La rationalité démonstrative de Renzo Piano. Sur l’ENS Paris-Saclay

Beaucoup a été dit sur la gerberette du centre Pompidou, l’élément structurel de ce gigantesque mécano et clé de voûte de sa conception constructive. La mise en évidence du système porteur, pour le plus médiatique des grands projets parisiens de la fin des années 1970, contient les germes d’une sensibilité qui s’est déclinée dans d’autres réalisations de Renzo Piano. Cette recherche d’équilibre entre fonction et expression parcourt l’ensemble de son œuvre. Si l’architecture de Renzo Piano devait être qualifiée par une seule qualité, ce serait sans aucun doute cette conviction que la fonctionnalité gagne à devenir manifeste.

La modernité architecturale n’a-t-elle pas toujours été démonstrative ? N’a-t-elle pas toujours cherché à restituer de manière lisible les concepts structurants de ce qu’elle rendait possible ? Il ne suffit pas d’être économe, sobre, utile et modulaire, il faut aussi le rendre sensible. Qu’il soit corbuséen ou miesien, ce principe de lisibilité n’a-t-il pas souvent consisté à prendre des distances avec le strict nécessaire, au nom d’une expressivité tectonique et d’une pédagogie du moderne ?
Si cette tendance s’est ressentie dès le commencement de la modernité, elle a trouvé dans le monument brutaliste de 1977 une formulation inédite. Les éléments du bâtiment sont proportionnés de manière à souligner son fonctionnement mécanique. La forme et l’épaisseur des poutres, des colonnes et des gerberettes ne dépendent pas seulement des qualités mécaniques et de l’économie du matériau dont elles sont faites, mais aussi de l’image qu’elles veulent renvoyer et de l’impression qu’elles veulent créer chez l’usager.

Les cheminées bioclimatiques de l’ENS.

Cette théâtralité constructive se retrouve aussi dans un jeu de couleurs caractéristique. Les tuyaux et les gaines sont verts, bleus, ou rouges selon qu’ils servent à transporter de l’eau, de l’air ou des personnes dans les axes de circulation verticale. De ce fait, le bâtiment assume un rôle évident d’artefact, qui s’adresse à la ville dans son ensemble. Cette particularité a placé le centre Pompidou sur un seuil : est-il déjà dans la post-modernité, ou s’agit-il plutôt d’une forme tardive de brutalisme ? Probablement les deux, l’édifice incarnant la transition entre ces deux époques.
Cette mise en scène de la technique constructive n’est pas sans rapport avec les choix architecturaux déployés à l’ENS, un projet d’envergure réalisé sur le nouveau campus de Saclay. Là aussi, certains attributs fonctionnels sont proportionnés en fonction de leur potentiel démonstratif. Là aussi, la matérialisation d’un projet d’envergure comprend des enjeux de lisibilité structurelle et d’expressivité constructive. Mais avant d’en arriver à ce trait d’écriture de Renzo Piano, et à la façon dont il a été décliné à l’ENS, il est utile de replacer ce projet de nouvelle école dans son contexte de réalisation.

L’ENS, pièce maîtresse d’un cluster d’enseignement d’envergure

L’ENS Paris-Saclay fait partie du plus ambitieux projet de développement d’un pôle d’enseignement et de recherche jamais entrepris en France. Il préconise la concentration de tout ce que le pays a de plus performant en matière de recherche scientifique, avec pour ambition de figurer dans les meilleurs classements internationaux.
Sur le plan territorial, le nouveau campus opère un changement de modèle, substituant au campus traditionnel, monofonctionnel et excentré, le principe d’une véritable cité du savoir pensée comme une ville. Saclay est au campus traditionnel ce que la ville nouvelle de Delouvrier fut à la cité-dortoir : un saut qualitatif par le changement d’échelle et le télescopage des fonctions et des usages tenus à l’écart jusque-là. C’est certainement un point de départ pour tenter de comprendre le fonctionnement de l’ENS au sein du campus de Saclay. Ce campus sera une ville, avec des habitations, des commerces, des espaces de loisir et tout ce qui compose un environnement urbain.

L’ENS est un élément d’un vaste système qui consiste à mutualiser des usages et des équipements au sein d’une cité consacrée à l’enseignement et la recherche. Au lieu d’îlots séparés, le plan de Saclay fait entrer en synergie plusieurs entités complémentaires.

L’ENS fonctionne comme une micrographie de ce vaste projet de mutualisation. Elle rejoue à son échelle les principes qui déterminent l’ensemble du campus de Saclay : la concentration, la complémentarité, la porosité entre des départements et des secteurs distincts.
Dans le cas de l’ENS, ce programme s’est concrétisé par la concentration, sur trois hectares seulement, de l’ensemble des laboratoires et amphithéâtres qui se trouvaient auparavant dispersés sur les treize hectares de l’ancien site de Cachan. Sur le plan pédagogique, cette concentration représente une révolution, pour les proximités qu’elle crée entre les différents laboratoires, mais aussi entre recherche et enseignement au sein d’un même laboratoire. Enfin, sur le plan de l’urbanisme, elle constitue un changement de modèle, opérant une véritable transition entre le modèle urbain fonctionnaliste et celui d’une ville dense et hyper-connectée.

Cette reconfiguration d’envergure a commencé en 2011, avec la décision prise par l’ENS de rejoindre le nouveau pôle d’enseignement et de recherche sur le plateau de Saclay. Renzo Piano est intervenu dans ce projet en 2014, lorsqu’il a remporté le concours pour cette nouvelle école qui devait réunir dans un ensemble unitaire les éléments dispersés qui la composaient. La première étape a été celle d’une consultation attentive, visant à réorganiser l’ensemble des douze départements d’enseignement, des treize laboratoires de recherche et des trois instituts interdisciplinaires de recherche qui constituent l’ENS. Le nouveau projet permettait de créer des synergies entre des équipes qui avaient jusqu’à présent évolué de manière isolée dans leurs propres locaux. Le bâtiment unitaire, sorte d’usine urbaine verticale, permet par sa forme des rapprochements et des collaborations qui auraient difficilement pu avoir lieu dans l’ancienne configuration.
Dans cette perspective, l’emplacement et la taille des laboratoires ont été réévalués en fonction des orientations souhaitées et des évolutions technologiques. Certaines machines encombrantes n’avaient plus leur place, tandis qu’il fallait en installer de nouvelles. Hélène Gobert, directrice du projet de construction de l’école, a considéré que malgré le travail de mise à jour réalisé, il existait entre 2014 et 2021 de nouvelles évolutions, de nouveaux impératifs dont on ne pouvait tenir compte sept ans auparavant. Une école comme l’ENS avait besoin de rester au plus près des évolutions technologiques dans le domaine de la recherche scientifique. Elle a donc misé sur une modularité accrue, quasi industrielle, et sur la grande adaptabilité de ses espaces. Concrètement, cela a pris la forme d’un bâtiment orthogonal de quatre niveaux côté nord et de trois niveaux côté sud, organisé autour d’un jardin arboré d’environ un hectare. Des coursives extérieures desservent toutes les salles et fonctionnent comme des balcons. L’orthogonalité et le caractère unitaire déterminent l’ensemble, caractérisé par ailleurs par sa transparence. De la rue, on peut voir les machines à l’œuvre, qui ont été installées au rez-de-chaussée en raison de leur poids, ainsi que pour atténuer certaines nuisances comme le bruit et les vibrations.

Cette disposition orthogonale se traduit par une signalétique qui transforme les trois hectares de terrain en gigantesque grille cartésienne. L’abscisse (une lettre) et l’ordonnée (un chiffre) déterminent pour chacun des points du bâtiment un identifiant unique affiché sur les sols et les murs. Ces repères suffisent pour savoir dans quel sens évoluer. Au vu de la grande efficacité de ce système, on se demande pourquoi il n’a pas été plus souvent utilisé dans des grands bâtiments unitaires et labyrinthiques. La rationalité de la conception se vérifie tant dans la signalétique que dans l’écriture architecturale globale, d’un modernisme simple et sans ambiguïté. Elle se confirme d’ailleurs dans le mode de construction employé : celui du béton préfabriqué.

L’air rafraîchi par l’eau de pluie récupérée, les stores ajustables et l’accès aux coursives qui parcourent toutes les façades constituent un système passif de régulation de l’environnement intérieur.

Si les stores reposent sur un fonctionnement automatique, sensible à l’ensoleillement, l’ouverture des portes vitrées donnant sur la coursive reste du ressort des usagers. La plupart des espaces, bureaux ou laboratoires en disposent. Le bâtiment combine ainsi les avantages d’une gestion centralisée et la liberté de modifier son environnement de travail.
Contrairement au confinement climatisé qui prévaut dans la plupart des bâtiments à vocation scientifique, l’ENS témoigne d’une volonté d’ouverture sur l’extérieur. Outre les coursives, l’accessibilité du jardin contribue à cette porosité accrue entre le dedans et le dehors. En offrant la possibilité de quitter l’espace hermétique d’un laboratoire ou d’un bureau, ce système de circulation privilégie les croisements non planifiés tout en contribuant à la qualité de vie des usagers.
Le bâtiment fait donc preuve d’une grande adaptabilité malgré sa rigidité apparente, faite d’angles droits et de surfaces vitrées. En effet, cette rigueur formelle est rapidement contrebalancée par le rôle structurant du jardin. S’inspirant du principe des cloîtres, il est le premier élément que l’on traverse avant d’accéder aux différentes parties de l’école. Pour comprendre le fonctionnement du jardin de l’ENS, il est nécessaire de prendre en considération deux aspects importants du territoire d’implantation : sa vocation agricole, appelée à se poursuivre, et la stratégie urbaine en jeu au cours des premières opérations d’implantation de laboratoires de recherche et d’enseignement sur le plateau de Saclay, dans les années 1950.

Le campus de Saclay et la non-ville moderniste

Si la seconde moitié du xxe siècle a vu proliférer en France les campus fonctionnalistes, le premier quart du xxie siècle a consisté à les remettre en question pour en corriger les principaux défauts, à savoir leur cloisonnement et leur absence d’urbanité. Lieux d’apprentissage repliés sur eux-mêmes, les campus des Trente Glorieuses sont désespérément dépourvus de vie. Ils souffrent de la même pathologie que les quartiers d’affaires ou les cités-dortoirs : leur organisation univoque en fait des lieux sans intérêt en dehors de leur vocation et de leurs tranches horaires de fonctionnement.
Le projet de Saclay tel qu’il se configure au tournant du millénaire consiste à ajouter à un campus fonctionnaliste les éléments qui lui faisaient défaut. Il s’agissait de densifier, d’ouvrir des îlots cloisonnés, d’introduire une mixité d’usages, de créer des liaisons à partir d’une trame fonctionnaliste traditionnelle.
Dans les années 1950 et 1960, l’augmentation des effectifs et le manque de place dans les établissements universitaires en centre-ville ont donné lieu à une stratégie de développement de nouveaux pôles universitaires en périphérie des villes. À l’idée d’un développement fonctionnel des lieux de recherche et d’enseignement se sont adjointes des considérations moins avouables, comme le fait de tenir à l’écart des centres-villes une jeunesse agitée et politiquement explosive.

Vue aérienne du Centre d’études nucléaires de Saclay en 1960, Archives CEA.

Le développement du RER en région parisienne facilitera cette stratégie de transfert depuis des centres-villes saturés vers leurs périphéries en devenir. Les nouveaux satellites voués à l’enseignement sont forcément généreux en espaces verts, fonctionnels et accessibles en automobile, à l’image des nouveaux quartiers résidentiels qui voient le jour un peu partout en France. Le premier campus de Saclay participe de cette première vague de modernisation des lieux d’enseignement et de recherche, construits le plus souvent selon la doctrine générique fonctionnaliste d’unités repliées sur elles-mêmes. Notons tout de même qu’un des premiers actes du campus de Saclay se distinguent par sa qualité architecturale. Le centre de recherche sur le nucléaire réalisé par Auguste Perret témoigne d’un soin constructif que l’on rencontre rarement dans ce type de programme, souvent peu soucieux de leur architecture puisque secrets et inaccessibles. Le CEA de Perret se présente comme un ensemble moderniste aux références classiques, très différent des abris sans qualité qui accueillent habituellement la recherche scientifique. Il demeure jusqu’à ce jour un joyau architectural invisible.

Des îlots clos aux îlots ouverts

La question de l’insularité et de son dépassement se pose aussi dans le cas de l’ENS et du quartier dans lequel il s’insère, le Moulon. L’enjeu de l’ENS est moins de concilier un objet hautement confidentiel et la monumentalité de l’architecture qui l’abrite, que de faire coexister deux conceptions antagonistes du campus : celle moderniste faite d’îlots autonomes et détachés les uns des autres, et celle actuelle d’un ensemble composé d’îlots interdépendants qui interagissent et recréent de la ville. Le quartier du Moulon à Saclay semble traversé par un impératif qui peut paraître contradictoire : il faut poursuivre sur la voie d’un urbanisme rectiligne fait de grands axes et d’entités séparées, tout en œuvrant pour l’interdépendance, la transversalité et la porosité entre les différents îlots qui le constituent. Le campus de Saclay incarne donc le basculement d’une organisation fermée vers une organisation ouverte. À cela s’ajoutent les logements, les commerces qui doivent à terme transformer le Moulon en véritable quartier urbain.
La desserte métropolitaine atteindra Saclay en 2026 avec le premier tronçon de la ligne 18 qui reliera le campus à la gare RER de Massy-Palaiseau. Elle sera l’acte final qui fera basculer Saclay d’un modèle vers l’autre. En attendant cette liaison qui achèvera la mutation du campus, Saclay reste en suspens, chantier ouvert, mû par le désir de repenser le rôle des lieux de recherche et d’enseignement comme partie intégrante de la vie urbaine.

L’ENS, cloître poreux

Dans cette réflexion autour de la mutation du campus, l’ENS apporte une contribution spécifique. L’école comprend deux des plus grands auditoriums de campus, situés sur la façade sud de sorte qu’ils puissent être utilisés indépendamment de l’école. Dans la nouvelle doctrine interdépendante, chaque entité contribue à la communauté par l’apport d’un équipement mutualisé : l’ENS contribue avec un théâtre, CentraleSupélec de l’OMA offre une place publique couverte, et ainsi de suite. Chaque entité maintient un fonctionnement autonome tout en mettant en commun un équipement adapté aux besoins non pas de la seule école, mais de l’ensemble du campus. Dans le cas de l’ENS, l’autre élément qui pourrait être facilement mutualisé est le jardin.

© Michel Denancé

Un accès direct à l’extérieur sous l’un des deux amphithéâtres surélevés permet d’ouvrir le jardin au quartier du Moulon.
Dernier élément de cette quête d’urbanité inhérente à l’architecture de l’ENS : la transparence et la porosité qui caractérisent ses façades. Que ce soit pour les espaces plus confidentiels tels que les laboratoires, ou pour les espaces de convivialité comme l’auditorium, les lieux de restauration et la bibliothèque, l’ENS joue la carte de la transparence. En longeant le trottoir au nord du bâtiment, on peut observer cette scène inhabituelle de chercheurs qui manipulent des machines dont on ignore la finalité. Cette mise en évidence de fonctions habituellement tenues à l’abri des regards n’est pas sans rappeler le fonctionnement de la galerie sud du centre Pompidou. Dans les deux cas, la transparence anime et donne consistance à la rue. Elle lui restitue une fonction structurante et informative, un rôle qu’elle avait perdu en devenant une voie de desserte moderniste. Ouvrir visuellement le bâtiment sur la rue revient à lier de manière intrinsèque l’espace public et l’espace de l’école, sans nécessairement compromettre le fonctionnement des laboratoires.
Dans le cas de l’ENS, le bâtiment n’a pas seulement l’apparence d’une usine, il en a aussi certaines des fonctions. L’établissement comporte des laboratoires de pointe, dont certaines machines volumineuses pesant plusieurs tonnes. Renzo Piano ne file donc pas la métaphore lorsqu’il qualifie l’ENS « d’usine ». Rendre ces machines visibles depuis la rue est donc une manière de faire converger le fond et la forme, de reporter sur la façade l’information de ce qui se déroule à l’intérieur. Finalement, dans sa façon d’exposer des processus complexes que l’on ne rend généralement pas accessibles, l’ENS participe d’une évolution à propos de la place donnée à l’industrie dans la ville du xxie siècle. Après un siècle d’exil, la production industrielle, une fois débarrassée de ses nuisances, de la pollution et surtout du bruit, serait-elle sur le point de renégocier son retour au cœur des villes ? Plusieurs expériences aujourd’hui confirment ce retour de la production en milieu urbain, comme dans le cas de l’usine transparente de Volkswagen à Dresde.

RFR a été en charge de la conception des systèmes de façade.

Toutes proportions gardées et sans être un site industriel à proprement parler, l’ENS contribue à cette tentative de rendre à nouveau compatible le spectacle de la production industriel avec le milieu urbain.
Aujourd’hui, le campus traverse une étape intermédiaire entre son devenir ville, et la non-ville satellite qu’il était à son commencement. Le confinement et l’enseignement à distance n’allant pas dans le sens d’une activation des espaces d’enseignement, les abords de l’ENS donnaient au printemps 2020 l’impression d’un décor moderne déserté, qui n’est pas sans évoquer certains films d’Antonioni. Pourtant les éléments de son devenir-ville sont bien présents, et le campus évoluera forcément dans le sens d’une interaction entre les parties qui le constituent.

Une grande école autour d’une micro-forêt d’un hectare

Une fois cette vue d’ensemble posée, nous pouvons entrer dans les détails qui conditionnent l’architecture du nouveau bâtiment. Très rapidement, le jardin se révèle être la pièce maîtresse de la composition. Comme ce fut le cas pour la nouvelle bibliothèque nationale d’Athènes, la conception paysagère de l’ENS n’est pas un ornement qui viendrait parachever l’ouvrage. Elle est un élément de composition déterminant, présent dès le départ, et qui a évolué simultanément avec la conception architecturale. À Athènes, le jardin fait partie intégrante du bâti. Il en va de même pour le jardin de l’ENS, initialement conçu par Parcal Cribier décédé en 2015, et qui sera mis en œuvre par ses collaborateurs et notamment par Anne-Sophie Verriest, paysagiste de l’agence Après la Pluie.

Le jardin n’est pas un simple décor, ni le « vide » qui rend possible le « plein » du bâtiment. C’est un plein d’un autre type. Le parti pris d’une végétation dense, occupée par de nombreux arbres, notamment des érables et des conifères promis à grandir, préfigure le type de milieu qui va s’y développer dans quelques années. Il est aux antipodes du carré de verdure, et de ces espaces végétalisés impraticables que l’on retrouve dans de nombreux immeubles de bureau. Il est surtout le parfait opposé de l’espace vert moderniste, ouvert mais sans qualité.
Le jardin de l’ENS est un espace circonscrit, dense et structurellement lié au bâti par de nombreuses interactions. Il s’agit d’un espace de vie avec des circulations essentielles et des plantations en pleine terre sur près d’un hectare. Il comporte une végétation qui s’élèvera au niveau des bâtiments avec des effets de densité végétale qui permettent dès à présent de le qualifier de micro-forêt. Le jardin est déjà, et malgré le jeune âge des végétaux qui le composent, un élément constitutif de l’identité de l’ENS, conçu pour fonctionner comme un des nombreux espaces qualifiés de l’école, au même titre que les auditoriums ou la grande halle. Si ce fonctionnement rejoue le principe d’une complémentarité entre le jardin et le bâti que l’on observe à la fondation Niarchos à Athènes, il pousse l’interaction un peu plus loin puisque le végétal est conçu pour interagir physiquement et pas seulement visuellement avec les espaces intérieurs. Le jardin constitue un écosystème commun avec le bâti.
Le premier indice de cette complémentarité se remarque dans le choix de déployer le bâtiment sur les limites de la parcelle afin de libérer le plus d’espace possible au centre. Ce choix répondait déjà à une volonté de concevoir un espace végétal praticable au cœur de l’ensemble, sur le modèle du cloître. L’implantation du bâtiment tient aussi compte des particularités climatiques du plateau de Saclay et notamment du vent du nord glacé qui y souffle une partie de l’hiver, exposant la végétation au gel. L’immeuble fonctionne donc comme une enceinte protectrice pour le jardin en devenir. Mais l’interaction ne s’arrête pas là. En plus de la forme globale, les arbres ont été placés pour faire de l’ombre sur les façades exposées au sud.
La conception même de la façade – ses ouvertures, ses stores, ses balcons – semble préfigurer la proximité avec de grands arbres déployant leur feuillage protecteur sur les faces les plus exposées du bâtiment. Ainsi, le gradient de la végétation a été parfaitement ajusté aux orientations du bâtiment. La façade sur cour orientée sud sera ombragée par des espèces au feuillage persistant, les trois autres plutôt par des feuillus qui laisseront passer la lumière en hiver. Le choix des végétaux n’est pas sans importance. Le recours à de nombreux cultivars, en plus des espèces endogènes prescrites par le règlement, témoigne d’une conception malléable et théâtrale du jardin. Au gradient de la hauteur des arbres s’ajoute un gradient de l’origine des espèces avec, en bordure des espaces endogènes et au cœur de la parcelle, des espèces exogènes comme le sapin du Colorado, le pin pleureur de l’Himalaya, ou encore des espèces utilisées pour leurs palettes chromatiques qui changent au gré des saisons. De quelque côté que ce soit, la porosité entre le jardin et l’intérieur est forte puisqu’elle concerne non seulement la possibilité de regarder dehors depuis l’intérieur, mais aussi de voir l’intérieur depuis le jardin.
Finalement, on pourrait y voir une sorte d’égalité entre le jardin et les espaces de travail, une absence de hiérarchie qui, trop souvent, a fait de l’un l’accessoire de l’autre.

L’architecture de l’ENS. Efficacité et mise en scène.

Dans le projet global de constituer un pôle de recherche et d’enseignement à rayonnement international sur le plateau de Saclay, l’architecture joue un rôle décisif. Dans la lignée des campus américains et asiatiques qui conçoivent l’architecture comme une valeur ajoutée à la renommée d’une institution, Paris-Saclay convoque aussi des gestes forts pour constituer et faire rayonner ce pôle. Le quartier du Moulon dans lequel s’insère l’ENS ne manque pas de contributions éponymes : le parc conçu par West8, les deux bâtiments de CentraleSupélec par OMA et Gigon Guyer, trois résidences étudiantes par LAN, DATA et TANK, le lieu de vie par Muoto, le bâtiment d’enseignement de la physique par Dominique Lyon, l’Institut des Sciences Moléculaires d’Orsay par Klaus and Kahn, le Groupe scolaire par Dominique Coulon, ou encore le parking silo par GAP Studio. Sans parler de ce qui se trouve de l’autre côté de la N118 : le parc dessiné par Michel Desvigne, l’ENSAE ParisTech par Cab, mais aussi Francis Soler, Combarel et Marrec architectes, Grafton Architects, 51N4E, l’AUC, Bruther, Farrel et McNamara.
L’effort pour regrouper autant de propositions de haut niveau ne passe pas inaperçu. Au-delà du questionnement légitime sur le bien-fondé des stratégies de pôles d’excellence, soupçonnés de privilégier les meilleurs au détriment de l’ensemble et de l’enseignement de base, force est de constater que le campus de Saclay constitue une variante plutôt sobre et qualitative de l’architecture iconique. Globalement, les différents projets du campus semblent ajustés.

Ils s’accordent les uns aux autres, plutôt que d’entrer dans un antagonisme formel. L’esprit d’ensemble prend le pas sur la concurrence qui prévalait encore il y a peu dans des opérations urbaines de cette ampleur.
Parfaitement ajustée à cet esprit d’ensemble, l’ENS témoigne d’une intention architecturale affirmée et radicale, sans pour autant être ostentatoire. Si la sobriété et le rationalisme du projet l’empêchent de glisser dans la catégorie des architectures iconiques, l’ENS n’est pas pour autant dépourvue de propos.
Elle s’inscrit dans la lignée des réalisations de Renzo Piano qui, du centre Pompidou en 1977 au Tribunal de Grande Instance en 2018, établissent une fonction expressive pour l’architecture dans l’espace public. Toute la particularité du projet réside dans sa façon subtile de « dire » certaines choses sans pour autant surjouer une posture expressive ou précurseure.
La cohérence de la proposition architecturale tient au fait que ce qui prévaut pour l’ensemble du bâtiment, sa densité, son rapport au dehors, la transparence et la porosité de ses façades, vaut aussi pour chacune de ses parties. L’espace qui concentre les principaux aspects de cette architecture n’est autre que l’atrium au toit vitré qui se déploie sur toute sa longueur dans l’aile nord. Cet espace ouvert sur plusieurs niveaux est bordé de coursives qui desservent des salles et des laboratoires. Il est pensé comme un espace usuel, un lieu de circulation et d’échange pour les milliers de chercheurs qui y travaillent. Il peut aussi fonctionner comme une place intérieure pouvant ponctuellement accueillir des expositions ou des évènements. Cet espace exprime à lui seul l’esprit collaboratif du bâtiment, comme la piazza intérieure du centre Pompidou a pu refléter un temps une ouverture sur la ville.

Là aussi, les gaines d’aération et les circulations verticales y sont apparentes. La mise en scène du fonctionnement culmine dans la présence de plusieurs cheminées gigantesques qui évacuent l’air chaud de cette halle au toit vitré. Les cheminées bioclimatiques constituent de véritables pénétrations du dehors dans cette partie du bâtiment qui ne donne pas sur une façade.

Comme ce fut le cas avec les quatre tours de refroidissement installées sur le toit du centre Pompidou, les cheminées de l’ENS agissent comme des repères. À cette seule différence qu’entre les deux bâtiments, que séparent plus de quarante années, se dessinent deux conceptions très différentes de l’urbain. Une fonction similaire, celle de la cheminée, en vient à exprimer, dans chacun des cas, une autre vision du monde.
En 1977, les jeux de tuyauterie de Beaubourg racontaient le devenir métropolitain de Paris, son aptitude à brasser des foules, à mettre en mouvement les idées, les hommes et les fluides. Le cinéaste philippin Kidlat Tahimik n’a-t-il pas transformé une de ces tours en navette spatiale, saisissant dans son film Perfumed Nightmare (1977) l’instant de leur pose sur le toit ? En 2020, l’ENS maintient certaines de ces idées de mise en mouvement en y ajoutant celle d’un fonctionnement bioclimatique et d’une qualité environnementale, devenue la composante indispensable de la condition urbaine. La ville peut être dense et intense, mais elle doit être saine.
L’ENS effectue ainsi une mise à jour de certains concepts qui traversent l’œuvre de Renzo Piano depuis ses débuts. En cela, l’ENS peut être décrite comme parfaitement de son temps, et tout à la fois en accord avec l’évolution de la production architecturale de son concepteur.

Version intégrale d’un article paru dans Archistorm en mars 2022

Christophe Catsaros

Christophe Catsaros est un critique d'art et d'architecture indépendant. Il a notamment été rédacteur en chef de la revue Tracés de 2011 à 2018. Il est actuellement responsable des éditions du centre d'architecture arc en rêve, à Bordeaux.

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