Restaurateurs et complotisme

Sur la porte vitrée d’une brasserie de mon quartier, lugubrement fermée depuis des mois, figure un écriteau menaçant : «Décideurs de tous bords et partis, passez votre chemin, vous ne serez dorénavant plus les bienvenus (ici le nom de l’établissement)». Pendant tout l’hiver mon cœur s’est serré quand je passais devant. Mais récemment, j’ai découvert, à côté de cet écriteau, une affichette encore plus inquiétante, que j’avais déjà vue à différents endroits en ville : «Catastrophe Organisée Visant à Instaurer la Dictature». Vous l’avez probablement déjà vue aussi, n’est-ce-pas ?

L’établissement en question, que j’aimais beaucoup fréquenter en des temps meilleurs, est un lieu convivial, véritable institution sociale, où la cuisine est excellente, les prix plus qu’honnêtes et le service chaleureux. Sa fermeture est un désastre, et pas seulement économique : c’est une soustraction de vie pour tout le monde. Mais l’adjonction de cette affichette complotiste à l’écriteau fâché révèle un autre désastre, psychologique et culturel : le désespoir peut faire perdre la raison, à l’échelle collective et pas seulement individuelle.

Que des politicien.ne. s populistes sans vergogne, dans leur ignorance crasse, vraie ou feinte, de la signification des mots, puissent en arriver à qualifier la stratégie sanitaire du Conseil Fédéral de dictatoriale, on le savait déjà. Mais là, ce que nous voyons, ce sont des gens de plus en plus nombreux qui se jettent dans les bras des théories complotistes tout simplement parce qu’ils se sentent à l’agonie, et c’est vraiment autre chose. C’est un problème de santé publique au moins aussi grave que la pandémie, et qui est déjà en train de déboucher sur un délitement de la cohérence intellectuelle et culturelle de la société.

Comme la quasi-totalité des Suisses et des Suissesses, je me réjouis tous les jours de ne pas être en position de devoir prendre des décisions politiques dans cette crise. Mais je relaie volontiers le plaidoyer de personnalités au-dessus de tout soupçon de populisme, comme par exemple l’infectiologue Valérie d’Acremont (voir Le Temps du 20 mars) en faveur d’une conception intégrée de la santé (physique, mais aussi psychique), et d’une vision de la vie qui ne se limite pas à la survie des corps.

Culture: les biens symboliques sont notre oxygène

En France, les travailleuses et travailleurs de la culture occupent des théâtres et expriment leur colère, leur désespoir. En Suisse aussi, le désarroi est immense, comme le montraient les réflexions et les témoignages publiés par Le Temps samedi dernier (6.3). Ces gens souffrent, évidemment, de la situation financière catastrophique créée dans leur branche par la pandémie; mais ce qu’on entend dans leurs propos, c’est encore autre chose, de plus profond.

Les revendications de réouverture sont peut-être prématurées et irresponsables au vu de la situation sanitaire, ça dépend des activités, je ne sais pas. Mais ce que je trouve déchirant et accablant, c’est que, dans le domaine de la culture comme dans d’autres domaines, nos sociétés restent totalement dans le déni par rapport à ce que la crise a pourtant révélé au grand jour : la nécessité d’une révolution copernicienne dans notre manière d’envisager et de traiter la production des biens symboliques en général.

Ma première chronique sur ce blog, datant d’il y 5 ans, à un mois près, avait pour sujet la votation de 2016 sur l’instauration en Suisse d’un revenu de base inconditionnel, à laquelle j’étais favorable. Il est toujours délicat de se citer soi-même, et je ne vais pas le faire, mais j’avoue que j’ai le cœur serré en constatant que, malgré le traumatisme qui nous est infligé depuis un an, la majorité de nos décideurs et décideuses restent accrochés comme des moules à leur rocher à un système économique basé sur des principes inadéquats et illusoires.

La production de biens symboliques au sens large, notamment les arts et les idées mais également, et c’est un gros morceau, les soins donnés à autrui dans leur irremplaçable dimension humaine, ou la transmission de valeurs, ne se prête pas à une rémunération comptable. C’est ni plus ni moins que l’oxygène qui nous fait vivre. Elle doit être reconnue comme vitale et sécurisée financièrement selon d’autres critères que la rentabilité visible, par un revenu universel ou par d’autres moyens. Ce qui asphyxie les producteurs et productrices de culture, c’est bien sûr la précarité des conditions matérielles actuelles, mais c’est aussi, peut-être surtout, et ce n’est pas nouveau, la rage d’être considéré.e.s comme inessentiels.