Le syndrome de Pénélope

L’affaire des emplois (supposés) fictifs  de Madame Fillon m’émeut modérément, au vu du réseau de connivences qui semble régir l’intégralité du système politique français. Mais je trouve drôle que cette dame s’appelle Penelope. Je crois savoir  qu’en Grande-Bretagne (elle est anglo-galloise) le prénom Penelope est assez courant, et on peut supposer que les parents qui le choisissent pour leur fille ne destinent pas forcément cette dernière à passer sa vie devant un métier à tisser sur une île grecque ; mais c’est tout de même un prénom prédestiné pour une femme dont Wikipedia décrit le parcours en ces termes : «Avocate de formation, elle n’a cependant jamais exercé ce métier et s’est principalement consacrée à sa famille tout en encourageant, dans l’ombre, la carrière politique de son mari». La moindre des choses, me direz-vous, pour une mère de cinq enfants dont ledit mari a placé au centre de ladite carrière la défense des valeurs traditionnelles.

D’après l’ancien directeur de La Revue des Deux Mondes, le propriétaire de cette publication, Marc Ladreit de Lacharrière, l’aurait ainsi interpellé en 2012 lors d’un appel téléphonique : « Penelope Fillon s’ennuie. Pourrait-elle critiquer quelques livres ?» (Le Monde du 27 janvier). La citation qui tue, mais compatissons : qu’est-ce qu’elle devait s’ennuyer, elle aussi, la Pénélope d’Ulysse, en attendant que son bourlingueur de mari se décide à rentrer au foyer conjugal ! Pauvre Ulysse, c’est vrai qu’il en a vu de toutes les couleurs pendant son interminable voyage de retour de Troie, mais il a fait aussi maintes expériences excitantes, vu du pays, crevé l’œil du Cyclope, visité les Enfers, entendu le chant des Sirènes et reçu de bonne grâce les consolations amoureuses de quelques dames exotiques et séduisantes. Sur ce dernier point, pas de comparaison possible, François Fillon est certainement un mari exemplaire ; mais pour le reste, allez, il faut bien admettre que faire une carrière politique, ça vous fouette le sang plus que de rester coite à tisser la toile du temps.

Vous avez dit naturalisation?

Grâce à une petite recherche dans le Dictionnaire Historique de la Langue Française (Le Robert), j’ai compris pourquoi le mot naturalisation est utilisé (notamment dans un des objets sur lesquels nous voterons le 12 février) pour désigner le processus par lequel on obtient la nationalité d’un pays. Nature et nation ont la même origine étymologique, à savoir le mot latin qui signifie naissance. J’aurais dû le savoir, puisque j’ai fait du latin, mais je n’y avais jamais réfléchi.

Cette découverte a un peu calmé mon agacement. Pourquoi diable le lexique en vigueur assimile-t-il l’accès à des droits (ceux qui sont inhérents à la citoyenneté) à l’acquisition d’une supposée nature (la nature suisse, par exemple, ha ha ha) qui n’a jamais existé et n’existera jamais ? L’étymologie m’a remis les yeux en face des trous. D’après Edgar Morin, l’être humain est culturel par nature et naturel par culture. L’institution éminemment culturelle qu’est le droit fait dépendre la possession de la nationalité d’une donnée naturelle, la naissance, dont la portée est cependant interprétée culturellement : selon les systèmes juridiques, ce qui compte, c’est l’endroit où on est né ou le passeport des parents qui nous ont fait naître. Donc, ouf, l’affreuse notion de naturalisation ne renvoie pas à une quelconque mutation génétique permettant d’acquérir une naturelle helvétitude ; elle permet seulement de faire «comme si» (rien de plus culturel que le «comme si» !) l’individu en question possédait de naissance cette fameuse nature suisse en soi inexistante.

Voilà pour la satisfaction intellectuelle. Mais politiquement, c’est une autre paire de manches, tant il est vrai que les opposants à la réforme semblent entretenir un mythe naturaliste, selon lequel la citoyenneté, ça s’hériterait comme la taille des pieds et les grains de beauté. A moins que dans leurs fantasmes le vrai citoyen suisse (ou la vraie citoyenne, mais ça, c’est plus récent), ne corresponde à l’autre sens de naturaliser : empailler un animal mort pour le conserver dans un musée.

Requiem pour la Befana

La Befana, c’est une sorcière qui récompense les enfants sages et punit les vilains, pendant la nuit des Rois. L’instrument de cette justice immanente est une chaussette que les enfants italiens sont censés accrocher à la fenêtre le soir du 5 janvier : selon leur comportement pendant l’année écoulée, elles/ils la trouveront le 6 au matin pleine de sucreries ou de morceaux de charbon…

Lors de ma lointaine enfance romaine, on ne m’a jamais vraiment fait croire que la Befana existait ; mais nous allions immanquablement lui faire un petit bonjour dans son fief de la Piazza Navona, où elle campait en format réduit sur les innombrables baraques dressées autour des trois fontaines pour la période des Fêtes. C’était quelque chose, à l’époque, Piazza Navona, c’est-à-dire, foin de modestie, la plus belle place du monde, au crépuscule, entre Noël et l’Epiphanie. Les lumières, les ballons, la crèche, les jongleurs, les caricaturistes, la barbe à papa ; et suspendues partout les chaussettes rouges, gonflées de bonbons, de dragées, de nougat – ou de faux charbon agréablement comestible.

Cette joyeuse mise en scène a perduré à travers les décennies, et s’il y avait un lieu sur la planète où je retrouvais l’âme d’enfant que je ne suis pas sûre d’avoir jamais eue, c’était bien à Piazza Navona au tournant de l’année, quand il m’arrivait d’être à Rome à cette période. L’année dernière, ce n’était pas le cas, mais cette année, sûre de mon fait, j’ai entraîné là-bas une petite équipe de différents âges, promettant aux plus jeunes monts et merveilles. Le choc : une place quasi-déserte, pas d’attractions, pas de baraques, pas de Befana, pas de chaussettes et pas de promeneurs, mis à part les amateurs des sculptures du Bernin (âgés en principe de plus de sept ans).

Je me suis renseignée, la Municipalité de Rome a pris des mesures radicales pour évincer une famille de type mafieux qui avait la haute main sur l’organisation des réjouissances festives, et restituer du même coup la place à sa vocation de haut lieu architectural et artistique. La destruction d’une des traditions les mieux ancrées de la vie hivernale romaine est un dommage collatéral de cette louable entreprise de purification. Mon âme d’enfant se nourrissait d’un microsystème économique archaïque et corrompu, je dois en faire le deuil. Mais je ne pousserai pas ma modernisation intérieure jusqu’à me joindre, l’année prochaine, aux hordes facebookiennes de la nuit de la Saint-Sylvestre, glapissant sur les bords du Tibre avec, sur la tête, des couronnes lumineuses clignotantes roses et bleues fluo. Le monde change, d’accord, mais il ne faut pas trop m’en demander.