Faisons un bond en arrière. Nous sommes à Rotterdam, en 2003. La ville est une ruche multiculturelle et créative. Des jeunes architectes et artistes affluent des quatre coins du monde pour travailler avec ou sans rémunération dans les grands bureaux tels que l’OMA ou MVRDV. Les nombreux squats règlementés (on en dénombre plusieurs centaines) offrent d’innombrables espaces d’habitation et de travail.
L’atelier van Lieshaout, le collectif qui crée des œuvres et des dispositifs urbains en résine est déjà un acteur incontournable de la création rotterdamoise et César Peren, cofondateur du collectif Superuse, évolue encore dans les milieux des architectes squatteurs.
A Rotterdam, il y des grandes écoles d’art et de design qui assurent des cursus en anglais. Il y surtout l’institut Berlage, un des meilleurs post-diplômes en urbanisme d’Europe. La ville, à l’instar de son festival de cinéma, est fière de son cosmopolitisme. Elle se projette comme un modèle réussi de mixité ethnique, avec plus de la moitié de sa population se définissant comme allochtone ; entendez, étranger ou néerlandais naturalisés.
2003 est aussi l’année de la première Biennale d’architecture. Un événement hybride qui se tient au très prestigieux NAI, à deux pas d’une maison de Rietveld. L’IABR se démarque dès la première session par certains choix radicaux : il n’est pratiquement pas question d’architecture, au sens courant du terme. On y traite plutôt de la ville, d’écologie, d’urbanisme informel, de cybernétique et de politique. On y trouve tous les ingrédients qui déterminent l’architecture, mais ni projets, ni maquettes, ni grands noms de la création internationale. On est plutôt dans la ligne ouverte par l’AMO de Rem Koolhaas, celle qui trouve dans l’extra-architectural le matériau qui conditionne la pratique des architectes.
La Biennale est une réussite et vient conforter la réputation de Rotterdam d’être un haut lieu de la création architecturale. Expérimentale par définition, elle investit à plusieurs reprises différents locaux désaffectés dans une ville qui n’en manque pas. Chaque déplacement coïncide avec la reconversion urbaine d’une zone délaissée. Les entrepôts Las Palmas, où se sont déroulés plusieurs sessions, sont aujourd’hui au cœur d’un prestigieux quartier d’affaires et de loisirs. Comme c’est souvent le cas, l’inventivité des créateurs ouvre le chemin pour les entrepreneurs et leurs projets de développement urbain. En 2012, c’est un bâtiment de bureaux désaffectés près de la gare qui est investi et réactivé. Aujourd’hui, c’est autour de fenixloods 2, un entrepôt de café dans le port, d’entreprendre sa mutation.
Le nouveau Rotterdam
Nous sommes en 2016. Le lobby ferroviaire français a réussi à convaincre flamands et néerlandais de construire une LGV d’Amsterdam à Anvers. Il est vrai que le temps gagné entre Rotterdam et Amsterdam ne justifiait pas l’investissement considérable. L’appât du gain aura été la contribution européenne à la réfection des gares d’Anvers et de Rotterdam. La plupart des quartiers populaires du centre ont été transformés en quartiers huppés mêlant culture, loisirs et résidences pour la classe moyenne supérieure.
Les commerces marocains et surinamiens du centre ont été supplantés par les restos vegans, les épiceries bio et les concept-stores. Rotterdam n’a plus deux ou trois quartiers branchés mais peut sans exagération se targuer d’avoir reconverti la majorité du centre ville en un gigantesque quartier gentrifié, mêlant lofts inabordables, tours de bureaux et anciens quartiers populaires reconquis par une classe moyenne encore trop homogène. Pourtant l’équilibre entre les nouveaux quartiers d’affaires et anciens quartiers résidentiels font de Rotterdam un des meilleurs arguments qui soit en faveur de l’urbanisme des tours.
La machine urbaine est tellement bien lancée que la ville a décidé tout simplement de cesser de construire de nouveaux logements sociaux. La dynamique immobilière fait que cela n’est plus nécessaire, dit-on. L’Etat, engagé dans une cure d’austérité liée à la crise de l’Euro a réduit considérablement sa contribution aux institutions culturelles.
Le NAI, un des plus beaux musées d’architecture d’Europe a disparu, englouti par une drôle d’institution mêlant mode et design. Quant à l’IABR elle a vu son budget divisé par deux en 2013. La machine néolibérale a décidé qu’elle peut se passer de nombreux acteurs qui ont indéniablement contribué à la success story de la renaissance urbaine de Rotterdam. La dixième session de la Biennale dans un entrepôt de café au sud de la ville jouxte un projet de constructions de lofts avec vue sur le pont qui franchit la Maas. Les promoteurs ne prennent même plus le soin d’attendre la fin des évènements pour lancer les pelleteuses.
NEXT Economy
Cette biennale, qui lutte pour sa survie, est consacrée à l’économie. On y expose une soixantaine de projets inédits, qui constituent autant d’occasions de repenser la façon dont certains a priori conditionnent le possible. Les organisateurs restent fidèles à leur conviction que l’avenir doit impérativement faire une place aux économies informelles. On y affine des raisonnements qui, tout en faisant partie de la doxa mêlant développement durable, participativité et société du partage, ne manquent pas d’indiquer des pistes fertiles. L’intérêt de l’exercice consisterait à questionner la généralisation de certaines pratiques remarquables. C’est un peu comme si l’entreprenariat conventionnel devait trouver dans l’économie informelle les concepts dont il a besoin pour aller de l’avant.
Du collectif Digua qui requalifie des abris antiaériens de Beijing, dans lesquels vivent plusieurs centaines de milliers de travailleurs, à ces villes africaines qui se portent bien en refaisant rouler nos voitures envoyées à la casse, la Biennale invite à penser la ville comme un écosystème pouvant évoluer en dehors des chemins balisés. On y parle beaucoup d’anthropocène, de reverse engineering, de low tech à forte valeur ajoutée.
Seule contribution helvétique, le Future Cities Laboratory est présent avec une étude sur l’activité professionnelle dans les arrières cours en Asie du Sud-Est. L’idée qu’il va falloir tolérer à nouveau la manufacture dans les quartiers résidentiels fait lentement son chemin.
L’IABR reste encore aujourd’hui, 13 ans après son lancement, un formidable laboratoire sur ce qu’est une ville. Un lieu qui rend explicite les mécanismes de production et de représentation à l’origine de l’événement urbain. Reste à savoir si la dynamique qu’elle a engendrée va lui laisser une place dans l’avenir.