Hashti Tehran sera montré au cinéma Utopia à Bordeaux, le 30 novembre 2018, dans le cadre d’écrans urbains, le cycle de projections à la croisée de l’architecture et du cinéma organisé par arc en rêve. La séance sera suivie d’un débat avec le réalisateur Daniel Kötter.
Christophe Catsaros: Le film semble vouloir acter une entrée dans la ville par sa périphérie, du lointain dehors vers le cœur symbolique qu’est ce «salon en plein air» collectif improvisé dans un quartier populaire. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur cette progression?
Daniel Kötter: Le film porte un regard sur des quartiers en marge de Téhéran. Les quatre parties du film montrent toutes des espaces périphériques et, comme nous le savons tous, la périphérie se définit comme un espace porteur de fonctions contradictoires imposées par le centre. D’une part, elle doit stocker et se débarrasser de ce que le centre a digéré et ne veut plus dans son noyau : les criminels, les cadavres, les déchets et les personnes socialement marginalisées y sont relégués dans les cimetières, les prisons, les décharges et les logements sociaux. D’autre part, la périphérie incarne ce que le centre pourrait imaginer comme son «autre»: moins de pollution, accès à l’air pur et à la nature, moins de congestion, des loisirs et des divertissements.
Ce que d’autres appelleraient le «cœur» de la ville, son centre, est en fait complètement ignoré dans Hashti Tehran. Pas un seul plan ne montre le cercle intérieur de la ville, mais la caméra tourne autour d’elle à distance, en montrant des panoramas lointains. Cette distance est tout à la fois celle du cinéaste et celle du visiteur qui regardera la maison à partir du hashti, du seuil. Hashti est le nom d’un espace dans l’architecture iranienne traditionnelle, où le visiteur est d’abord accueilli et doit attendre avant d’entrer dans le cœur de la maison, l’espace transitoire entre l’extérieur et l’intérieur, entre les notions traditionnelles d’andarouni et de biruni. L’architecture résidentielle traditionnelle iranienne divise l’habitation en deux parties distinctes : l’andarouni, partie du bâtiment exclusivement réservée aux femmes et le biruni, espace de réception, destiné à l’accueil des invités et hôtes étrangers.
Je ne suis donc pas nécessairement d’accord pour dire que la dernière partie du film montre le cœur symbolique. Dans l’espace psycho-géographique et socio-géographique de Téhéran, la zone ouvrière de Nafar Abad au sud serait plutôt le pied sur lequel se dresse la ville. A Téhéran, le nord, avec ses montagnes enneigées et son air pur, est habité par la bourgeoisie de la classe supérieure, tandis que le sud borde directement le désert. Pour des raisons géographiques – prise en étau entre les montagnes et le désert – la pression démographique de cette métropole en croissance s’est plutôt faite vers l’ouest et l’est de la ville, ce que montrent la deuxième et troisième parties de mon film.
Plutôt que d’aller des membres au cœur, le film voyage, dans une sorte de road movie conceptuel, du nord au sud, des riches aux pauvres, des espaces pour les privilégiés aux espaces négligés et marginalisés. Un parcours qui s’efforce de garder toujours le regard lointain du visiteur.
CC: Téhéran semble évoluer à l’écart des représentations métropolitaines habituelles. On connaît l’apparence de la ville asiatique, européenne ou nord-américaine, mais on en sait peu sur les atmosphères urbaines de cette ville, malgré une cinématographie prolifique. Serait-elle victime d’un certain iconoclasme? Est-ce pour cela que vous avez fait ce film?
DK: Je m’intéresse à cette ville depuis 2010, année où j’ai réalisé un film sur l’opéra et les espaces de représentation de Téhéran. Je suis toujours surpris de constater à quel point les Occidentaux méconnaissent la ville, et reproduisent constamment les mêmes stéréotypes. Pourtant dans les médias occidentaux, il existe un intérêt disproportionné pour l’Iran en général, et Téhéran en particulier, comparé à des villes comme Bagdad, Kaboul ou même Beyrouth. Mais Téhéran en tant que métropole échappe à toute représentation, sa forme urbaine est peu connue. Si le développement urbain de la métropole est bien orienté vers une sorte de «dubaïification», avec des plans directeurs très axés sur l’automobile, et des stratégies de développement spéculatif qui échouent autant qu’ailleurs, la culture de la représentation urbaine y semble moins importante. Cela pourrait s’expliquer par une culture du bâti qui privilégiait traditionnellement les cours intérieures plutôt que le front de rue.
En discutant du film dans les festivals de cinéma en Europe, on m’a demandé si je voulais sciemment provoquer les stéréotypes occidentaux en montrant des images auxquelles les gens ne s’attendraient pas en pensant à Téhéran : des montagnes enneigées et des canapés dans l’espace public. Ce n’était pas mon intention. Je n’ai pas fait un film pour contester des stéréotypes. J’ai fait un film sur la réalité des espaces que j’ai trouvés. Les montagnes enneigées constituent – au moins pendant sept mois de l’année – l’expérience visuelle quotidienne de chaque habitant de Téhéran lorsqu’il regarde vers le nord. Au-delà de cette question, je pense que l’on sous-estime encore le potentiel filmique de la périphérie. Les espaces périphériques sont l’endroit où la ville grandit, se transforme et se redéfinit, alors que l’espace au centre est souvent défini et déterminé par des revendications, des gestes symboliques figés et un sens immuable de la propriété.
C’est à la périphérie que l’on trouve des modèles alternatifs pour le développement de la ville. Hashti Tehran est un film sur Téhéran mais aussi un film sur la périphérie en tant que lieu d’un possible, reposant sur quatre cas très différents qui ont chacun une qualité allégorique.
CC: Dans Tehran Life within Walls, une récente étude urbaine sur l’évolution de Téhéran, Hamed Khosravi identifie une inversion dans la dichotomie espaces publics/espaces privés, avec un espace domestique ouvert et social et un espace public scruté et sujet à la censure ou à l’autocensure. Avez-vous observé cette inversion? Le dernier épisode de votre film remet-il en question cette prétendue fermeture?
DK: En règle générale, je suis d’accord avec Khosravi, il connaît mieux Téhéran que moi. En tant que cinéaste étranger, j’ai souvent l’impression que le clivage binaire espace public/privé, déjà assez problématique lorsqu’il est appliqué aux villes occidentales, devient complètement trompeur quand on parle de l’espace urbain en Iran. Les divisions et les lignes qui définissent l’espace, la façon dont il est revendiqué et utilisé, diffèrent radicalement de toute compréhension européenne du privé et du public. Bon nombre de malentendus, lorsque les Occidentaux parlent de l’espace public en Iran, découlent de la projection de leur conception de l’espace public sur ce qui pourrait lui ressembler à Téhéran. Les termes andaruni et biruni sont différents du binôme public/privé.
C’est un lieu commun de penser qu’à Téhéran le salon est l’espace de rencontre, d’échange et de production culturelle, tandis que la rue est réglementée par des conventions et des règles strictes. Bien sûr, il y a une certaine vérité dans cette affirmation. Et dans ce contexte, placer des canapés dans un espace en plein air pourrait être considéré comme un acte de résistance ou de subversion. Mais comme on le voit dans la dernière partie du film, les gens de Nafar Abad n’ont pas créé ce lieu de convivialité publique dans un esprit de transgression, mais avec piété. Il s’agit plutôt de personnes religieuses conservatrices avec une perception profondément traditionnelle de la famille, de l’éducation et de l’utilisation de l’espace. Tout ce dont ils avaient besoin, c’était d’un espace de rassemblement semi-privé après la démolition de leur maison. Ils ont simplement conservé l’ancienne forme et la fonction, en lieu et place de leur maison démolie. On me demande aussi assez souvent si j’ai eu des problèmes avec les permissions lors du tournage, en supposant qu’en Iran, ce serait peut-être plus difficile de filmer que dans les villes occidentales. Mais en fait, la seule fois où j’ai eu des problèmes, c’est dans le parc autour du lac Chitgar, qui est contrôlé par une compagnie de sécurité privée qui m’a empêché de filmer. Mais, soyons honnêtes, la même chose se produirait si nous avions posé notre trépied dans n’importe quel centre commercial privé de Berlin ou de Londres. Il faut donc être précis quand on parle des différentes qualités de l’espace à Téhéran. L’administration publique, les codes de genre, la religion, le contrôle politique, les conventions et dispositions traditionnelles interagissent de façon très différente dans les quatre lieux représentés par les quatre parties du film.
Entretien paru dans le numéro 04/18 de la revue Tracés consacré à la première édition d’écrans urbains, organisée par la CUB à Lausanne, en février 2018.
Ecrans urbains est un projet conçu par Aldo Bearzatto, Hervé Bougon et Christophe Catsaros.
Passionnant, merci et bravo!