C’est quoi, au juste, une écrivaine engagée?

Ou un écrivain, bien sûr. L’appellation DOC «écrivain engagé» ayant été réservée jusqu’à une époque récente aux personnes de sexe masculin, je décrète que, dans le titre de ce post, c’est le féminin qui représente l’universel. Mais revenons à nos brebis.

En prélude à sa venue au Salon du Livre de Genève, Christiane Taubira a donné au Temps une magnifique interview (LT du 23 avril). L’ex-ministre française de la Justice y parle notamment de la force politique de la littérature. Les romans et la poésie ont toujours nourri sa pensée et son action au même titre que les livres d’idées.

Par une association d’idées moins incongrue qu’il n’y paraît, j’ai repensé aux propos de Stéphane Blok, poète et musicien vaudois, futur co-librettiste de la prochaine Fête des Vignerons, lors d’une récente rencontre littéraire à Lausanne. Un participant l’a interpellé sur les idéaux qu’il voulait défendre dans ses textes (peut-être le respect de la nature, si important dans la culture de la vigne ?), mais Stéphane Blok a répondu, en gros, qu’il ne buvait pas de ce vin-là. Je n’ai pas noté les termes exacts qu’il a utilisés, mais le sens en était qu’il n’écrivait pas pour défendre une cause ou pour transmettre un quelconque message. L’apport de la littérature à la société, s’il y en a un, c’est celui de sa puissance artistique propre (là, j’interprète, en espérant ne pas trop trahir la pensée de celui qui s’exprimait).

Depuis que l’UDC, et en particulier son aile dure, a accru son influence sur la vie politique suisse, la question de «l’engagement» hante à nouveau les milieux littéraires. L’AdS (Autrices et Auteurs de Suisse, l’association professionnelle des écrivain.e.s) a officiellement appelé à refuser l’initiative «de mise en œuvre» sur laquelle nous avons voté en février. Je doute que cette prise de position ait beaucoup influencé le résultat du scrutin. En revanche, le réseau «Art et politique», qui rassemble des artistes, surtout dans le champ littéraire, «souhaitant s’engager davantage, par des actions communes, sur des thèmes politiques, en utilisant leur art pour prendre la parole», a peut-être apporté une petite contribution au sursaut de la société civile dont on a tant parlé à l’occasion de cette votation.

Tout ça, c’est très bien, mais l’ouverture, aujourd’hui, du foisonnant Salon du Livre est une occasion pour rappeler que l’engagement, en littérature, est quand même une affaire d’esthétique avant d’être une affaire de thèmes. Les livres qui nous donnent le plus l’envie de changer le monde, ce ne sont pas nécessairement ceux dont le contenu «politique» est surligné au marqueur fluo, ce sont bien souvent ceux qui parlent de tout autre chose, de «l’odeur du pain à l’aube» (extrait d’un poème de Mahmoud Darwich cher à Christiane Taubira), ou juste d’un homme qui regarde par la fenêtre (comme dans un texte co-signé par Stéphane Blok et Julien Burri qui a été lu l’autre soir). Des livres qui, de par l’engagement de leur auteur.e dans le maniement spécifiquement littéraire du langage, font bouger les lignes, toutes les lignes, dans notre conscience, sans qu’il ou elle l’ait volontairement programmé. Tiens, au moment de cliquer sur «publier», je tombe sur une une phrase de Philippe Djian interviewé par Le Courrier (27.4): «C’est à travers la langue et le style que les gens changent et s’ouvrent.»

 

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.