Disruption: j’ai raté le coche

Je ne sais plus quelle maladie, bénigne mais nécessitant une assez longue convalescence, m’a contrainte, vers l’âge de treize ans, à une absence scolaire de trois semaines. Quand je suis retournée en classe, catastrophe : c’est justement pendant cette période que mes condisciples d’un lycée français avaient été initiés aux «mathématiques modernes», introduites dans l’enseignement hexagonal, si je ne fais erreur, dans les années soixante du siècle dernier. Je ne suis jamais arrivée à rattraper mon retard et j’ai suivi les cours de maths sans rien comprendre jusqu’au bac.

L’histoire se répète. Je n’étais pas malade, mais je devais être en train de penser à autre chose quand les médias ont commencé, il y a environ un an, à utiliser le terme «disruption» : dernier exemple en date, l’éditorial de Richard Werly dans Le Temps de ce 13 juin. Je suis une fan absolue de ce journaliste, dont la couverture de l’actualité française enfonce, à mon avis, le plafond de l’excellence, et en lisant son titre («Emmanuel Macron, la disruption républicaine») je me suis dit que, finalement, la signification de ce mot, que j’avais coupablement négligé d’approfondir, allait m’apparaître limpide. Malheureusement, il me manquait les bases, et j’ai bien peur que, tant que parler de «disruption» sera à la mode, il y aura un angle mort irréparable dans ma lecture du monde contemporain.

Etant nulle en maths, j’ai étudié la philosophie, et j’ai passé ma vie à expliquer aux gens que, non, on ne peut pas remplacer des mots comme «ontologie» ou «transcendantal» par des mots plus simples et compréhensibles par tous. C’est dire que je n’ai rien contre l’utilisation d’un terme qui, apparemment, désigne un phénomène irréductible à tous les autres phénomènes historiquement connus. Seulement, s’agissant d’un mot qui n’est pas réservé aux lectrices et lecteurs de Heidegger, mais répandu comme le chiendent dans les médias de masse, est-ce trop demander aux journalistes de nous expliquer, et nous réexpliquer si nous étions distraits, en quoi la «disruption» est différente, par exemple, de la «rupture», du «bouleversement», de la «révolution» ou du bon vieux vieux «tsunami» ? Juste pour éviter qu’on fasse le dos rond en attendant que ce mot incompris disparaisse des radars – comme cela s’est passé, d’ailleurs, pour les «mathématiques modernes».

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.