissu urbain « inflammable », n’est-elle pas une dissémination préventive de la ville ? Si telle n’en est pas la raison, il est alors difficile d’expliquer l’adoption quasi systématique du zonage strict dans la plupart des nouveaux quartiers construits après 1945. Ici aussi, les travaux des urbanistes allemands pendant la guerre permettent de comprendre l’origine des choix qui vont s’imposer à la reconstruction. Les premiers schémas nés sur les décombres privilégient des quartiers en îlots, séparés les uns des autres par des espaces verts. Les nazis n’aiment pas la grande ville, trop cosmopolite à leurs yeux. Ils encouragent la création de quartiers /villages. Si le modelage du corps social reste le principal argument en faveur de cette fragmentation du tissu urbain, la défense passive y trouve aussi sa place. La ville fragmentée en îlots est moins vulnérable aux bombardements incendiaires.
Au niveau de la typologie, l’immeuble en plot témoigne des mêmes préoccupations. Plus il est compact et indépendant, plus il réduit son exposition à une éventuelle attaque aérienne. Enfin, l’usage massif du béton armé participe du même effort. Un périple dans les villes anéanties suffisait pour constater que les structures en béton avaient mieux résisté au feu que celles en pierre et en bois. Ce n’est donc pas un hasard si le béton va devenir le principal matériau de la reconstruction.
Il faudra attendre les années 1970 pour que les architectes redécouvrent l’importance de la ville historique niée par la destruction et la reconstruction. Cela prendra une génération pour que la prudence et la peur des bombes cèdent à nouveau la place au désir de ville. Entre-temps, l’Europe aura édifié un parc immobilier salubre, fonctionnel, homogène, mais mal-aimé. 
Grâce au dernier mouvement d’exode rural, ces agglomérations érigées sur des principes anti urbains vont prendre de l’ampleur. A partir des années 1970, les grands ensembles de la reconstruction ne vont cesser de péricliter dans l’estime de ceux qui les habitent. Fruit d’un rejet de la ville historique et de ce qu’elle incarne, ces quartiers vont faire à leur tour l’objet d’un rejet sociétal, comme si la guerre qui les avait rendus possibles ne les avait jamais quittés. Les cités de barres et de tours avaient remporté la bataille du relogement mais ne pouvaient en aucun cas prétendre remplacer la ville historique. Les années 1970 verront naître de nombreuses tentatives pour réintroduire dans l’architecture des grands ensembles les qualités urbaines qui lui faisaient défaut.
 
Notes

1. Konstanty Gutschow, architecte en charge du renouvellement de la ville de Hambourg pendant la guerre. 
2. « Bomber » Harris : le commandant des forces aériennes britanniques et grand orchestrateur de la stratégie de destruction des villes allemandes.
3. Jean-Louis Cohen, Architecture en uniforme : projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale, Editions Hazan, Paris. Centre canadien d’architecture, Montréal, 2011
4. Edouard Utudjian, L’Architecture et l’urbanisme souterrain, Robert Laffont, Paris, 1966
5 La Directive sur le bombardement de zone du 14 février 1942 ordonnait aux bombardiers de la RAF de s’attaquer au moral du peuple allemand en bombardant les villes avec leurs habitants.
6. Jörn Düwel / Niels Gutschow, A Blessing in Disguise. War and Town Planning in Europe 1940 1945, DOM Publishers, Berlin, 2014

Article initialement paru dans la revue Tracés

Chroniques du déconfinement : Themroc de Claude Faraldo

Etrange film sorti en 1973, sans paroles mais sonore, rythmé des bruits de la ville, mais surtout des cris et des mugissements des protagonistes qui nous font mesurer la distance qui nous sépare de l’esprit de mai 68.
Michel Piccoli y incarne un ouvrier frustré, opprimé sur tous les plans (professionnel, libidinal), et qui décide de sortir de la civilisation pour vivre en homme des cavernes. Licencié de l’entreprise où il accomplissait une tâche des plus inutiles, il se mure littéralement dans une pièce de l’appartement qu’il partage avec sa vieille mère et sa soeur, une adolescente exhibitionniste. Une fois la pièce isolée du reste de l’appartement, il casse à coup de massue le mur extérieur et jette meubles et gravats dans la cour. Cette séquence aux allures de performance d’art contemporain dure plusieurs minutes. Elle consiste à transformer une pièce d’appartement en grotte sur cour. Piccoli transporte des pierres avec une brouette, fait du ciment et sculpte, comme le ferait un artiste, sa nouvelle habitation rudimentaire.
Le voici à présent heureux occupant d’une caverne à laquelle il accède par une échelle de corde depuis la cour de son immeuble. Son geste libérateur va en entrainer d’autres sur la même voie, à commencer par son voisin d’en face interprété par Coluche, qui l’imite en cassant lui aussi son mur de façade. Le néo-sauvage est rejoint par sa jeune soeur avec qui il entretient des rapports incestueux, ainsi que parun maçon envoyé pour reboucher le trou de la grotte, admirablement interprété par Patrick Dewaere. Le crescendo est atteint avec l’épisode des CRS capturés, brochés et dévorés par les néo-sauvages. C’est probablement la séquence qui rend aujourd’hui ce film infréquentable.

La fin de Themroc peut être considérée comme un manifeste contre l’urbanisme. Le principe de la reconversion d’une pièce d’appartement en grotte est érigé en acte de résistance face à l’écrasante uniformisation urbaine des années 1970. Ce manifeste filmé, burlesque et radical, surprend aujourd’hui pour la palette d’acteurs qui y ont contribué, la plupart gracieusement.
Il est aussi un témoignage de la contemporanéité de la critique de l’habitat moderne avec les grands chantiers de la reconstruction. En France, la ville fonctionnaliste est perçue comme une dystopie sécuritaire, dépourvue de vie et de plaisir, pendant que se construisent les grands ensembles des principales villes. Les années 1970 vont voir, pour la première fois, des projets de rénovation urbaine arrêtés par suite de leur rejet par la population.
La virulence du film trouve peut être une explication dans cette opposition, largement partagée, à l’urbanisme moderne. Il est aussi un indice de la popularité des thèses de la contre-culture de l’après 68, comme par exemple, celle de la sortie de la civilisation ou de l’exode des villes, perçues comme des hauts-lieux de l’aliénation et du mal être.

Chroniques du déconfinement : l’île Derborence de Gilles Clement.

Derborence est le nom d’une forêt valaisanne, où se situe un roman de montagne de Ramuz, autour d’un revenant. Quelqu’un que l’on croyait perdu à jamais revient au village, à la grande stupeur des siens.
La parcelle secrète qui en porte le nom, dans le parc Matisse à Lille, pourrait tout aussi bien être une affaire de revenant. Juchée à sept mètres sur un plateau inaccessible, cette portion de nature imaginée par Gilles Clement est à l’abri des usagers du parc, qui ne peuvent ni la traverser ni l’observer intégralement. Ils ne peuvent que la contempler en contre-plongée du bas des falaises rigidifiées qui la délimitent.
Cette parcelle en retrait est d’une grande importance pour la faune et la flore du parc, qui y trouvent un environnement épargné de toutes les nuisances, mais aussi de toutes les attentions qui altèrent le vivant dans les espaces verts urbains. Sur un plan symbolique, cette île constitue un arrière-pays imaginaire, une forêt idéale à l’abri de la fréquentation et même de la simple observation qui lui ôterait son aura d’inaccessibilité.

Pour le vivant, elle est un refuge absolu, offrant aux oiseaux 2500 M2 de nature intacte. Taillée en négatif dans une montagne de gravats, l’île Derborence est surtout un concept où s’appliquent de façon exemplaire les qualités du tiers paysage : ces espaces abandonnés, laissés en friche, sans valeur car inexploitables, où la nature reprend ses droits et laisse se développer des milieux propices à la vie. L’île Derborence, encerclée par une pelouse homogène, raconte l’importance de ces délaissés qui permettent au vivant d’y trouver refuge, en marge des terres agricoles aseptisées. Tel l’îlot mental que reconstitue l’astronaute à la fin de Solaris de Tarkovsky, l’île met en scène une utopie de biodiversité au cœur d’un parc urbain. Une façon de revisiter la fable de l’îlot de nature intacte qui nourrit l’imaginaire des parcs, du 18e siècle à nos jours.

Architecture et agriculture: trajectoires communes

Initialement montrée à la Triennale d’Architecture de Lisbonne en 2019, l’exposition Agriculture and Architecture: Taking the Country’s Side, s’était ouverte en février à Archizoom, la galerie de l’EPFL, avant d’être fermée dans le cadre des mesures préventives pour ralentir la progression du COVID-19.

Voici un extrait de l’entretien de Sébastien Marot, philosophe et professeur d’histoire environnementale, publié en trois volets par la revue l’Architecture d’Aujourd’hui.

Christophe Catsaros : Le propos de l’exposition Agriculture and Architecture. Taking the Country’s Side présuppose un lien intrinsèque entre la campagne et la ville. L’intention qui se profile est celle de défaire l’antinomie entre le milieu rural et le milieu urbain et de montrer que ces deux entités ont toujours été liées.

Sébastien Marot : L’hypothèse qui est à l’origine de cette exposition est que l’agriculture et l’architecture sont deux disciplines jumelles. Elles sont nées en même temps, avec la révolution néolithique. Au même moment, on a vu apparaître, d’un côté la domestication des plantes et des animaux, et de l’autre les hommes, qui, en devenant sédentaires, se sont mis à construire en dur. L’agriculture et l’architecture sont prises dans un processus auto-catalytique dans lequel elles s’encouragent mutuellement. Afin de réfléchir aux rapports entre ville et campagne, il me semble important de s’interroger sur l’origine de ce lien. Le simple fait de mettre en évidence cette complémentarité est instructif. Par la suite, il s’agit de voir comment elle a évolué au cours des millénaires et surtout de ces cinq derniers siècles, avec les transformations considérables issues de la révolution industrielle et plus généralement la montée en puissance de l’économie de marché. Si ces deux évolutions ont produit des effets voisins, tant sur l’agriculture que sur l’urbanisme, elles ont aussi contribué à une forme d’éloignement des deux disciplines, à une perte de conscience de leur complémentarité.

CC : La modernité de Chicago est aussi celle de ses abattoirs. L’idée que la révolution industrielle trouve son origine dans une révolution agricole est évoquée dans l’exposition. Est-ce la capacité de cultiver différemment, massivement et plus intensément, qui a finalement ouvert la voie à l’industrialisation ?

SM : Disons qu’une forme de « rationalisation » ou de simplification, liée à l’émergence de l’économie de marché, au mouvement des enclosures et à la captation coloniale, a préparé le terrain. Comme toujours, il est difficile de savoir ce qui est premier, la poule ou l’œuf, et cela vaut aussi pour la révolution néolithique. Les préhistoriens sont partagés sur le fait de savoir si c’est la sédentarisation qui a conduit les humains à maîtriser les convertisseurs énergétiques que sont les animaux et les végétaux, ou, à l’inverse, si c’est parce qu’ils ont adopté la culture et l’élevage qu’ils se seraient sédentarisés. Sur cette question, je ne suis pas en mesure de trancher. En revanche, ce que l’on peut observer, c’est qu’il existe une certaine coïncidence entre les deux phénomènes. De la même manière, il y a eu, pendant la révolution industrielle, une coïncidence entre la simplification de l’agriculture intensive, générée par la monoculture, et cette autre simplification propres aux économies d’échelle que permet le recours aux énergies denses. Les mutations qui affectent l’agriculture et l’industrie sont analogues. Il y a une concomitance, sans que l’on puisse dire si ce sont les unes qui rendent possibles les autres.

CC : Ce qui apparaît très clairement dans l’exposition, c’est que les mêmes progrès en chimie vont changer l’industrie autant que l’agriculture.

SM : Matthieu Calame, ingénieur agronome, expert des problématiques agricoles et alimentaires, montre bien qu’au XIXe siècle, la chimie permit de comprendre un peu mieux ce qui fait pousser les plantes, le rôle des minéraux et des phosphates dans ce processus. Dans le sillage du chimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873), la chimie organique a notamment permis d’identifier le rôle de l’azote dans la croissance des végétaux. Liebig lui-même s’érigeait contre la façon dont les nations industrialisées, à commencer par l’Angleterre, pillaient les réserves d’azote minéral d’autres régions (les ossements des champs de bataille de Waterloo ou des catacombes de Sicile, les montagnes de guano des côtes du Pérou, etc.), pour enrichir des sols qui se sont appauvris suite au développement des monocultures. Et c’est ce constat qui a poussé les chimistes à rechercher des moyens de convertir l’azote atmosphérique, ce qui s’est produit au début du XXe siècle avec le procédé Haber-Bosch, celui de la synthèse de l’ammoniac. C’est l’hydrogénisation de l’azote qui va rendre possible les engrais artificiels. Le problème est que ce procédé est très énergivore, et qu’il n’aurait pas été utilisé pour l’agriculture s’il n’avait été à la base de l’industrie des explosifs, développée pendant la Première Guerre mondiale. Ce procédé militaro-industriel a donc été reconverti dans l’agriculture dans la seconde moitié du XXe siècle.

François Kollar, 1931

Chicago, c’est encore une autre histoire. On y a vu se déployer un théâtre d’opération reposant sur les nouveaux moyens de transport. C’est cette évolution dans le transport et le conditionnement qui a créé une distanciation entre les lieux de production et les lieux de transformation. C’est un processus qui s’est généralisé au XXe siècle, à la faveur des deux guerres mondiales. Ces deux guerres ont provoqué une espèce de mobilisation industrielle autour de certains procédés militaires, qui ont trouvé par la suite une application dans l’agriculture. La reconversion des procédés de l’industrie militaro-industrielle dans l’agriculture concerne toute la chaîne de production : le transport, le conditionnement, les engrais, ou encore les pesticides (autre innovation qui trouve son origine dans les gaz organochlorés, également développés par Fritz Haber et Carl Bosch pendant la Première Guerre mondiale). Quant aux herbicides, ils ont surtout été déployés pendant la Seconde Guerre mondiale, pour détruire les rizières japonaises. De même pour les barbelés. Si on les utilisait déjà aux États-Unis au XIXe siècle, c’est leur utilisation pendant la Première Guerre mondiale qui a stimulé leur développement.

Et les transferts ne s’arrêtent pas là. Outre le passage du tank au tracteur, la logistique d’approvisionnement des fronts a ouvert la voie, une fois la guerre terminée, à l’industrie des aliments conditionnés, la culture des conserves. Certes, ces transferts technologiques ne concernent pas que l’agriculture. C’est la même histoire pour le béton. On sait ce que le renforcement de la filière après 1945 doit à l’usage qui en a été fait pendant la guerre, en particulier par les Allemands. Il y a donc un lien étroit entre l’effort de guerre et les progrès technologiques. Mais l’agriculture a sans doute été l’un des principaux théâtres d’opération du recyclage de l’industrie de guerre.


La suite de l’entretien est disponible sur le site de la revue L’architecture d’Aujourd’hui

Six histoires de confinements cinématographiques

Le confinement qui s’applique à une majorité d’Européens peut être l’occasion de revisiter quelques grands films qui en ont fait leur sujet. Cela afin de questionner la portée politique et plus généralement le sens qui a été donné par les cinéastes à l’enfermement domestique. Suivre scrupuleusement les mesures ne doit pas empêcher d’y réfléchir et de les considérer avec un regard vigilant et critique !

Pousse Michel! Une des scènes cultes de La Grande Bouffe, de Marco Ferreri, 1973.


La Grande Bouffe (1973) de Marco Ferreri

Le plus beau film de Ferreri, et son plus grand succès cinématographique, malgré la controverse à sa sortie en 1973. Quatre « mâles alpha » cinquantenaires, un pilote de ligne, un juge, un chef cuisinier et un présentateur de télévision, admirablement interprétés par Piccoli, Mastroianni, Noiret et Togniazzi se retrouvent dans une grande maison parisienne pour manger jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ils sont rejoints par l’institutrice de l’école voisine (Andréa Ferréol) qui les accompagnera jusqu’au dernier. Les plats exquis se succèdent, rythmés d’épisodes grotesques, dans cette fable anti-consumériste d’une rare férocité. Ferreri, en anarchiste convaincu, transforme un suicide collectif en ultime chant du cygne d’êtres cyniques mais non dépourvus de sensibilité et de beauté.

L’ange exterminateur.

L’Ange exterminateur (1962) de Luis Buñuel

Une assemblée de bourgeois se trouve confrontée à un phénomène des plus étranges. Au moment de quitter une fête somptueuse, aucun des convives ne parvient à franchir le seuil de la salle de réception. Tous restent là, contraints par une force majeure qu’ils ne comprennent pas. Progressivement les formalités sont abandonnées au profit d’un laisser-aller généralisé qui va vite se transformer en théâtre de la grossièreté. L’assemblée distinguée devient égoïste, mesquine et laide. Buñuel expose ainsi tel un peuple d’insectes dans un vivarium, la bourgeoisie dans tous ses états.

Les fainéants de la vallée fertile.

Les Fainéants de la vallée fertile (1978) de Nikos Panayotopoulos

Film rare de 1978 basé sur la nouvelle d’Albert Cossery, Les Fainéants de la vallée fertile raconte le confinement de quatre hommes et de leur docile servante. Suite à un héritage, un père bienveillant accueille ses trois fils dans une maison où ils vont pouvoir vivre sans avoir à travailler. Le quartet d’hommes célibataires, de plus en plus dépendants de la servante, va s’enfoncer progressivement dans un état de léthargie quasi perpétuel. Plus le temps passe, plus le moindre déplacement devient difficile. Le père, en grand organisateur de cette hibernation collective ne redoute qu’une chose : que le plus jeune de ses fils, amant de la servante, mette à exécution ses menaces d’aller travailler en ville. Il n’ira jamais plus loin que le jardin de la villa.

Le Décaméron de Pasolini.

Le Décaméron (1971) de Pier Paolo Pasolini

Pendant une épidémie de peste, une bande de jeunes Florentins quitte la ville décimée pour s’installer dans une villa à la campagne où ils vont se distraire en se racontant des histoires. Basé sur le Décaméron de Boccace, le film de Pasolini est un hymne à l’amour libre.
L’absolu opposé d’un film qui en constitue l’abjuration, selon le terme qu’emploie Pasolini à son sujet : Salo (1975), adaptation du texte de Sade, dans lequel il met en scène des jeunes gens séquestrés et forcés de « s’instruire » à la faveur des récits à caractère pornographique qui leur sont contés par les « narratrices » et les « scélérats » de la villa où ils sont confinés. Si le récit joue dans Salo le rôle d’un apprentissage de la servilité et du consentement, dans Le Décaméron, il s’agit plutôt d’apprendre à s’aimer librement.

The Servant de Joseph Losey.

The Servant (1963) de Joseph Losey

Un aristocrate londonien se voit vampirisé par son domestique, être enchanteur et machiavélique joué par Dirk Bogarde. Dans le huis clos de la demeure bourgeoise, le rapport gentilhomme – serviteur va être progressivement inversé jusqu’à l’humiliation complète du maître. Le lien inversé qui se met en place va bien au-delà d’une réflexion sur le sado-masochisme, constituant à certains égards une illustration de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave.
L’esclave, initialement soumis et dépendant de son maître, parvient à inverser le rapport de force par le travail et la nature essentielle de son asservissement dans l’établissement de la supériorité de son maître. Nul n’est maître sans un esclave, autrement dit l’esclave est le maître inavoué du maître.

Canine, de Yorgos Lanthimos.

Canine (2009) de Yorgos Lanthimos

Un père pourvoyeur et hyper-protecteur élève ses trois enfants dans le huis-clos familial d’une villa isolée. La fratrie grandit dans l’ignorance du monde réel, persuadée qu’une mort affreuse les attend s’ils franchissement le portillon de la demeure familiale. L’univers des trois enfants bientôt devenus adultes est un vase clos auto-référentiel, dérisoire et destructeur, où les apprentissages et les loisirs ne doivent jamais laisser entrevoir un ailleurs. Lanthimos règle ainsi ses comptes avec la famille nucléaire et son idéal morbide de sécurité domestique.

Eyal Weizman interdit d’entrer aux Etats-Unis

L’architecte et chercheur Eyal Weizman devait se rendre à Miami pour une exposition majeure de Forensic architecure, le projet incisif mêlant investigation, politique et urbanisme dont il est l’instigateur. Son visa a été révoqué.

Avant Forensic Architecture, Eyal Weizman s’était fait connaître pour l’acte de censure dont son travail avait fait l’objet. C’était en 2002 et l’association israélienne des architectes envoyait au pilon la première version de Une occupation civile, l’ouvrage dont elle assurait pourtant l’édition. L’étude incisive de Weizman, devenue aujourd’hui incontournable, décryptait à la façon d’un dossier d’accusation le caractère stratégique et expansionniste de la planification des colonies de peuplement israéliennes en Cisjordanie.
Forensic architecture reconduit la même disposition critique à des dizaines d’autre situations conflictuelles dans le monde entier. S’appuyant sur les données cartographiques publiques et des séquences filmées, le projet reconstitue avec rigueur le déroulement et l’ampleur de crimes de guerres, d’assassinats politiques ou de bavures non revendiquées commises lors de conflits armés. Chaque chapitre de Forensic architecure pourrait être le dossier d’accusation d’un procès.
Si son travail n’a pas nécessairement une vocation juridique, il a servi à plusieurs reprises de support à des actions à l’ONU ou la cour pénale internationale. Plus globalement, Forensic architecure vise à rétablir le lien brisé entre image et vérité, par d’analyse méthodique de séquences filmées.

Cloud bombing atlas

Un des projets les plus récents, Cloud bombing atlas cherche a établir les faits et la chronologie de bombardements meurtriers dans différents conflits, à partir du panache de fumée d’explosions filmées ou photographiées. En combinant plusieurs sources, téléphones portables, caméras de surveillance, journaux télévisés, la démarche reconstitue en volume la trace visuelle de l’explosion : celle de la fumée qui s’élève du lieu d’impact.
Chaque cas étudié donne lieu à une maquette ainsi qu’à un court film documentaire reconstituant le contexte et les effets du bombardement. Le panache matérialisé illustre le potentiel de la méthode combinatoire de fragments d’images dans la reconstitution des faits. Forensic Architecture combat le feu par le feu. Au scepticisme croissant, conséquence de la prolifération des fausses informations et des images trafiquées, l’équipe de Weizman oppose une enquête combinatoire, qui repose précisément sur la multiplicité des sources. Le projet transforme ainsi la principale cause de perte de crédibilité des images, leur prolifération, en support d’un nouvel accès à la vérité.

The Architect’s Newspaper a publié l’intégralité de l’annonce d’Eyal Weizman concernant l’interdiction dont il a fait l’objet.

Eloge des abattoirs

L’abattoir relève de la religion en ce sens que des temples des époques reculées (sans parler de nos jours de ceux des hindous) étaient à double usage, servant en même temps aux implorations et aux tueries. Il en résultait sans aucun doute (on peut en juger d’après l’aspect de chaos des abattoirs actuels) une coïncidence bouleversante entre les mystères mythologiques et la grandeur lugubre caractéristique des lieux où le sang coule. (…) Cependant de nos jours l’abattoir est maudit et mis en quarantaine comme un bateau portant le choléra. Or les victimes de cette malédiction ne sont pas les bouchers ou les animaux, mais les braves gens eux-mêmes qui en sont arrivés à ne pouvoir supporter que leur propre laideur, laideur répondant en effet à un besoin maladif de propreté, de petitesse bilieuse et d’ennui : la malédiction (qui ne terrifie que ceux qui la profèrent) les amène à végéter aussi loin que possible des abattoirs, à s’exiler par correction dans un monde amorphe, où il n y a plus rien d’horrible et où, subissant l’obsession indélébile de l’ignominie, ils sont réduits à manger du fromage.

Georges Bataille, Dictionnaire critique de la revue Documents, « Abattoirs », 1929.

Du lexique que Georges Bataille publie en 1930 dans la revue Documents, les architectes connaissent souvent l’article consacré à l’architecture. Ils sont moins nombreux à citer celui qui se réfère aux abattoirs, sujet qui pour Bataille n’est pas moins traversé par la question de l’aliénation moderne et celle de sa manifestation dans la forme urbaine. Le lien avec l’architecture est moins évident, mais tout aussi structurant. L’abattoir est pour Bataille une infrastructure métonymique, un lieu qui par son fonctionnement révèle quelque chose de la société dans son ensemble. Par delà la définition courante des abattoirs comme établissement où le bétail est transformé en viande comestible, il y a l’appréhension symbolique d’un lieu qui met en scène la société dans sa dimension mortifère. L’abattoir est ce lieu où s’expose au grand jour une funeste mécanique, constitutive des sociétés humaines. On peut y mesurer non pas la souffrance des bêtes, rendue infinie par la mécanisation des processus, mais l’esprit d’une civilisation dont l’économie repose sur le crime. Pour Bataille, cet envers du décor où le vivant, pris dans une machine de mort, se transforme en produit est fondamentalement moderne. Sa définition en fait l’un des rares endroits où notre société se met à nu et se montre telle qu’elle est. Faut-il rappeler que l’article de Bataille sur les abattoirs ne précède que de quelques années les massacres des camps et les bombardements de la Seconde Guerre mondiale ?

Comme pour la plupart des concepts de Bataille, les choses sont plus compliquées qu’elles n’apparaissent en première lecture. Dans cet article, c’est moins la cruauté de notre condition qui est dénoncée que l’hypocrisie de ceux qui en détournent le regard. La cible du texte est moins la sauvagerie des bourreaux que la lâcheté de ceux qui choisissent d’ignorer la cruauté des mécanismes auxquels ils participent, sciemment ou inconsciemment. Les abattoirs modernes avec leurs rampes d’accès courbes et anxiolytiques, leurs espaces de confinement, leurs convoyeurs d’abattage mécaniques racontent moins la part de la mort que le déni de celle-ci, sous l’emprise de la peur, pierre angulaire de l’ethos bourgeois.

C’est ainsi que l’abattoir, relégué à la périphérie de la cité devient le vecteur de l’amnésie programmée que l’on appelle raffinement. Le fromage est à la viande ce que l’ornement est à la fonction. Il résume ironiquement ce déni qui consiste à refuser de voir la nature des choses et des rapports de force qui conditionnent la cité. L’apologie de l’abattoir par Georges Bataille est une invitation à tenir compte de tous les aspects de la vie, même les plus cruels et intenables. Cela non pour vivre comme des brutes, mais plutôt pour ne pas continuer à agir comme des brutes tout en se pensant épris de finesse.

Le rêve américain du candidat Griveaux – De l’usage des bonnes idées en période électorale.

Haussmanhattan, de Luis Fernandes.

Tout Paris ricane. Tous se moquent de l’idée de Benjamin Griveaux, candidat LREM aux municipales, de créer un « Central Park » dans Paris intramuros en déplaçant vers la Villette, l’une des cinq grandes gares de la capitale, celle de l’Est. Les parodies se succèdent, tournant en dérision tantôt le fond de la proposition, jugée complexe voire impossible, tantôt son esprit, naïvement mimétique, s’inspirant du lointain sans vraiment se demander si ce qui a été possible pour New York il y a 150 ans peut aussi s’appliquer à Paris en 2020. 
Faire Central Park à Paris, c’est un peu comme la mode qui a consisté à planter des palmiers le long des avenues des villes de la Côte d’Azur pour se donner un air de Beverly Hills. La droite n’a pas d’idées, et quand elle en a, ça fait rire tout le monde. 
Pourtant, derrière la proposition utopique du candidat Griveaux, se cache une véritable nécessité que les détracteurs du projet feraient mieux de considérer avec plus d’attention. Déplacer une gare parisienne au-delà du périphérique est une mesure de bon sens qui aurait dû s’appliquer à toutes les grandes gares de la ville.
 Aujourd’hui, pour chaque dix voyageurs qui arrivent dans l’une des cinq grandes gares parisiennes, il y en a sept qui ressortent immédiatement pour rejoindre leur commune de résidence en banlieue. Les gares parisiennes desservent une métropole de 10,5 millions d’habitants, dont seulement 2,5 vivent à l’intérieur du périphérique.
L’emplacement actuel des gares est celui qui convenait à la capitale du 19e siècle : une cité de 4 millions d’habitants, dont 3 millions vivaient dans les arrondissements du centre. La métropole actuelle exigerait donc des gares placées le long du Grand Paris Express, afin d’éviter aux passagers de transiter par le centre ville pour des déplacements entre la province et la banlieue de Paris. Si Paris était la capitale du Japon, c’est ce qui aurait été fait. 
Mais Paris n’est pas Tokyo et elle s’accroche à son âge de gloire, le 19e siècle, où elle fut la capitale du monde. À cette crispation imaginaire et patrimoniale s’ajoute un argument immobilier. 
Si les déplacements ferroviaires parisiens venaient à être rationalisés, les gares actuellement transformées en centres commerciaux perdraient immanquablement une partie de leur clientèle. 
La proposition de Griveaux n’est pas seulement utopique dans le sens urbain du terme, elle est aussi  irréalisable au regard des réactions qu’elle ne manquera pas de susciter chez ceux qui ont des intérêts dans l’état dysfonctionnel actuel. 
Encore faudrait-il, pour qu’on puisse la prendre en considération, que ce déplacement ne soit pas envisagé comme une nuisance que l’on transfère du centre à la périphérie, mais comme un véritable apport pour la partie de la ville censée accueillir la nouvelle gare. 
Est-ce que l’argument choisi pour remettre cette idée sur la table était le bon? Probablement pas, mais la proposition a le mérite de placer l’intérêt public au-dessus des intérêts entrepreneuriaux de la SNCF, qui ne voit plus dans les gares que le potentiel de développement de sa branche immobilière, ou encore le confort d’une minorité  de voyageurs qui peuvent rentrer de la gare chez eux à vélo ou à pied. Pour une fois, ce n’est pas la droite qui aura été du côté des privilégiés.