Paysages français, une aventure photographique


Mérites et lacunes de la grande exposition sur la photographie paysagère française des 30 dernières années.

Paysages français, à la Bibliothèque nationale de France à Paris, n’a pas que le titre d’ambitieux. Se voulant exhaustive, cette rétrospective majeure vise à faire tenir ensemble des pratiques photographiques diverses, issues de contextes très différents.

Les missions de la DATAR_1 de 1984 à 1988, avec ce qu’elles peuvent avoir d’institutionnel, y coexistent avec des approches très subjectives, à la limite de la fiction par l’image, tels les paysages de synthèse d’Alain Bublex (image d’introduction).

A défaut de pouvoir constituer une école, ou un genre identifiable, le champ qui s’ouvre entre le néoréalisme d’un Gabriele Basilico ou d’un Raymond Depardon et les chimères architecturales d’Eric Tabuchi, définit une communauté d’intentions, une pratique au sens large du terme, ou alors une pluralité de pratiques logées sous la même enseigne: celle de la représentation du paysage, qu’il soit “naturel” ou urbain.

L’exposition réussit parfaitement cette ouverture hétéroclite qui consiste à faire l’inventaire des catégories et des approches très différentes qui constituent l’univers de la photographie paysagère en France. Nous entrons, dès les premières salles, dans une constellation qui n’hésite pas exposer les écarts, les différences, parfois inconciliables, des entités qui la constituent.
Si ce panorama éclectique séduit par la diversité des approches qu’il met en avant, il échoue dans ce qui est attendu de lui dans un deuxième temps: regrouper par la théorie ces pratiques diverses; les faire exister sur un même plan, et si possible dans une dynamique commune.

Jürgen Nefzger – Fluffy Clouds
Centrale nucléaire de Nogent sur Seine, 2003

Ayant cessé d’être marxiste, structuraliste ou même déconstructiviste, la critique d’art peine aujourd’hui a trouver les outils nécessaires pour accomplir sa mission: restituer le sens politique d’une pratique culturelle.
On se rabat donc sur la solution facile, l’égrainage de subjectivités photographiques, comme autant de morceaux d’un puzzle impossible à reconstituer en un tableau unique.

Paysages français est une très belle rétrospective à laquelle manque terriblement l’étape dialectique. Une approche qui permettrait de penser cette pluralité comme appartenant à un tout.
Une approche qui oserait s’appuyer sur la triangulation lefebvrienne des espaces perçus, conçus et vécus pour comprendre le paysage non plus comme un genre, mais comme un medium à part entière_2.
Une approche qui ne s’empresserait pas de contenir la dimension symbolique dans la catégorie anodine des “subjectivités” et lui redonnerait sa signification éminemment politique (lacanienne), en tant qu’émanation d’un inconscient collectif, tout à la fois pouvoir et contre-pouvoir, qui dicte, ordonne et contredit nos représentations.

Cyrille Weiner. la fabrique du Prè. Nanterre 2008

Une approche qui reconnaîtrait dans l’irrévérence de Jürgen Nefzger ou de Cyrille Weiner une intention éminemment critique visant à libérer la pratique paysagère de ses atavismes politiques hérités du 19e siècle, et qui persistent à certains égards dans la posture contemplative.

Une approche qui concéderait finalement que, même en n’étant pas instrumentalisée à des fins patriotiques, comme elle a pu l’être à ses origines, la photographie paysagère continue de fonctionner sur un plan politique en permettant un récit collectif des lieux, en départageant le lointain du familier, le sujet du monde dans lequel il se projette.

Cette autre approche n’hésiterait pas un instant à faire une place aux nouvelles pratiques cartographiques de l’image (celle qui marient google maps et instagram) et qui constituent la véritable révolution copernicienne dans la production de cet imaginaire collectif.

L’exposition, malgré son ampleur manque ces objectifs. Reste un très beau catalogue, et une belle occasion de revisiter l’une des plus saisissantes dystopies bâties de Dominique Perrault: sa grande bibliothèque parisienne, lumineuse et enterrée.

Notes:

1 Véritable commande publique pour constituer un état des lieux du paysage français, la Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale
fait preuve tout à la fois d’une ambition souveraine digne des missions photographiques du 19e siècle et d’une sensibilité subversive, humaniste et réaliste dont témoignent les visuels auxquels elle donne lieu.

2 C’est ce que tente et réussit admirablement W. J. T. Mitchell dans son incontournable Landscape and power publié en 2002.

Téhéran Tabou: d’un film, prendre parti

Un film à charge sur la condition des femmes et la guerre en gestation.

Voici une production allemande d’un cinéaste en exil, Ali Soozandeh, qui en dit long sur l’état actuel de la société iranienne. Sur le sort réservé aux femmes d’abord, contraintes pour la plupart de vivre sous l’emprise d’un homme. Dépendantes du bon vouloir d’un époux récalcitrant, d’un père capricieux ou d’un juge manipulateur pour la moindre démarche administrative, les femmes de ce film se débrouillent comme elles peuvent : elles mentent, falsifient, supplient, trichent, négocient pour obtenir ce à quoi elles ont droit. Le film apporte un témoignage sombre mais déterminant pour quiconque souhaite penser la condition féminine globalement, au delà de sa dimension médiatico-holywoodienne. Le monde reste structurellement masculin et le combat des femmes, dans un nombre considérable de pays, est encore celui de l’égalité des droits fondamentaux.

L’intérêt de Téhéran Tabou ne s’épuise pas dans la question de la condition féminine sous le régime des mollahs. Il en dit long aussi sur l’état et le devenir de la classe moyenne iranienne, obligée, comme les cinéastes astucieux de ce pays, d’esquiver, de négocier, de masquer, d’abuser de la métaphore pour contourner une moralité officielle rigoriste quoi que déclinante. Car l’Iran est aujourd’hui à l’image des personnages de ce film ; une société qui étouffe et qui appelle, comme en 1979, le changement. Une société qui s’accommode d’un pouvoir religieux archaïque uniquement parce qu’elle parvient à le contourner. Les ayatollahs, c’est la société de l’Ancien Régime à la fin du règne de Louis XVI : un ballon de baudruche que l’on laisse sur place faute de savoir ce que l’on doit mettre à la place.

Un film iranien

Interdit de projection en Iran, dissimulé derrière un procédé cinématographique qui protège les acteurs de l’identification (rotoscopie), ce film n’est pas pour autant une production destinée exclusivement à un public occidental. Téhéran Tabou s’adresse avant tout aux Iraniens ; sa sensibilité est 100% iranienne. Elle respire l’ethos de cette classe moyenne sensible, urbaine, avide de libertés individuelles, indignée par l’irrationalité et les injustices qu’induisent les interdits coraniques.

Car la prostitution, la drogue (l’Iran affiche le taux le plus élevé d’usagers d’opiacés dans le monde: 3% des plus de 16 ans), l’indigence, sont bien la conséquence de cette chape de plomb qui étouffe Téhéran. Et ce ne sont pas les beaux quartiers au nord de la ville qui en soufrent le plus. Si la perversion qu’expose le film choque, elle n’est pas pour autant en porte-à-faux avec l’état actuel de la société. Elle en est une traduction plutôt fidèle, probablement exagérée par souci de persuasion, mais réaliste et en adéquation avec l’idée que se font les Iraniens d’eux-mêmes.

Au delà de cette évidence, Téhéran Tabou permet aussi de mesurer à quel point la cinématographie prolifique de ce pays a rapproché l’Iran de l’Europe. Si nos dirigeants peinent à l’aligner sur la ligne dure des néoconservateurs américains, c’est de s’être trop familiarisés avec Fahradi, Panahi et les autres, c’est d’avoir pris connaissance des contradictions internes de la société iranienne, tout à la fois lointaine et proche de nos propres sensibilités. En exposant la sensibilité de la société iranienne, ses peurs, ses aspirations, ses indignations et son sens de la justice, le cinéma iranien a donné la preuve indéniable de l’existence d’une authentique classe moyenne, humaniste, républicaine et à laquelle l’Europe rechigne à faire la guerre.

L’Iran d’aujourd’hui est comme l’Union Soviétique de la fin des années 1980. Une société décadente (dans le sens noble du terme) issue d’une révolution populaire, et dont la mélancolie traduit la profonde désillusion de la fin d’une époque. Cela ne fait aucun doute : l’Iran va basculer vers une société ouverte et démocratique, si la guerre est tenue à l’écart.
Car Téhéran Tabou, comme tout ce qui touche à l’Iran, est un précieux indice de l’injustice de cette guerre qui se prépare. C’est à ce peuple sensible et urbain, dialecticien et mélancolique, cynique et rusé que l’odieuse alliance entre l’imbécilité états-unienne, le messianisme d’extrême-droite israélien et le suprématisme saoudien, a déclaré la guerre. C’est contre les modérés au pouvoir dont le bon sens resplendit face à l’idiotie du président Trump, qu’ils s’apprêtent à lancer leur machine infernale.

Dans la guerre qui risque d’opposer bientôt le peuple de Téhéran (une république envoie ses enfants se battre) à l’odieuse alliance (l’empire emploie des mercenaires et des automates) mieux vaut choisir dès à présent son camp. Tous les éléments pour choisir sont déjà réunis.