A Zurich la Manifesta questionne, sans bousculer l’ordre des choses

 

Mike Bouchet, "The Zürich Load"  (© Camilo Brau, 2016)
Mike Bouchet, “The Zürich Load”
(© Camilo Brau, 2016)

 

À ceux qui ont connu d’autres sessions de la Manifesta, celle qui se tient cet été à Zurich risque de paraître moins audacieuse. Dans sa déclinaison zurichoise, la biennale européenne d’art contemporain reconduit des gestes et des attitudes que l’on peut retrouver dans n’importe quel musée du monde globalisé de l’art contemporain. Pourtant le thème retenu – « What people do for money » – préfigurait des thématiques et des postures plus sociales et plus réflexives.

Si la Manifesta reste ouverte à des propositions radicales et critiques, elle ne semble pas saisir les paradoxes de la société zurichoise, écartelée entre le passé prestigieux de ville ouvrière qui a pu donner DADA et un présent dont la prospérité et la cherté de l’immobilier conditionnent les pratiques artistiques. Dans un des nombreux sites qu’elle occupe dans la ville, une ancienne distillerie reconvertie en fondation d’art Migros, la Manifesta coexiste avec des galeries commerciales, sans que cela ne soulève le moindre questionnement.

Une des rares exceptions à cette bienséance est un film de soixante minutes d’Armin Linke projeté dans des conditions exécrables et une pièce pour le moins surprenante de Mike Bouchet : dans une des salles d’exposition isolée par des portes hermétiques, 80 tonnes de merde tassée sèchent et asphyxient quiconque ose franchir le seuil. Cette boue extraite d’une usine de traitement dégage une odeur acre, difficilement supportable et cela malgré un dispositif d’aération industriel des plus performants.

Avec Merde d’artiste, Manzoni a marqué son époque en mettant sa crotte en conserve. Ce faisant, il dénonçait la commercialisation de l’art et l’aptitude du système à transformer en marchandise tout ce qui essaye d’y échapper. Se disant que probablement le geste de Manzoni n’avait servi à rien, Bouchet choisit d’étaler la production journalière d’une ville de 400 000 habitants. La merdre de Zurich proprement disposée en rectangles, prête à être contemplée, humée, admirée !

Y a t-il un amateur dans la salle ? Imaginons l’audace du collectionneur qui osera acquérir cette pièce difficile, ou encore la polémique entre conservateurs sur la nécessité de renouveler ou pas l’opération si la boue en séchant devait cesser d’empester. Vont-ils privilégier le geste dans ce qu’il a d’intenable ou au contraire sacraliser les reliques de ce premier étalement mythique ? Nous sommes bien sur cette frontière que les artistes espèrent irrécupérable, mais que le milieu parviendra certainement à récupérer. Malgré sa surprenante incongruité, ce geste provocateur ne parvient pas à secouer la Manifesta de son engourdissement d’esthète. Au même étage, à quelques mètres des 80 tonnes de caca, on déguste ses tapas dans le restaurant de l’exposition.

 

photo: Armin Linke
photo: Armin Linke

La deuxième pièce qui rompt avec la bienséance ambiante est un film d’Armin Linke, le célèbre photographe et documentariste. Alpi est une tentative plutôt réussie de raconter le paysage alpin et les paradoxes qui le constituent dans l’imaginaire collectif. De Dubaï à la Jungfrau, de Bombai à Lucerne, Linke saisit l’irréalité de certains site emblématiques. Il scrute, sans le moindre commentaire l’imaginaire collectif et ses impératifs, l’obsession sécuritaire, la culture du contrôle et la forclusion comme autant de symptômes d’un territoire en porte à faux avec le mythe alpin de la liberté et de la pureté. Se déplaçant en électron libre dans les quatre pays qui se partagent le massif Alpin, Linke constitue une radiographie critique et perspicace. Le mérite de ce travail reste d’avoir su jeter sans complaisance un regard critique sur la société qui accueille la 11e Manifesta.

 

 

 

La révolution des couleurs à Skopje s’attaque aux monuments grandiloquents du gouvernement nationaliste.

L'arc de triomphe construit en 2011, coloré par les manifestants. Photo: Vanco Dzambaski
L’arc de triomphe construit en 2011, coloré par les manifestants.
Photo: Vanco Dzambaski

En mai 2016, la revue Tracés consacrait un dossier à l’héritage moderniste de la capitale macédonienne Skopje, ainsi qu’au surprenant projet d’antiquisation dont elle fait l’objet. Depuis quelques années, la petite république du sud de l’Europe s’est engagée dans un ambitieux et contestable chantier d’édification de monuments à la gloire du passé.

Le récent mouvement contre la corruption parlementaire qui semble prendre des allures de soulèvement populaire, s’attaque tout particulièrement à ces symboles flamboyants du régime. Supposés faire le lien avec un passé glorieux, ils sont perçus, de plus en plus, comme les emblèmes d’une gouvernance corrompue.

Le néobaroque macédonien : une réaction à l’hostilité grecque.

La dissolution de la Yougoslavie, la menace de la propagation du conflit et l’hostilité des voisins grecs, ont conditionné tant l’évolution du pays vers l’indépendance qu’une nouvelle stratégie de développement pour Skopje. Au début des années 2000 la ville va renier son héritage moderniste au profit d’un désastreux projet d’embellissement, teinté de nationalisme et de grandiloquence.
Le nouveau pays en quête de reconnaissance, menacé par l’isolement économique et les clivages ethniques qui ravagent ses voisins, va devoir affronter une réaction supplémentaire, pour le moins inhabituelle. Les Grecs leur contestent l’usage du nom et des symboles issus de l’héritage de la Macédoine antique. Ils considèrent que cet héritage leur appartient et se montrent peu disposés à le partager avec leurs voisins slaves arrivés dans les Balkans au 6e siècle apr. J.-C. En 1992, les Grecs se lancent dans une campagne internationale de contestation de la légitimité du nouvel Etat et bloquent la reconnaissance internationale de l’ancienne province yougoslave de Macédoine. Aujourd’hui encore, la dénomination officielle du pays à l’ONU, FYROM (pour Former Yougoslav Republic of Macedonia), est provisoire.
Cette polémique, née dans les milieux de la frange droitière du principal parti conservateur grec, pourrait être à l’origine de l’évolution de Skopje ces dix dernières années. Les Macédoniens vont répliquer à cette campagne de dénigrement par une gesticulation en marbre : une surenchère historiciste faite de statuaire géante et de nationalisme exacerbé.
En 2010, est lancé un vaste projet d’antiquisation visant à « rétablir la splendeur perdue » de la capitale macédonienne. On construit à tour de bras sculptures monumentales, arcs de triomphe et ponts, le tout dans un style néo-baroque très gratiné. Les Macédoniens n’ont pas le monopole de cette turbo architecture générique faite de dorures et de bardage en faux marbre, mais ils peuvent se targuer d’en avoir fait beaucoup en peu de temps. Le décor de la grandeur classicisante est moins monumental qu’à Astana, au Kazakhstan, faute de moyens. Il est pourtant très efficace dans sa façon de défigurer les berges du Vardar.

Skopje, un modèle d’urbanisme réussi.

Pourtant, l’identité urbaine de Skopje, repensée par Kenzo Tange après le tremblement de terre de 1963, mêlait assez pertinemment le passé ottoman multiconfessionnel à l’humanisme collectiviste yougoslave. La transition des ruelles de la vieille ville aux rues couvertes ou surélevées du centre commercial avait fait l’objet d’une attention particulière. La dernière couche apposée à la hâte semble nier ce travail d’ajustement qui incarnait pourtant la véritable identité historique de la ville. Elle lui substitue un décor dont l’artificialité ne cesse de rappeler le caractère fallacieux.

Un peuple, malgré tout

La colère des manifestants ne pouvait trouver support d’expression plus adéquat que la blancheur fallacieuse des palais en plâtre du président Gruevski. Elle semble ainsi contester la signification que le régime a voulu faire porter à ces monuments.
Le saccage du décor pourrait finalement accomplir ce que le décor avait échoué à représenter. Le caractère massif des manifestations et l’adhésion populaire dont elles témoignent ne sont-elles pas la plus belle façon de faire consister le peuple macédonien ?
Le président Gruevski devrait se consoler de ce retournement. Peut-être que pour la première fois depuis la dissolution yougoslave, les habitants de Skopje agissent comme un peuple uni.
Finalement, cette révolte pourrait être l’acte fondateur du sentiment de cohésion nationale, tant recherché par les nationalistes. Dans tous les cas, ce ne sera pas la première fois qu’un soulèvement fonde symboliquement un peuple européen.