Vortex à l’UNIL, manifeste brutaliste malgré lui

Les immeubles parfaitement circulaires sont rares. Il en existe un à Mulhouse, construit par Pierre-Jean Guth au début des années 1950. « L’annulaire » est empreint de la sobriété et de la finesse d’une époque où la modernité n’avait pas encore basculé dans la construction répétitive à grande échelle. La qualité d’exécution n’est pas la seule raison pour y voir un joyau du patrimoine moderne. En plus d’être soigneusement bâti, l’ensemble de Guth présente un intérêt urbain. Le jardin arboré qui en constitue le centre est traversé par l’axe piéton principal qui relie la gare au centre-ville. L’annulaire fonctionne comme une porte, un seuil capable de signifier, par la forme du bâti l’entrée dans le coeur de la ville.  

L’annulaire de Pierre-Jean Guth à Mulhouse.

Jean-Pierre Dürig ne connaissait pas l’annulaire de Pierre-Jean Guth, et pourtant son Vortex réalisé à l’UNIL adopte certaines de ses qualités urbaines. Là aussi, s’exprime l’idée d’une densité élevée qui ne serait pas écrasante. L’ensemble est constitué par 712 unités (941 chambres à coucher) destinées d’abord aux athlètes des Jeux de la jeunesse prévus en janvier 2020, puis aux étudiants du principal campus universitaire de l’agglomération lausannoise. Le projet qui vient d’être livré combine la simplicité d’une facture helvétique à un certain goût des superlatifs. Ce mariage inhabituel permet de le décrire par des énoncés simples, quasi mathématiques.

Le Vortex depuis les terrains de sport mitoyens. Photo: Eik Frenzel.

Soit 941 pièces traversantes disposées sur une rampe hélicoïdale inclinée à 1%. Le diamètre extérieur est de 137 mètres, celui intérieur de 105 mètres, pour un bâtiment qui culmine à 27 mètres.
Le gigantesque ruban de ce bâtiment circulaire enroulé sur neuf niveaux ferait plus de 2800 mètres s’il venait à être déroulé. Jean-Pierre Dürig concède avoir commencé à travailler sur le principe d’un bâtiment linéaire, s’inspirant des villages-rue ( Strassendorf) qui se déploient le long des routes. Ce type d’habitat rural groupé serait au cœur de la recherche qui a abouti au Vortex. Dürig s’intéresse tout particulièrement au dénominateur commun minimal qui permet de constituer un ensemble. Dans le village rue, c’est l’axe qui traverse le village, dans le vortex c’est la rampe qui unit toutes les habitations de l’ensemble.

S’il est peu probable qu’un habitant se serve de la rampe pour accéder aux étages, l’existence d’un tel dispositif unitaire crée les conditions d’une convivialité à une échelle rarement observée. L’immeuble affiche de manière ostentatoire les principes égalitaires qui régissent son organisation spatiale. Plus qu’une mise en scène ou un décor, le Vortex est par sa forme et son fonctionnement un condensateur social, dans la lignée des expérimentations de la seconde moitié du 20e siècle.

Le principe de la coursive comme dispositif de socialisation, appliqué par les Smithsons dans de nombreux projets, dont le tristement médiatique Robin Hood Gardens, se trouve ici intensifié par sa simplicité formelle. Les locataires du Vortex habitent littéralement la rampe inclinée qui monte au neuvième étage. Comme dans le cas des Smithsons, la lisibilité du principe organisationnel revêt une dimension dialectique. Elle est une façon de faire «parler» l’ensemble de sa fonction et de sa façon particulière d’y répondre.

Le Vortex vu du ciel. Photo: Jamani Caillet

Le vortex et ce qu’il apporte au campus.

Les campus universitaires européens de la seconde moitié du 20e siècle se ressemblent. Dans la plupart des cas, leur création vise la constitution de pôles dédiés où l’activité académique va pouvoir se déployer et s’épanouir dans des équipements fonctionnels. Ce faisant, l’université quitte la ville, se coupe du milieu urbain dont elle s’est longtemps nourrie. Une des conséquences de cet exode n’est autre que l’appauvrissement des cœurs de villes moyennes, plus dépendantes que les métropoles de l’activité estudiantine.

Ceci fût le cas dans les années 1970 à Lausanne, où le départ progressif des milliers d’étudiants vers le nouveau campus a été synonyme d’appauvrissement du centre-ville. Les réponses pour pallier à cet exode et ramener les campus dans le giron de la ville sont multiples. Dans certains cas, c’est en s’agrandissant que la ville a pu rejoindre son campus excentré. Un tramway peut aussi aider à rapprocher le pôle universitaire de la ville dont il s’est détaché, comme à Orléans. À Lausanne c’est une autre formule qui est engagée depuis bientôt dix ans: celle d’une densification du campus avec l’apport des attributs urbains qui lui faisaient défaut, c’est à dire l’habitat et le commerce. L’EPFL et l’UNIL se sont lancés depuis quelques années dans la création d’une véritable ville de plusieurs milliers d’habitants au sein du campus.
On y trouve des supermarchés et des hôtels, des restaurants et le plus important: des logements. Vortex fait partie de cet ambitieux projet faisant évoluer le campus d’un pôle univoque où l’on ne fait que qu’étudier vers un véritable quartier où l’on habite, travaille et se distrait.

Dürig, dernier des brutalistes ?

Jean Pierre Dürig est un habitué de la grande échelle. Son nom est lié à un chantier d’envergure qui a changé le paysage ferroviaire et urbain suisse : la rénovation de la gare de Zurich. Ce projet, complexe par sa mise en œuvre, a permis d’agrandir la gare en creusant le sous-sol existant. La stratégie a été une telle réussite qu’elle est devenue le modèle de tout une série de réaménagements de grandes gares, comme celle de Genève ou de Lausanne, dont les chantiers sont sur le point de commencer. Si son expérience antérieure explique en partie son aisance avec la grande échelle, elle ne répond pas à la question du choix de la maîtrise d’ouvrage d’implanter un ensemble unitaire de cette taille.

Aujourd’hui, un ensemble d’habitations unitaire de cette taille est difficilement envisageable dans les pays voisins tels que la France ou l’Italie. La raison se trouve dans les représentations négatives autour des grands ensembles dans la plupart de grandes villes européennes.
Tout à l’opposé de cette dévalorisation, le Vortex de Dürig s’inscrit dans la continuité des tentatives des années 1970 pour rendre plus urbains les quartiers sans qualités faits de barres et de tours. Le contre modèle envisagé était celui de bâtiments-villes denses et identifiables.
Le Vortex aurait donc un rapport avec à cette période de l’urbanisme moderne qui s’efforça de rompre avec la ville « sans lieu » corbuséenne, pour redécouvrir les vertus du site, de l’histoire et surtout de la rue. Les grands ensembles brutalistes sont, pour la plupart, des tentatives de créer des contextes bâtis avec une identité, au lieu des machines à habiter génériques qui ont proliféré dans la seconde moitié du 20e siècle. Paradoxalement, le vaste projet de densification de l’Ouest lausannois trouve le remède à un de ses principaux défauts, l’absence d’identité et la faible densité, dans les expériences radicales des années 1970.
Cela est d’autant plus surprenant que partout ailleurs en Europe les aménageurs sont devenus allergiques aux grands ensembles unitaires. La plupart des ensembles brutalistes exceptionnels ont dépéri quand ils n’ont pas été démolis, dans l’indifférence et l’incontestable paupérisation des populations qu’on y reléguait. En France, la peur des grands ensembles s’est traduite par un recours quasi automatique à la fragmentation des volumes, dans les projets d’envergure, en lots distincts.
La Suisse n’a pas les mêmes phobies; elle en a d’autres. La faible densité des nouveaux quartiers périphériques a donné lieu a une forme urbaine résidentielle homogène et peu animée, pourtant plébiscitée par le marché immobilier. Les efforts pour créer des quartiers plus denses sont systématiquement contrés par des initiatives urbanophobes.
Pourtant les grands ensembles unitiaires, comme le Lignon à Genève conçu pour 10 000 habitants ou le Telli de Hans Marti à Aarau (2500 logements) se portent bien, ils sont toujours habités par la classe moyenne pour lesquelles ils ont été conçus, contrairement à ceux de nos voisins qui ont été transformés en cités de relégation. Cela fait de la Suisse un des rares endroits en Europe où expérimenter avec la grande échelle peut encore avoir du sens. C’est certainement la raison pour laquelle un immeuble unitaire pour plus de mille habitants y est encore possible.

Christophe Catsaros

Christophe Catsaros est un critique d'art et d'architecture indépendant. Il a notamment été rédacteur en chef de la revue Tracés de 2011 à 2018. Il est actuellement responsable des éditions du centre d'architecture arc en rêve, à Bordeaux.

3 réponses à “Vortex à l’UNIL, manifeste brutaliste malgré lui

  1. Domicilié dans l’ouest lausannois, pour me rendre à l’UNIL, si j’étais encore étudiant, il me faudrait aujourd’hui au moins trois-quarts d’heure en combinant bus et métro. Malgré l’attrait du campus de Dorigny, j’avais donc choisi de m’expatrier à Genève pour y poursuivre mes études dans les années 70 et 80. J’y avais trouvé sans peine un logement, d’abord en vieille ville, puis à Plainpalais, et je pouvais me rendre à Uni-Bastions, vénérable bâtiment dénué du confort et des agréments de “Dortigny-Beach”, à Uni-Dufour ou à Uni-Mail (alors en construction) en moins de dix minutes à pied. De plus, par les transports publics, je pouvais atteindre, toujours sans peine, les autres bâtiments de l’Université (Sciences, Institut des Hautes Etudes Internationales, etc.) répartis en ville, au contraire du pôle concentré à l’UNIL

    Une telle commodité était possible par le fait qu’au contraire de son homologue vaudoise, l’Université de Genève est restée ancrée en ville. Ceci est sans doute dû à l’exiguïté du territoire genevois, où l’on verrait mal un autre “Vortex” bâti dans la campagne – ce qui n’empêche d’ailleurs pas d’y élever des centres urbains comme celui du Lignon. Mais celui-ci n’est pas un pôle universitaire.

    Or, les deux campus lausannois ont en commun leur volonté affichée de créer une ville universitaire dans la ville, avec restaurants, marchés, salles de spectacle, terrains de sport, centres de conférences et surtout, comme vous le soulignez, logements. La contradiction inhérente à un tel projet saute pourtant aux yeux : les logements ne sont pas faits pour y résider à titre définitif, pas plus que les autres facilités ne sont destinées à une population locale. Ces grands ensembles sont-ils dès lors condamnés d’avance à disparaître ?

    Suffit-il d’exhiber les meilleurs restaurants, logements et terrains de sport, ou des campus (mot latin, qui – faut-il le rappeler ? -, désigne le champ de bataille) qui tentent d’imiter ceux des universités californiennes pour être reconnu au-delà de son pré-carré ? Pour avoir fait mes deux premières années d’études universitaires en Californie dans les années soixante, les extensions des deux campus lausannois depuis les années 2000 me rappellent par trop celle, anarchique et aberrante, des campus californiens à cette époque, quand est née ce que son principal initiateur, l’ancien président de l’Université de Californie Clark Kerr, appelait la “multiversité”. Par ce terme – il parlait aussi d’ “industrie du savoir” – , cet économiste de renommée mondiale désignait l’éclatement de l’université traditionnelle en une constellation d’unités autonomes, qu’il appelait “villages”.

    Kerr a joué un rôle-clé dans l’introduction, en 1960, du “Master Plan” destiné à réformer le système universitaire californien, en réponse à l’arrivée de la génération d’après-guerre en âge d’accéder aux études supérieures. Ce plan a vite été adopté par les autres universités américaines et ailleurs à travers le monde, et sert encore de modèle de référence aujourd’hui. Silicon Valley, les biotechnologies et l’industrie pharmaceutique en sont les conséquences directes. Quoi d’étonnant si nos hautes écoles s’en inspirent? Tant à Dorigny qu’à l’EPFL, et dans une moindre mesure à l’UNIGE – on pourrait aussi parler des HES -, n’est-ce pas le modèle de la “multiversité” que veulent reproduire, avec leurs spécificités propres, les responsables de nos hautes écoles?

    Mais leurs rêves d’”Ideopolis”, comme celui cher à l’ancien président de l’EPFL, Patrick Aebisher, ne risque-t-il pas de finir en autant d’autres “Duvalier-Villes” ?

    A vous lire, on serait tenté de le croire.

  2. Tres réussi cet annulaire de Pierre-Jean Guth à Mulhouse. Il y a un ensemble un peu comparable de l’architecte Maurice Braillard (sauf erreur) à la rue Charles Giron à Genève.

    1. Merci pour ce rappel. En effet, il s’agit d’un demi-cercle, avec une cour qui pourra déployer les qualités de son architecture, quand elle cessera d’être utilisée comme parking.

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