Interdire le foulard à l’école? Le bal des hypocrites

Le foulard islamique ne m’est pas sympathique. Il me rappelle le voile en dentelle que ma mère et moi devions revêtir pour aller à la messe dans la paroisse romaine de San Sebastiano, dans les années 1960. Noir pour les dames et blanc pour les petites filles. Puis nous avons renoncé à y aller, et je ne sais pas jusqu’à quand cet usage a perduré.

L’injonction faite aux femmes, et à elles seules, de se couvrir la tête, marque leur différence de statut théologique et social par rapport aux hommes, qu’on l’appelle benoîtement complémentarité ou plus crûment subordination. Les femmes musulmanes occidentales qui choisissent aujourd’hui d’obéir à cette injonction attribuent à l’accessoire en question toute sortes de significations qui n’auraient rien à voir avec la domination masculine : c’est un moyen de manifester sa foi, de revendiquer une identité, voire d’inventer une mode… Mais malheureusement toutes ces significations hautement respectables s’inscrivent dans une tradition patriarcale (précédente à l’islam, du reste), où la moitié masculine de l’humanité s’est arrogé le droit de dire à l’autre moitié : vous, vous n’êtes pas comme «nous», vous devez adopter un comportement spécial et recevoir un traitement spécial.

S’agissant de l’école, il est vrai qu’il est navrant que ce marqueur d’altérité par rapport au sexe de référence puisse être visible dans un lieu où les jeunes esprits se forment. Seulement, s’il fallait supprimer de force le patriarcat de l’espace commun, notre bonne société libérale suisse ne serait plus qu’un champ de ruines. Il faudrait, par exemple, édicter une loi selon laquelle les employeurs, sous peine de prison ou d’amende salée, n’auraient pas le droit d’engager les pères d’enfants de moins de 16 ans à plus de 70% ; il faudrait confisquer manu militari la camionnette de cette entreprise de sanitaire ornée de quatre jeunes femmes à poil sous une douche ; il faudrait envoyer en camp de rééducation les hommes qui s’avèrent coupables de propos ou de gestes sexistes pénalement non punissables entre les quatre murs de leur foyer. Visions d’horreur. Mais regardons les choses en face : une société qui fonde sans états d’âme sa prospérité économique sur une répartition plus qu’inéquitable des tâches non rémunérées et qui s’accommode tacitement des multiples manifestations du sexisme ordinaire n’a pas vraiment d’arguments pour interdire le port à l’école d’un bout de tissu qui symbolise l’infériorité des femmes. Parce que le foulard dit tout haut ce que cette société tolère tout bas.

L’égalité entre hommes et femmes est une «valeur suisse » sur le papier, mais c’est aussi un mantra hypocritement ressassé par nos machistes locaux pour disqualifier le machisme des autres. Parce que ce sont en grande partie les mêmes, ceux qui veulent dévoiler les musulmanes et ceux qui refusent des mesures contraignantes pour l’égalité des salaires ou la création d’un congé paternité ; ou qui, pour certains d’entre eux, déclarent vouloir protéger «nos femmes». Il est hors de question qu’on les punisse pour leurs opinions ou pour leurs choix politiques, parfois implicitement contraires à l’application de la Constitution ; mais alors, soyons démocrates et libérales, libéraux, jusqu’au bout, et laissons les filles musulmanes qui le souhaitent aller à l’école avec sur la tête le signe de leur sujétion consentie.

C’est quoi, au juste, une écrivaine engagée?

Ou un écrivain, bien sûr. L’appellation DOC «écrivain engagé» ayant été réservée jusqu’à une époque récente aux personnes de sexe masculin, je décrète que, dans le titre de ce post, c’est le féminin qui représente l’universel. Mais revenons à nos brebis.

En prélude à sa venue au Salon du Livre de Genève, Christiane Taubira a donné au Temps une magnifique interview (LT du 23 avril). L’ex-ministre française de la Justice y parle notamment de la force politique de la littérature. Les romans et la poésie ont toujours nourri sa pensée et son action au même titre que les livres d’idées.

Par une association d’idées moins incongrue qu’il n’y paraît, j’ai repensé aux propos de Stéphane Blok, poète et musicien vaudois, futur co-librettiste de la prochaine Fête des Vignerons, lors d’une récente rencontre littéraire à Lausanne. Un participant l’a interpellé sur les idéaux qu’il voulait défendre dans ses textes (peut-être le respect de la nature, si important dans la culture de la vigne ?), mais Stéphane Blok a répondu, en gros, qu’il ne buvait pas de ce vin-là. Je n’ai pas noté les termes exacts qu’il a utilisés, mais le sens en était qu’il n’écrivait pas pour défendre une cause ou pour transmettre un quelconque message. L’apport de la littérature à la société, s’il y en a un, c’est celui de sa puissance artistique propre (là, j’interprète, en espérant ne pas trop trahir la pensée de celui qui s’exprimait).

Depuis que l’UDC, et en particulier son aile dure, a accru son influence sur la vie politique suisse, la question de «l’engagement» hante à nouveau les milieux littéraires. L’AdS (Autrices et Auteurs de Suisse, l’association professionnelle des écrivain.e.s) a officiellement appelé à refuser l’initiative «de mise en œuvre» sur laquelle nous avons voté en février. Je doute que cette prise de position ait beaucoup influencé le résultat du scrutin. En revanche, le réseau «Art et politique», qui rassemble des artistes, surtout dans le champ littéraire, «souhaitant s’engager davantage, par des actions communes, sur des thèmes politiques, en utilisant leur art pour prendre la parole», a peut-être apporté une petite contribution au sursaut de la société civile dont on a tant parlé à l’occasion de cette votation.

Tout ça, c’est très bien, mais l’ouverture, aujourd’hui, du foisonnant Salon du Livre est une occasion pour rappeler que l’engagement, en littérature, est quand même une affaire d’esthétique avant d’être une affaire de thèmes. Les livres qui nous donnent le plus l’envie de changer le monde, ce ne sont pas nécessairement ceux dont le contenu «politique» est surligné au marqueur fluo, ce sont bien souvent ceux qui parlent de tout autre chose, de «l’odeur du pain à l’aube» (extrait d’un poème de Mahmoud Darwich cher à Christiane Taubira), ou juste d’un homme qui regarde par la fenêtre (comme dans un texte co-signé par Stéphane Blok et Julien Burri qui a été lu l’autre soir). Des livres qui, de par l’engagement de leur auteur.e dans le maniement spécifiquement littéraire du langage, font bouger les lignes, toutes les lignes, dans notre conscience, sans qu’il ou elle l’ait volontairement programmé. Tiens, au moment de cliquer sur «publier», je tombe sur une une phrase de Philippe Djian interviewé par Le Courrier (27.4): «C’est à travers la langue et le style que les gens changent et s’ouvrent.»

 

Tout travail mérite salaire, le mythe du siècle (dernier)

L’initiative «Pour un revenu de base inconditionnel» sera très probablement écrabouillée le 5 juin prochain en votation populaire. Pour des raisons financières – le conseiller fédéral Alain Berset estime à 25 milliards de francs le surcoût par rapport au système actuel d’assurances sociales, et si ce calcul est juste il y a bien sûr de quoi frémir. Mais aussi pour des raisons idéologiques, et là, ce qui devrait faire frémir, mais malheureusement ne semble pas faire frémir grand monde, c’est l’interprétation persistante des rapports économiques en vigueur dans notre société à travers la grille d’une pensée mythologique qui n’a aucun rapport avec la réalité.

Le mythe dit : tout travail mérite salaire (et tout salaire mérite travail, ça, c’est une astucieuse adjonction récemment inventée par un éditorialiste du Temps). Or, une très grande partie, peut-être la plus grande partie, du travail effectué dans notre société ne donne accès à aucun salaire. Je pense, bien sûr, tout d’abord, au travail dit «de reproduction», par quoi il ne faut pas entendre la fabrication biologique des bébés, mais bien toutes les activités qui permettent à la vie de continuer et de rester humaine : éducation des enfants, ménage, courses et préparation des repas familiaux, visites et soins aux proches malades et âgés, tâches administratives privées etc. Longtemps dévolu uniquement aux femmes, le travail «de reproduction» est aujourd’hui assumé en partie aussi par les hommes (par certains hommes). Quoi qu’il en soit, il reste à la fois non rémunéré et indispensable à la survie de la société.

Mais ce n’est pas tout. Tout le secteur de la vie associative, si florissante dans notre pays, et si fondamentale pour notre santé citoyenne, est placé à l’enseigne de la gratuité. Idem pour le militantisme politique de base, qui assure la circulation des idées et stimule l’envie d’améliorer le monde. Idem pour une large part de l’activité artistique, qui introduit dans nos existences la dimension du symbolique et les empêche de s’engluer dans leur pure littéralité. Idem évidemment pour le bénévolat, cet irremplaçable lubrifiant social. Idem pour l’énorme masse de contributions intellectuelles de qualité (parmi, il est vrai, une tout aussi énorme masse d’imbécillités) que leur productrices et producteurs offrent désormais en libre accès sur Internet sans en retirer un centime, comme par exemple les notices de Wikipedia.

L’indissociabilité du travail et du salaire a toujours été un mythe confortable utilisé pour faire fonctionner les sociétés modernes en cachant l’injustice sous le tapis – on ne peut plus l’ignorer aujourd’hui à la lumière des travaux des théoriciennes féministes contemporaines sur la notion de care (le soin d’autrui). De plus, il s’avère désormais ridiculement inadéquat pour l’organisation de l’économie 4.0, sujet largement traité ces jours dans les médias. Il faut le dire (pardon, Jean Ziegler, pour le pastiche), le mythe est en train de tomber en morceaux sous nos yeux ; mais personne n’a envie de tirer les conséquences politiques de cette casse, et alors on regarde ailleurs.

Est-ce à dire que tout ce travail fourni gratuitement devrait être rémunéré ? Bien sûr que non ! Pas parce que, bien souvent, il procure du plaisir à celles et ceux qui l’exécutent : les avocats d’affaires doivent éprouver aussi du plaisir à exécuter leurs lucratives jongleries panaméennes. Mais parce qu’il produit du lien social, de la culture, de l’amour, de l’imaginaire, du savoir, c’est-à-dire des biens par définition non quantifiables. Par contre, une reconnaissance financière inconditionnelle, c’est-à-dire dissociée de l’impossible tarification de ces prestations d’ores et déjà fournies par des millions de gens en Suisse, pourrait être un moyen de rétablir la justice et, qui sait, d’assainir en profondeur des rapports économiques largement distordus. L’initiative sur laquelle nous allons voter a certainement des défauts, mais son principe a tout son avenir devant lui.