Plaidoyer pour ielles, beau pronom inclusif

Je suis tombée récemment sur ielles dans un texte littéraire, et ça m’a drôlement plu.

En littérature, l’écriture inclusive est difficilement praticable, il faut l’admettre. Ils et elles (ou elles et ils), ça va une fois toutes les vingt pages, en guise de piqûre de rappel : hé, je vous signale que l’humanité est mixte, et que le masculin universel est une arnaque. Mais trois fois par page, c’est affreusement lourd et ça détourne l’attention de l’essentiel de ce que vous essayez de dire. Ielles, c’est fluide, musical, et si tout le monde l’adoptait, au bout de cinq ans on ne s’en apercevrait même plus.

Ce qu’on essaie de dire quand on écrit un roman, ou a fortiori un poème, c’est quelque chose qui s’adresse à l’imagination, qui tend à susciter des émotions, des pensées impalpables qui ne se résument pas aux faits éventuellement racontés. On se meut pour cela dans un univers linguistique dont on a hérité, qui est l’univers commun à toute la société. Cet univers linguistique, malheureusement, surtout en français, est intrinsèquement sexiste. Mais en littérature on ne peut pas le changer par une démarche obstinément volontariste, comme il est par contre, à mon avis, recommandé de le faire, par exemple, dans les textes administratifs, qui ne veulent dire que ce qu’ils disent.

En littérature, la langue est un instrument excessivement fragile et subtil. On ne peut pas y aller sans autre avec les gros sabots de l’écriture inclusive systématique, il faut utiliser toutes sortes d’astuces narratives et stylistiques pour rappeler, mettons, que des villageois terrifiés par le grondement d’une avalanche sont des femmes et des hommes – sans pour autant casser le rythme des phrases ou suggérer que le sexe des villageois est plus important que leur terreur de l’avalanche. La reconnaissance par les dictionnaires d’un néologisme simple et élégant comme ielles permettrait d’enfoncer un coin dans ce monument du patriarcat qu’est la langue française.

Caisses-maladie: le ver est dans le fruit

Depuis que je m’agace contre les caisses-maladie, ces institutions qui thésaurisent l’argent de la population sans que ne vienne jamais le moment de le lui rendre, j’ai fini par comprendre ce qui me pose problème. Entendons-nous, je ne connais rien à l’économie de la santé, je ne suis qu’une citoyenne lambda qui fait plutôt dans l’imaginaire, mais je pose une question de principe, et c’est sur le même registre que j’aimerais bien qu’on me réponde.

Si vous faites le choix de posséder une voiture, l’Etat vous impose à juste titre de contracter une assurance, ce que vous ferez auprès d’une compagnie privée. La compagnie en question cherche à faire du profit, c’est tout à fait normal en régime libéral. Personne ne vous oblige à contribuer à ce profit, puisque vous restez tout à fait libre de ne pas vous acheter une voiture.

Dans l’assurance maladie, il en va tout autrement. Vous êtes obligé.e par la loi de faire faire du profit à une entreprise privée. Vous pouvez choisir laquelle, mais à la base vous n’avez pas d’autre option, et par ailleurs vous ne pouvez pas renoncer à vous assurer.

Bien entendu, l’assurance universelle contre la maladie est un pilier de la démocratie. Ce qui me semble clocher dans notre système, c’est qu’il nous contraint par la force publique à soutenir des acteurs privés de l’économie. Or, tout acteur privé de l’économie a pour vocation de soigner ses propres intérêts, contrairement à l’Etat, qui est censé, par le biais de l’impôt, pourvoir aux intérêts de l’ensemble de la population.

Les dysfonctionnements internes du système sont énormes, j’en ai une petite idée mais je ne suis pas compétente pour en discuter. Et le manque de solidarité des caisses en cette période de pandémie est choquant, comme l’affirme l’éditorial du Temps du 10 février. Les garde-fous étatiques sont de toute évidence insuffisants pour garantir la mise en œuvre de cette solidarité. Mais n’y a-t-il pas une ambigüité fondamentale à vouloir inciter à la solidarité des entreprises privées qui ne sont pas faites pour ça ? Le ver est dans le fruit.

50 ans de «suffrage féminin»: le parlement et la panosse

L’accès des Suissesses aux droits politiques a été particulièrement tardif en comparaison internationale, on le répète jusqu’à plus soif en ces jours de célébration du cinquantième anniversaire du «suffrage féminin» (le 7 février 1971, pour les distrait.e.s). Mais ce qu’il importe aussi de souligner, c’est que ce retard plaçait la Suisse, au début des années 1970, dans une situation historique tout à fait paradoxale.

Le début des années 1970, c’était la période de l’explosion, tout autour de nous, de ce qu’on appelle le féminisme de la deuxième vague. Il ne s’agissait plus de revendiquer cette vieille lune de l’intégration à part entière dans la société mise en place par les hommes, il s’agissait de revendiquer un changement radical de la société. C’est à cette époque qu’a émergé l’aspiration à détruire le patriarcat, cette structure qui impose les règles de la domination masculine à tous les étages du vivre ensemble (et de loin pas seulement dans les travées des parlements).

Tout autour de nous, mais aussi chez nous, tant il est vrai que le mouvement pour la libération des femmes (MLF) a été aussi vivace chez nous qu’ailleurs. «Nous ne sommes pas nées une panosse dans une main et l’instinct maternel dans l’autre», dit une affiche lausannoise de l’époque. Seulement, essayez de vous représenter ce que cela signifiait dans un pays où le féminisme de la première vague, qui portait notamment la revendication suffragiste, n’avait même pas encore atteint son but !

Il y a eu là une collision idéologique passionnante, que l’on a tendance à oublier aujourd’hui. Il faudrait pourtant s’en souvenir. Le suffragisme réunissait des femmes de toutes les orientations politiques, qui se serraient les coudes pour combattre une injustice légale originelle. Le MLF voyait plus loin et surtout regardait déjà ailleurs, vers là où une partie des suffragistes n’avaient pas (encore ?) envie de regarder. Sans l’union sacrée des suffragettes de l’époque, la Suisse serait restée encore longtemps la honte de l’Europe. Sans la rupture opérée, exactement au même moment, par le MLF, le problème parlement vs. panosse serait encore entier.