La poire d’angoisse

Le port généralisé du masque m’horripile. Attendez, je n’ai rien de commun avec les complotistes et je n’incite personne à la désobéissance civile. Je me plie quant à moi scrupuleusement à la règle et j’approuve l’immense majorité de la population qui en fait autant. Ce qui m’horripile, ce n’est pas le diktat sanitaire, que je considère justifié, c’est la vision physique de mes congénères (et de moi-même) amputés des deux tiers de leur visage dans l’espace public.

Il y a la perte d’une dimension basique de la vie sociale, celle de la reconnaissance, dans les différents sens du terme, d’autrui par moi et de moi par autrui. Mais il y a encore pire, je m’en suis rendu compte tout récemment en renouant avec le plaisir d’assister (dans le cadre d’un festival à la montagne), après une longue abstinence forcée, à quelques spectacles d’arts vivants, en compagnie d’autres vivants.

Dans un car postal, on rêvasse en contemplant le paysage, au supermarché on se concentre sur la liste des courses, les autres sont juste un décor. Mais là, dans une salle ayant pour fonction de favoriser la communion (malgré la distance d’un mètre entre les sièges), les autres font partie de l’essentiel : et plus je regardais les gens qui m’entouraient, en attendant l’arrivée sur scène des artistes, plus mon malaise croissait jusqu’à devenir répulsion. Evidemment, pas à l’égard de mes sœurs et frères humains, mais à l’égard ce que la pandémie a fait d’elles, d’eux, de nous.

Le masque sanitaire est, symboliquement, un bâillon. Il couvre, en plus du nez, la partie de la face qui sert à protester, à exprimer des opinions, à échanger sur les choses du monde. Je dis bien symboliquement, il est vrai qu’on arrive quand même, de là-derrière, en parlant un peu fort, à tenir de brèves conversations factuelles. Rien à voir avec la mythique poire d’angoisse, cet épouvantable instrument de torture qui, fourré dans la bouche du supplicié, l’empêchait d’articuler le moindre son si ce n’est au prix d’atroces souffrances.

Pourtant, je l’avoue, un peu d’angoisse est là, à l’idée que l’humanité pourrait devoir s’habituer, par-delà les circonstances présentes, au port permanent de cet accessoire déshumanisant.

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.

3 réponses à “La poire d’angoisse

  1. Quand le cauchemar devient simple angoisse
    La devise du Québec est « Je me souviens ». Moi aussi, je me souviens. D’un “Imaginaire” intitulé “Le masque et le niqab”. Dont la conclusion se lisait : « Je parle d’un cauchemar où nous nous contraindrions nous-mêmes à vivre en permanence sous notre petit niqab blanc portatif, renonçant à la liberté de respirer sans entraves et de communiquer avec les autres face à face. »
    Et voilà que, dans la livraison du 9 août, Silvia Ricci avoue : « Un peu d’angoisse est là, à l’idée que l’humanité pourrait devoir s’habituer, par-delà les circonstances présentes, au port permanent de cet accessoire déshumanisant. »
    Au début, le cauchemar ; à la fin « un peu d’angoisse ». L’habitude est-elle déjà prise ?

    1. Finement observé, ce qui avait en février le statut de cauchemar (quelque chose dont on se réveille) est devenu en août une réalité (dont on ne se réveille pas) qui semble devoir se prolonger… L’habitude est prise, ce qui peut encore être évité, c’est qu’elle se transforme en normalité.

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